Il déstabilise les habitudes, mais prend aussi le temps de s’installer jusqu’à passer pour une nouvelle habitude. L’insolite mérite qu’on s’y arrête un peu longuement, afin d’en dépouiller la note de fantaisie.

Place Saint-Germain, un artiste canadien a déposé une fontaine tectonique. Les passants ont fini par s’habituer. Un autre artiste, Michel Fraile, a déposé un jour, sortant de ladite fontaine, un crocodile, et pris la photo qui s’imposait. La nouvelle œuvre s’intitule : Crocodile de Saint-Germain des marécages. Par ce geste, il a obligé notre regard à embrasser l’insolite. Il a ensauvagé la fontaine pour nous sauver de l’apprivoisement dans laquelle elle était tombée. Un apprivoisement qui se révélait soudain un appauvrissement.

Tel est l’insolite qui bouleverse les conditions de la réception des œuvres, quand il n’a pas aussi des fonctions en dehors du champ de l’art. Ce numéro de revue nous le rappelle constamment   . Insolite, vient du latin insolitus, participe de solere : avoir coutume de, être habituel. Le préfixe, in, désigne son caractère de rupture. L’insolite se définit donc comme ce qui n’est pas d’usage. Mais comme le fait remarquer un des auteurs des articles de ce volume, l’insolite a besoin d’être bordé par le coutumier, l’un étant le repoussoir de l’autre et réciproquement.

Certes, l’insolite a eu longtemps des connotations négatives. Le trouble qu’il apporte à une situation quelconque était mis au compte du parasitisme. Il a par conséquent été relégué au rang de bruit, de tache, de miasme, de “chose bizarre” qui s’attarde là ou ailleurs, qui demeure supportable, mais d’une certaine manière offusque les yeux par un aspect peu engageant, en tout cas ne correspondant à rien de ce qui l’entoure.

À cet égard, il faut le remarquer, l’insolite n’a rien de spectaculaire. Sa présence incongrue et intruse met évidemment mal à l’aise, mais ne pousse guère à la dramatisation. Cette présence peut cependant réveiller une violence en soulevant la colère de celui qui est dérangé. Mais, de ce fait, l’insolite n’est pas nécessairement du côté du laid. S’il réclame la confrontation avec l’habituel, s’il dérange, il ne rentre pas tout à fait dans les catégories traditionnelles.

Au demeurant, au nombre des catégories passant pour facteur esthétique, mais tombées en désuétude, à côté du naïf (Hume, Schiller), du raffinement ou de la surprise, il y a l’insolite. Leur dissolution historique est d’ailleurs moins une énigme que la volonté d’en restaurer quelques-unes de nos jours. Toutefois, l’intérêt de ce numéro, d’une revue d’esthétique de grande réputation, est de ne pas choisir la voie normative pour tenter de rendre du corps à l’insolite. Disons que les auteurs tentent de tirer de l’examen de cas artistiques particuliers (Michel Fraile, Nicolas Moulin, Agnès Dahan, Anaïs Verspan) une règle pour mieux comprendre l’art contemporain. Et, à cette occasion, ils – René Passeron, Marx Jimenez, Dominique Chateau, Bernard Lafargue, Dominique Berthet, et d’autres encore – rencontrent bien l’inaccoutumé, qui peut être vécu, nous l’avons dit, comme désagréable.

Une des principales causes des plaisirs esthétiques, lorsqu’on perçoit de l’insolite, c’est le rapport entre l’imprévu et l’insolite. Mais l’un n’est pas l’autre, démontre à juste titre Marc Jimenez. L’imprévisible et l’imprévu peuvent recevoir d’autres qualifications que celles de l’insolite et l’insolite n’est pas nécessairement lié à l’instantanéité du phénomène. Au vrai, l’insolite, encore une fois, ne détermine aucunement une quelconque qualité ou valeur artistique de l’objet. C’est bien du point de vue du spectateur que l’insolite suscite au minimum de l’étonnement en raison de la présence d’une perturbation qu’il engendre.


Il reste à se demander quel rôle il est possible de lui faire jouer. En fera-t-on une catégorie littéraire (Dominique Chateau), ayant partie lié avec l’idée d’un seuil et d’une lutte entre deux mondes (à propos de La Métamorphose de Franz Kafka) ? Préférera-t-on en faire une catégorie historique (Marc Jimenez), mais sans la réserver à une phase particulière de l’histoire de l’art, l’art moderne et contemporain n’ayant pas le monopole de l’insolite ? Ou, choisira-t-on de la cantonner à une figure de la réception ?

D’exploration en exploration, ce volume de la revue Recherches en esthétique, brosse un tableau assez intéressant de l’usage que l’on peut faire de cette catégorie. Deux articles consacrés à l’architecture ouvrent des portes dans ce domaine. L’un s’attache à Franck Owen Gehry, l’architecte du musée de Bilbao. Son architecture est sans aucun doute insolite par rapport à l’architecture hégémonique du XXe siècle et par rapport à la tradition architecturale. L’autre article est centré sur l’insolite dans l’architecture de Coop Himmelblau, ce groupe d’architectes viennois, ayant émergé dans les années 1970, en se manifestant par une démarche atypique (coopérative de constructeur, projets spatiaux, dérision vis-à-vis des mégastructures). Les lecteurs seront sans doute moins comblés par la définition de l’insolite qui ressort de ces deux articles que par les renseignements qu’ils pourront en tirer et la connaissance précise de ces tendances architecturales.

Plus caractéristique, probablement, se trouve être l’article consacré à l’artiste Nicolas Moulin. Son œuvre Viderparis peut sembler, en effet, à beaucoup insolite. À partir de vues des rues ou monuments de la ville, l’artiste bouche des perspectives, supprime des points de passage, fait disparaître l’humain de l’espace des rues et avec lui le mobilier urbain. Il fait “main basse sur la ville” de Paris. Il mure, il obture, il scelle, et interdit la moindre fuite. Il nous met sous les yeux une ville étanche aussi bien que muette. L’article, par ailleurs, nous rappelle que ce “gommage” de Paris a toute une histoire, dont un vers nous est parvenu et qui est expliqué dans une note : “Le mur murant Paris rend Paris murmurant” (question de mur bâti qui a suscité la révolte des parisiens).

Pour terminer, Fayza Benzina rappelle qu’on définit l’insolite par l’irruption d’un événement qui déconcerte, déroute, et ce, en raison de son caractère inaccoutumé, contraire à l’usage et aux habitudes. Elle cite, à ce propos, Martin Heidegger : “Ce qui nous paraît naturel n’est vraisemblablement que l’habituel d’une longue habitude qui a oublié l’inhabituel dont il a jailli” (Chemin qui ne mènent nulle part). En un mot, ce volume est à lire. Comme toute revue de qualité, il laisse son lecteur tracer sa route dans les propos présentés