On connaissait le courant littéraire et politique de "négritude", fondé au milieu du XXe siècle par un groupe d’écrivains et poètes emmenés par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor. Dans leur combat contre le colonialisme, ils définissaient la négritude comme "la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture". Notre destin de Noir… Fatalité sociale, culturelle, biologique ? Pour ces auteurs, on naît et on reste noir… Toujours… Dans les yeux des autres (la domination) ou pour soi-même (la fierté, l’affirmation) – ce que Goffman a appelé le retournement du stigmate.
    
Intitulé La négrophobie, l’ouvrage de Boubacar Boris Diop, Odile Tobner et François-Xavier Verschave, publié en 2005, se veut une réponse à ceux qu’ils nomment les "négrologues" parmi les hommes politiques, les intellectuels et les journalistes, autrement dit les "impérialistes" et "néocolonialistes" qui recourraient à l’"afro-pessimisme" pour dénigrer le continent noir et ses habitants, censés être trop arriérés pour se développer et s’enrichir. C’est à notre connaissance la première fois que le mot "négrophobie" était employé dans l’espace public français.

Dans les textes et manifestes d’associations comme les Indigènes de la République, la "négrophobie" a aujourd’hui vocation à compléter le terme complexe et controversé d’"islamophobie". Apparu ou du moins popularisé à la charnière des années 1980 et 1990, ce néologisme évoque un peu confusément les préjugés et les discriminations contre les musulmans et, par extension, les Arabes et les Maghrébins - ou ceux qui sont vus comme tels.

On se reconnaît ou on est désigné (par l’institution ou par autrui) comme noir en raison de sa couleur de peau. Cela ne va pas, bien sûr, sans représentations, sans imaginaires, sans croyances ; les sociologues du racisme l’ont très bien montré. L’historien Pap N’Diaye, dans son livre La condition noire, paru en 2007, insiste sur le fait qu’être noir, c’est une construction sociale et non pas une donnée biologique. La "race noire" existe dans les mentalités et les discriminations, pas dans la nature. Et n’en déplaise à certains auteurs comme Walter Benn Michaels, l’oppression socio-économique est orthogonale au racisme quotidien et dans ses formes pratiques : loin d’être concurrents, ils se complètent et s’alimentent.
Pour P. N’Diaye, il y a les identités noires choisies et les identités noires subies ou "prescrites", même si bien sûr la frontière ente les deux est, comme le dit en science politique, poreuse. "C’est l’antisémitisme qui fait le juif", écrivait Sartre. On pourrait dire, en le paraphrasant, que c’est le racisme (ou la "négrophobie") qui fait le Noir. En cela, il n’y aurait pas, en France, toujours selon P. N’Diaye, de "communauté noire", mais une "minorité noire" stigmatisée.
Autre élément de son ouvrage : la notion de "colorisme", autrement dit l’existence de hiérarchies sociales entre les Noirs, instaurées à l’époque de l’esclavage, selon le degré de mélanine dans leur peau, et qui auraient perduré depuis… Plus on est "foncé", plus on risque d’être en bas de l’échelle sociale, et inversement.

Mais revenons-en à la "négrophobie"… Les Noirs sont-ils nécessairement des "nègres" ? Non. Ce dernier terme est avant tout militant. Il comporte un aspect politique, qui s’est inversé avec le temps : employé autrefois par les esclavagistes pour stigmatiser les esclaves – et en faire l’incarnation de l’altérité absolue, de l’infériorité suprême, au point que les Européens s’étaient octroyé un droit de vie et de mort sur eux -, il est désormais endossé (sauf rares exceptions comme Jean-Paul Guerlain) par ceux qui, parce qu’ils sont des descendants d’esclaves ou se sentent particulièrement concernés par cet épisode de l’histoire, souhaitent dénoncer la traite des Noirs, la colonisation, le post-colonialisme et le racisme. Or le mot peut être déconnecté de la couleur de peau : un Blanc peut tout à fait se dire et se sentir "nègre" par solidarité ou conscience politique. Postérité de la négritude…

Une toute récente édition américaine de Tom Sawyer a systématiquement remplacé le terme "nigger" par celui de "slave", dénaturant grandement la portée politique du roman de Mark Twain.
L’euphémisation du vocabulaire obéit au politiquement correct mais aussi - du moins peut-on en faire l’hypothèse - à un souci d’oubli ou d’occultation d’un passé douloureux. C’est pour cette raison que le néologisme "négrophobie" est présent depuis peu dans la bouche, sous la plume ou sur les T shirts de militants, comme par exemple lors de la manifestation organisée par des associations anti-racistes devant le siège de Guerlain, le 18 octobre dernier.
La "négrophobie", c’est la peur, la haine, le rejet d’individus considérés comme les plus inférieurs qui soient. C’est le racisme dans son acception philosophique littérale : celui qui consiste à reprocher à l’Autre sa naissance, son corps, autrement dit la seule chose sur laquelle il n’a aucune prise.

Le culturel n’a pas remplacé le politique. Le culturel est politique. C’est même le défi actuel des démocraties libérales. Dès lors, dénoncer la "négrophobie" va-t-il nourrir le débat, le renouveler ou simplement le reformuler ?