Max Milner rend à Jean de la Croix l'intérêt qui lui est dû : poésie et humanisme sont les maîtres mots de sa poésie.

Dans la nuit bienheureuse,
en secret, car nul ne me voyait,
moi, je ne regardais rien non plus,
sans autre guide ni lumière
qui celle dans le cœur brûlait.  

Jean de la Croix est l’un des écrivains les plus mystérieux de son temps, non parce qu’il a laissé une œuvre qui ne nous permet pas vraiment de le connaître, mais plus par son écriture si novatrice et si limpide. Dans sa préface à l’ouvrage de Max Milner, Jean Baruzi, grand traducteur de l’œuvre du saint s’efforce de rendre compte des différentes facettes du poète : la rigueur dans l’étude des mots – exercice intellectuel s’il en est – se mêle inextricablement à l’espagnol vivant et à la contemplation de la nature. Ce paysage absolu, lieu de toutes les expériences mystiques s’épure tant et si bien que le poète construit une contemplation esthétique. Les premières traductions effectuées par Paul Valéry ont bien permis de rendre ces dimensions esthétiques même si la langue d’arrivée est le français. Ainsi, Max Milner développe ces différents aspects au travers de cinq chapitres qui éludent tour à tour le problème biographique – comment reconstituer la vie d’un saint alors qu’il s’est lui-même évertué à en brouiller toutes les pistes ? – puis la tradition mystique dans lequel s’inscrit toute l’œuvre, la tradition poétique et enfin la sainteté de l’homme et de son écriture.

Écrire un ouvrage critique sur un saint-poète est toujours chose complexe alors que ces deux mots semblent antagonistes. La sainteté est relative à la religion, chose somme toute intérieure et intime. L’écriture, elle, se dévoile plus. Max Milner ne se perd pas longtemps dans ce genre de considération, il arrive très rapidement à distinguer dans la biographie de Jean de la Croix ce qui va éclairer la pratique de son œuvre. Foin de détails biographiques inutiles, on découvre seulement – et c’est déjà une grande chose – que Jean de la Croix était un habitant pauvre de la Castille et qu’il avait appris le métier de menuisier en même temps que son frère. En 1563, alors âgé de vingt et un ans, il revêt l’habit des frères carmes (ordre religieux contemplatif et apostolique). Il a aussi le projet de devenir chartreux (ordre religieux contemplatif qui suit la règle de saint Bruno, il se caractérise par la recherche de l’équilibre entre le cénobitisme et l’érémitisme). Puis de 1564 à 1568, il fait des études afin de devenir téologo. C’est au contact de ses maitres qu’il va structurer sa pensée. En 1567, sa rencontre avec sainte Thérèse de Jésus est fondamentale puisqu’ils vont réformer le Carmel en le dirigeant vers l’austérité et la contemplation. Cette tentative de réforme le fera emprisonner pendant neuf mois dans un cachot à Tolède. Cet emprisonnement, l’exiguïté de sa cellule le pousse à regarder vers le haut, à tendre son regard vers le Saint-Esprit. Retiré dans le silence, abandonnant tous les besoins corporels, Jean atteint la liberté totale et comme d’ailleurs la rédaction du Cantique spirituel. Il s’échappe de sa cellule le 15 août 1578 et se réfugie chez les carmélites de Tolède. Un an plus tard, il dirige le collège carmélitain, mais la solitude et l’exil le pèsent. Il éprouve alors le besoin de rencontrer l’écriture car elle permet de s’élever vers le divin. Ainsi, la nature occupe une place prépondérante dans les premiers écrits de Jean de la Croix puisqu’elle est le lieu d’exaltation de prière et de souffrance.

C’est ainsi que l’ouvrage poursuit son enquête en recontextualisant l’œuvre de Jean dans une tradition mystique, dans la “flore religieuse et mystique”   du XVIe siècle espagnol. Tout d’abord, les Espagnols acceptent l’idée que leur âme soit sous l’emprise de Dieu. C’est grâce à cette suprématie qu’ils trouvent la liberté de leur âme. Cette conception a cependant des effets pervers puisqu’elle demande des efforts, “les Espagnols auront souvent tendance à rechercher dans les délices et les consolations d’une mystique non orthodoxe un substitut facilement accessible de cette perfection trop coûteuse”   .
Jean de la Croix est à l’opposé de ce courant religieux, il est toujours dans une intériorisation de la vie mystique. Il se rapproche d’une expérience ascétique où il prête une attention toute concentrée pour les choses de la nature, symbole de l’amour divin. Cette conception toute franciscaine de la nature et de la divinité nous invite à relire l’œuvre d’un point de vue novateur, en effet la discrétion des références aux pères de l’Église, aux textes fondateurs apporte une valeur mystique et littéraire toute nouvelle aux poèmes.

Sans se défaire de la tradition poétique, Jean de la Croix se demande comment faire pour exprimer une expérience transcendante avec des mots communs. Le symbolisme devient une aide précieuse. S’inspirant directement d’une relecture de Garcilaso – aussi bien dans la métrique que dans les images – la nature, le paysage ne sont pas imparfaits, ils tiennent dans l’unité de la nature. La métrique aide aussi à lire les vers du poète : l’accent fixe pourrait engendrer la monotonie, pourtant lorsqu’on lit la cinquième strophe du Cantique spirituel,

Mil gracias derramando
pasó por estos con presura,
e, yéndolos mirando,
con sola su figura
vestidos los dejó de su hermosura.


Répandant mille grâces
il a passé par ces bois prestement,
et tout en les regardant,
par sa seule apparence
il les laissa vêtus de sa beauté.  

c’est la seule beauté des vers que l’on retient, car le poète s’approprie le matériau poétique, l’intériorise à tel point que les poèmes sont des dons à Dieu “et c’est tout le génie de l’Espagne qui se trouve inclus dans cette oblation”   . Cette beauté poétique n’est pas stérile, elle n’est pas uniquement une quête du beau vouée à l’échec, elle est une accession à la réalité dernière, à un absolu poétique. Ce dernier n’a pas besoin d’être reformulé en une doctrine poétique prescriptive car la poésie et les mots sont les sentiments même de la transcendance de Dieu. Si l’on peut dire que la pensée de Jean est proche d’une vision janséniste, telle que celle décrit dans cette pensée pascalienne : “Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ! Juge de toutes les choses, imbécile ver de terre ; dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur ; gloire et rebut de l’univers   . Elle ne condamne les créatures elle-même mais elle condamne l’âme qui les a préféré à Dieu, car si Jean de la Croix condamnait complètement les hommes alors le poète interdirait à la poésie toute magnificence.

Max Milner élude bien le problème posé par les mystiques écrivains : comment concilier beauté, transcendance et néant inhérent aux créatures ? La solution est toute simple. La beauté existe à cause de la rédemption, c’est-à-dire le regard que Dieu porte sur ses créatures, et de la création. De là, la présence divine s’éveille devant la poésie. Mais pour apercevoir cette lueur si faible, il faut traverser une nuit impénétrable :

Je sais qu’il ne peut y avoir chose aussi belle,
que le ciel et la terre s’abreuvent en elle,
malgré la nuit.

Sé que suel en ella no se halla
y que ninguno puede vadealla,
aunque es de noche.
 

Le recours à l’allégorisme naïf transpose l’expérience mystique dans des mots simples. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle la poésie du saint éveille, même aux oreilles les plus profanes, l’émotion lyrique et sacrée où le poète dédie à chacun ces quelques vers :

Poursuivant un élan d’amour
non dépourvu d’espérance
je volai si haut, si haut
que j’atteignis la prois.

Tras de un amorose lance,
y no de esperanza falto,
volé tan alto, tan alto
que le dia la caza alcane.