Dans son ouvrage Organised Workers and Socialist Politics in Interwar Japan, Stephen S. Large apporte à sa manière un éclairage sur la période dîte de « démocratie de Taishô » en s’attachant à décrire l’extraordinaire vitalité du mouvement ouvrier et des idées socialistes de cette époque.
Les publications en français sur le Japon de l’ère Taishô (1912-1926) sont plutôt rares. Il s’agit pourtant d’une période essentielle à la compréhension du Japon contemporain. On peut noter tout de même la publication récente de l’ouvrage collectif Japon Pluriel 8 qui dans la lignée de La modernité à l’horizon poursuit une réflexion sur l’apparition de la modernité au Japon. Dans son ouvrage Organised Workers and Socialist Politics in Interwar Japan, réédité par Cambridge University Press en 2010, Stephen S. Large apporte à sa manière un éclairage sur la « démocratie de Taishô » , en s’attachant à décrire l’extraordinaire vitalité du mouvement ouvrier et des idées socialistes à cette époque.
Divisions au sein du mouvement ouvrier
Il nous plonge ainsi dans les affrontements qui mettent aux prises anarchistes, socialistes et bolcheviques au sein de la principale organisation syndicale de l’époque, la Nihon Rôdô Sôdômei (Union générale des travailleurs japonais). Créée en 1919, la Sôdômei est dirigée par des socialistes qui lui donnent une orientation politique en incluant le suffrage universel parmi les revendications. Les anarchistes, bien qu’ayant leur propres organisations syndicales – la Shin.yûkai (Société des vrais camarades) et la Seishinkai (Société pour un vrai progrès) – sont également présents dans le syndicat. Minoritaires, ils prennent cependant le contrôle en 1920 de la Fédération du Kantô (région de l’Est du Japon) grâce à leurs bastions dans les aciéries de Tôkyô. Leur influence est telle qu’au Congrès d’Ôsaka de 1921, les délégués de la Fédération du Kantô orientent les débats autour de deux questions : l’utilisation de la grève générale au lieu du parlementarisme et la décentralisation de la confédération. Echouant à modifier l’orientation réformiste de la Sôdômei, les anarchistes n’en constituent pas moins une menace que les socialistes s’emploient à éliminer
C’est alors qu’apparaissent sur la scène syndicale les communistes, avec la création en 1922 du Parti communiste japonais. Une rivalité parfois violente, restée sous le nom d’ana-boru (anarchistes-bolchéviques), s’installe entre les deux courants politiques . Les socialistes entendent bien profiter de cette situation et acceptent une alliance avec les communistes pour évincer du champs syndical les anarchistes. Dénigrés dans toutes les publications socialistes, devant faire face à la concurrence du modèle marxiste-léniniste qui connaît un succès jusqu’à dans ses rangs, le mouvement anarchiste s’épuise et vit ses dernières heures. L’assassinat en 1923 de l’anarchiste Osugi Sakae, durant les jours de chaos qui suivirent le tremblement de terre du Kantô , marque symboliquement la fin du mouvement.
Les anarchistes une fois évincés, la rivalité latente entre communistes et socialistes devient manifeste. Elle atteint un tel niveau de violence qu’elle se conclut, malgré des tentatives de conciliation, par l’exclusion de l’ensemble des militants communistes en 1925. Ceux-ci créent alors leur propre syndicat, le Nihon Rôdô Kumiai Hyôgikai (Conseil des syndicats ouvriers japonais). Divisé en deux camps rivaux, le mouvement ouvrier connaît sa "première grande scission" (Dai-ichiji bunretsu).
Les divisions du mouvement ouvrier organisé s’observent aussi au niveau politique. Alors que le suffrage universel masculin est établi en 1925, ce sont pas moins de trois partis socialistes qui entrent en lice. Les dirigeants de la Sôdômei rejettent toutes discussions avec le Hyôgikai et d’autres organisations, désignés rapidement comme communistes. Ils créent en 1926 avec un syndicat paysan, le Rôdô Nômintô (Parti ouvrier et paysan). Les organisations communistes en sont formellement exclus mais les militants peuvent y adhérer à titre individuel. Les dirigeants de la Sôdômei, chez qui les sentiments anti-communistes sont de plus en plus virulents, décident alors de se retirer et de créer unilatéralement leur propre parti, le Shakai Minshûtô (Parti social-démocrate). Mais le sectarisme de la Sôdômei à l’égard des communistes a crée des tensions en son sein. Une faction menée par Asô Hisashi espère pouvoir réunir les deux « partis prolétariens » en un seul parti « centriste » . La simple révélation par voie de presse de ce projet conduit à l’expulsion d’Asô en 1926 de la Sôdômei, et au départ de près de 6000 travailleurs qui lui sont fidèles. C’est la "deuxième grande scission" (dai niji bunretsu) de la Sôdômei. Ils créent un nouveau syndicat, le Nihon Rôdô Kumiai Dômei (Union des syndicats ouvriers japonais), tandis qu’Asô fonde avec son entourage, le troisième parti socialiste, le Nihon Rônôtô (Parti ouvrier paysan).
Du socialisme « réaliste » à une complète coopération avec l’Etat
L’idéologie adoptée par le Shakai Minshûtô évolue rapidement, au gré d’une période marquée par d’importants changements. Alors que pour les élections de 1925, ce parti social-démocrate se réclamait d’un socialisme « réaliste » (genjitsushugi), capable de négocier avec l’Etat le vote de lois sociales, il s’oriente dans l’après 1929 vers un abandon de toute référence au socialisme, en tant que projet de société. L’heure, selon les cadres du parti, n’est plus au socialisme mais à l’ultranationalisme et ils décident de s’adapter à cette situation. On observe un phénomène similaire de capitulation du mouvement socialiste en Allemagne à la même époque face à la montée du nazisme Stephen S. Large propose d’ailleurs, en conclusion de son ouvrage, une très utile comparaison des échecs du réformisme dans ces deux pays.
S’ensuit une coopération croissante avec l’Etat japonais. L’auteur en donne quelques exemples édifiants. Les socialistes se fourvoient ainsi complètement quand le parti au pouvoir, le Minseitô (Parti démocratique constitutionnel) promet en 1930 une loi donnant un cadre légal au syndicalisme. Combattu par un puissant lobby patronal, le Zensanren (pour Zenkoku Sangyô Dantai Rengôkai, « Association nationale des groupes industrielles »), le projet est enterré l’année suivante. Par ailleurs, le soutien de la Sôdômei à la guerre impérialiste menée par le Japon en Asie est croissant. Le syndicat créé des caisses de solidarité pour les familles dont le père ou le fils est sur le front et décrit cette guerre, dans sa revue Rôdô, comme la défense des peuples asiatiques face à l’impérialisme occidental. La Sôdômei adopte dans les années 1930 les principes du sangyô kyôryoku (coopération industrielle), visant à faire collaborer les travailleurs à l’effort de guerre et du sangyô heiwa (paix industrielle) qui se caractérise par une réticence à l’usage de la grève.
Le terrain est prêt pour les années 1938-1940, décrites parfois comme étant celles du naufrage (chimbotsu) du mouvement ouvrier. Le gouvernement Konoe lance en 1938 les « Associations patriotiques industrielles » (Sangyô Hôkoku-kai, appelé parfois Sampô) dont le but est de détruire de ce qui reste du mouvement ouvrier organisé. La Sôdômei, signant par la son propre acte de mort, encourage ses membres à rejoindre les associations. C’est une première étape dans la constitution d’un « Système Nouveau » (Shintaisei) voulu par ce gouvernement Konoe, qui sera suivi par la création d’un parti unique totalitaire, le Taisei Yokusankai (Association de soutien à l’autorité impériale) en 1940.
Par une ironie tragique, le gouvernement militariste n’a pas eu à achever lui-même le corps gisant à l’agonie de la gauche japonaise. Le 3 juillet 1940, le Shakai Minshûtô s’autodissout, suivi quelques jours après par la Sôdômei. Le Japon était enfin prêt à s’enfoncer dans la « Vallée des ténèbres » (kurai tanima), expression désignant au Japon les années noires du militarisme.
Le legs de l’expérience « démocratique » de Taishô
Dans Organized workers and socialists politics in interwar Japan, Stephen S. Large nous offre ainsi une description très réaliste des débuts du mouvement ouvrier japonais et fait revivre des débats oubliés entre réformistes et révolutionnaires grâce à l’utilisation de nombreuses sources primaires, et en particulier de la presse ouvrière de l’époque. Cependant et malgré une certaine émulation du mouvement ouvrier durant la « démocratie de Taishô », il est important de remettre les choses à leur place et de souligner la faiblesse relative du mouvement syndical, le taux de syndicalisation ne dépassant pas à cette période les 7,9% de la population active, à son plus haut point en 1931. Certains n’ont pas manqué à cet égard de souligner une incompatibilité entre des idées venant de l’Occident et un paternalisme industriel proprement japonais. Mais l’auteur prend le contre-pied de ces thèses nationalistes, et explique ce faible taux de syndicalisation par une répression policière constante, parfois meurtrière, qui aurait rendu difficile l’activité syndicale.
A l’appui de cette thèse, on ajoutera qu’on observe à la fin de la guerre une montée fulgurante du syndicalisme – plus de 50% de travailleurs sont syndiqués en 1946 – alors que la répression a disparu et que les forces alliées d’occupation soutiennent dans un premier temps la création de syndicats . Cette montée est aussi la preuve que le travail de milliers de syndicalistes et socialistes japonais dans ces années noires n’a pas été vain puisqu’il a légué au travailleurs japonais d’après-guerre, une certaine culture de l’organisation et du conflit. De cet ouvrage, on retiendra un donnée essentielle pour comprendre le Japon d’après-1945 mais aussi les évènements actuels dans le monde arabe : bien loin d’avoir été exporté comme un « modèle occidental » par les Américains, la démocratie et le désir de liberté était déjà enracinés dans la société japonaise.