Un travail qui s’attache à mettre en lumière les présupposés des discours juridiques sur la vie humaine anténatale. Intéressant malgré quelques imperfections.
Issu d’une thèse de doctorat effectuée sous la direction du Pr. Michel Troper (2008), cet ouvrage a pour point de départ une idée plus que fondamentale pour éclairer le débat politique et juridique sur la vie anténatale, et plus largement sur tout ce qui touche au domaine de la biomédecine et du corps. En effet, l’auteur se propose de mettre en place une grille d’analyse des prémices et présupposés des discours juridiques sur ce sujet plus que sensible qu’est celui de la vie embryonnaire.
Son hypothèse de départ se fonde sur l’existence d’un “pluralisme axiologique” au sein des sociétés occidentales [p.12] dont l’une des conséquences est l’absence de “consensus sur la nature juridique de la vie humaine prénatale” [p.10]. Il souligne ainsi que le discours juridique “ne semble pas vouloir ni pouvoir rester à l’abri de ces conflits des valeurs et des convictions” [p.14]. On regrettera toutefois que l’auteur ne se concentre que sur le cas français, ou du moins oublie de dire qu’il ne s’appuiera que sur ce cas (on le découvre au fur et à mesure de la lecture de l’introduction).
La théorie réaliste de l’interprétation comme cadre méthodologique
Contrairement à nombre de ses pairs en matière juridique, il est intéressant que Dimitrios Tsarapatsanis présente d’entrée la méthode qu’il va suivre dans l’analyse de son sujet. Il met ainsi en avant une approche réaliste inspirée des théories de son directeur de thèse, le Professeur Michel Troper. Cette position, expliquée en quelques pages [pp.15-23], se fonde sur la théorie des contraintes juridiques. Issue d’une relecture du positivisme kelsenien, cette théorie prône une approche “axiologiquement neutre” [p.22] de l’objet juridique pour tenter de comprendre les contraintes qui pèsent sur les acteurs du système et les amènent à interpréter le droit de telle ou telle manière. Le but est alors d’étudier la cohérence interne du discours des acteurs juridiques, notamment et principalement au regard du système normatif dans lequel ils s’inscrivent.
En matière bioéthique, et notamment sur la question de la vie anténatale, les discours ont ceci d’intéressant que les multiples argumentations et contre-argumentations entraînent une “montée en généralité des protocoles argumentatifs” . L’auteur intègre au sein de cet édifice la doctrine de manière intelligente en soulignant que ces acteurs produisent un “travail de systématisation et de mise en cohérence des énoncés normatifs” [p.21] qui éclairent cette montée en généralité. Par un double mécanisme d’émission-réception, ce travail doctrinal permet tant de comprendre les discours déjà énoncés que de structurer les discours suivants. On reprochera toutefois à M. Tsarapatsanis de n’être passé que très rapidement sur la place de la doctrine dans le système juridique. La consultation de deux ouvrages de référence sur le sujet, à savoir ceux de M. Virally publié en 1960 et de MM. Jestaz et Jamin publié en 2004 , nous semblait indispensable.
Sur le plan des références, l’auteur aurait eu tout à gagner à se rapprocher des théories de l’analyse du discours de Michel Foucault ou Paul Ricœur, ou des théories des actes de langages, telles que notamment présentées pour la matière juridique par Paul Amselek dans l’ouvrage qu’il a dirigé et publié en 1986 . Elles auraient apporté un supplément à l’analyse des discours.
Dimitrios Tsarapatsanis avance ensuite la nécessité d’étudier les prémices explicites mises en œuvre par les acteurs et les fondements implicites et présupposés à leurs discours et argumentations [p.22]. Il propose de convoquer pour ce faire des éléments de philosophie politique et morale. Ces deux temps, structuration du discours et fondements éthiques, constituent respectivement l’assise des deux parties de cet ouvrage.
Il nous semble toutefois que si une telle approche est fondamentale dans l’explication et la compréhension de la norme de droit valide, ce choix dans la structuration même de l’ouvrage amène le sentiment d’une réflexion statique et de nombreuses répétitions (l’auteur réutilisant d’ailleurs plusieurs fois les mêmes citations). De plus, la séparation entre les deux éléments ne semble pas étanche. L’auteur aborde ainsi dès sa première partie des nombreux éléments de fondement éthique aux discours. Il nous paraît sur ce point d’ailleurs quasiment impossible de ne pas traiter les deux de concert.
Enfin, un problème apparaît dans la définition que l’auteur fait du qualificatif de législateur. Si il est justifiable de qualifier de manière générale de “législateurs” “ceux qui produisent et adoptent des textes” [p.16], il est essentiel de faire la distinction entre le Parlement comme législateur et les membres du Parlement qui n’ont en rien ce statut à titre individuel. Cette confusion est parfois présente au sein de l’ouvrage, notamment dans le statut accordé au discours des membres du Parlement. L’une des sections de cet ouvrage est en effet dénommé “Le discours du législateur” [p.32], alors que, comme le souligne l’auteur, il n’est question que de l’étude du discours de “membres ayant appartenu à l’organe législatif” [p.31].
Une herméneutique qui se cherche
Sur le fond, l’auteur commence par rappeler le point de départ en matière de statut de la vie anténatale, à savoir la distinction entre les personnes et les choses, et la controverse sur la place de l’embryon au sein de cette summa divisio. Il s’attache ensuite à détailler la vision personnificatrice.
L’analyse des discours des membres du Parlement en la matière démarre par une vue succincte du discours législatif dominant conduisant à ne pas qualifier l’embryon de personne [pp.33-35]. L’auteur souligne l’existence de deux positions plus ou moins contradictoires, la première considérant que l’embryon n’est pas une personne, la deuxième affirmant qu’il n’est pas possible de déterminer s’il en est une. L’étude de la position minoritaire pro-personnification est plus complète [pp.35-43]. Selon Dimitrios Tsarapatsanis, le fondement de ce discours repose sur une équivalence entre “la personne et l’être humain biologiquement appréhendé” [p.37]. La deuxième étape de ce discours oscille entre l’attribution d’un statut moral à tous les êtres humains (l’embryon étant un “organisme individuel biologiquement humain”) ou celle d’un statut moral de l’embryon “analogue à celui des autres personnes” [p.39].
Sur la première position, l’auteur pose que ce courant s’est appuyé “sur une conception qui aperçoit l’humain comme essentiellement biologique, en avançant que la qualité essentielle qui fait d’une entité individuelle une personne est son appartenance à l’espèce humaine” [p.39]. Si nous ne pouvons qu’être d’accord avec ce point de vue, il faut toutefois noter que nous sommes déjà là dans une analyse d’un fondement éthique du discours.
Concernant la deuxième position, l’auteur souligne à juste titre que cette stratégie du “"comme si" […] clairement influencée par la doctrine catholique actuelle” [p.39] entraîne implicitement la question de savoir pourquoi nous devrions traiter un embryon comme une personne s’il n’en est pas encore une, et dans quels cas il ne devrait pas être traité comme une personne. Il note ainsi que l’existence de ces deux voies d’un même courant semblerait liée à une “tactique politique” d’un discours qui “ne voulait pas se présenter comme hostile à la législation permettant, sous certaines conditions, l’IVG” [p.40]. D’inspiration catholique, ce discours qui se fonde sur la biologie contourne la quasi impossibilité d’un “discours controversé ouvertement religieux” dans une assemblée démocratique [p.42].
Concernant le discours du juge maintenant, il nous semble difficile d’être d’accord avec l’approche méthodologique de l’auteur. En effet, soulignant que les motivations des juridictions françaises sont plus que liminaires, D. Tsarapatsanis se propose d’étudier celles de juridictions étrangères, plus complètes, pour aider à “la construction d’un schéma conceptuel adéquat pour l’étude du discours des juridictions françaises” [p.45]. Bien qu’intéressante, cette option met de côté un élément fondamental inhérent à la différence même qui a fondé ce choix : n’ayant pas les mêmes contraintes dans la prise de décision (opinions dissidentes, longueur des motivations), les discours des juges français et étrangers présentent le risque d’être fondamentalement différents. Il est alors plus que délicat de se fonder sur les décisions étrangères pour construire une grille d’analyse des décisions françaises, d’autant plus que le choix même des juridictions est contestable puisque se situant dans des systèmes juridiques d’Etats fédéraux (Etats-Unis et Allemagne) très différents du système unitaire décentralisé français . Au final, ce passage par les juridictions étrangères (en soi intéressant pour comprendre la position de ces juridictions) n’apporte malheureusement que peu d’éléments à l’analyse de la situation française.
L’auteur s’attaque ensuite à l’analyse des discours des juridictions françaises. Il souligne dans l’ensemble l’ambiguïté des décisions et l’indétermination quant à leur fondement. Il est d’ailleurs surprenant que l’auteur ait choisi de séparer son analyse juridiction par juridiction alors que leurs positions sont plus que similaires. Cela entraîne un texte assez descriptif et statique et implique nécessairement de nombreuses répétitions. Une organisation en fonction des idées forces nous semblait dans ce cas plus adéquate. Sur le fond, l’auteur cartographie de manière assez précise et intéressante les positions des différentes juridictions, tant au niveau supérieur qu’au niveau des cours d’appels et des tribunaux.
Il aborde ensuite le discours doctrinal, dont il note à juste titre qu’il est libre des contraintes juridiques qui pèsent tant sur le législateur que sur les juridictions [p.111]. Concernant les auteurs de la doctrine, D. Tsarapatsanis constate l’existence de nombreuses “manœuvres conceptuelles” qui “paraissent dans une large mesure purement rhétoriques” [p.114]. Fidèle à une analyse tropérienne des discours sur le droit, il affirme à juste titre que “l’argumentation doctrinale dans son ensemble n’opère pas de distinction entre un discours descriptif et un discours prescriptif sur le droit” [p.114]. Il en conclut ainsi que “le point commun qui unit les approches doctrinales réside dans la tentation de construire un mode de conceptualisation permettant l’expression adéquate d’un discours protecteur de la vie anténatale en tant que biologiquement humaine, que ce soit en termes de l’attribution d’une "personnalité juridique", de la reconnaissance d’une "personnalité humaine" ou de la qualification d’ "être humaine"“ [p.114].
Les pages suivantes sont consacrées à la structure des discours portant sur la réification de la vie anténatale. L’auteur nous rappelle d’entrée que “la qualification de chose est dans la plupart des cas, qu’il s’agisse du discours des acteurs juridiques ou de l’interprète doctrinal, fermement rejetée” [p.127]. Il existe toutefois une position minoritaire qui affirme que, notamment pour les embryons in vitro voire pour les embryons avant le délai légal d’avortement, “l’appréhension juridique de la vie anténatale […] ne peut se faire qu’en termes empruntés au droit des biens ou, plus généralement, au droit des choses” [p.128]. Son analyse commence par une approche synthétique et très intéressante de la notion de chose en droit. Il en déduit une approche pertinente qui sort de la dichotomie traditionnelle entre personnes et choses et suggère ainsi “qu’une partie du discours doctrinal […] les considère comme les points fixes d’un seul et même continuum axiologique. Dans cette optique, les catégories de personne et de chose simple constituent les points extrêmes d’un continuum, au milieu duquel se trouvent les choses spécialement protégées ou encore les choses sacrées” [p.135]. L’analyse du discours doctrinal reprend un peu plus loin [pp.144-161] sur la question explicite de la chosification et ce de manière tout aussi intéressante. Il en conclut de façon humoristique que “Décidément, traiter juridiquement de chose spéciale ou sacrée une entité qui se présente parfois comme un "simple amas de cellules à vocation utilitaire" s’avère un exercice fort délicat” [p.161].
Les quelques pages suivantes [pp.161-191] portent sur les arguments des discours concernant le refus explicite de chosification de l’embryon. Très intéressantes, ces pages auraient toutefois plus leur place au sein de la deuxième partie de l’ouvrage en ce sens que l’analyse porte plus sur le fondement de leur discours (valeur, vision anti-utilitariste, déontologisme) que sur la structuration du discours. Ce passage est topique de la difficulté qu’il y avait en la matière à distinguer entre la structuration du discours et ses fondements éthiques, tant les deux sont intimement imbriqués. L’auteur semble d’ailleurs relever le problème lorsqu’il conclut cette partie par l’affirmation que “derrière une dispute qui utilise parfois un langage juridique technique, se trouve un désaccord fondamental portant tant sur des considérations ontologiques que sur le type de valeur qu’il convient d’attribuer à la vie humaine anténatale et, partant, à la vie humaine biologique en tant que telle” [p.193]. Il est en ce sens artificiel de distinguer entre les deux, et surtout de partir des structures du discours pour remonter aux présupposés. Cette démarche, nécessaire pour la phase d’analyse, ne nous semble pas adéquate pour en retranscrire les conclusions. Le schéma final est ainsi statique et redondant.
L’éthique, ou le droit coupé de la décision politique
Plus courte que la première partie, la seconde partie de cet ouvrage porte donc sur les présupposés éthiques des discours juridiques. Elle aborde dans un premier temps la question de la “problématique personnificatrice” [pp.199 ss.]. Au sein de cette partie, certains passages nous semblent superfétatoires par rapport au propos (notamment toute l’argumentation scientifique sur la qualité de l’embryon). Concernant cette question biologique de l’embryon, l’auteur souligne que “si les données biologiques sont en elles-mêmes axiologiquement neutres, il en va tout autrement des investissements évaluatifs dont elles font l’objet” [p.211]. Mais au-delà des investissements évaluatifs, le choix de l’utilisation de telles données, et surtout de quelles données, n’est en lui-même pas du tout neutre, ce que semble laisser de côté l’auteur. On retrouve de manière générale le même genre de questionnement autour de l’utilisation des statistiques, outil censé être neutre.
La suite de l’analyse est assez intéressante même si elle présente parfois les mêmes travers. A la lecture de ces lignes, on se rend compte que l’éthique tend à remplacer la décision politique sous couvert d’un discours, soit biologisant, soit psychologisant, mais qui aboutit dans tous les cas à la recherche d’une rationalité externe à la prise de décision. On aurait aimé que l’auteur s’attarde un peu sur cette conséquence qui amène à court-circuiter la phase politique de la décision (même si nous reconnaissons toutefois que là n’était pas le but de l’ouvrage). Les réflexions d’Olivier Cayla à ce propos ont ceci d’éclairant qu’elles nous permettent de comprendre ce mécanisme qui tend à couper le droit du politique . Il souligne ainsi que nous sommes face aujourd’hui au “retour d’un droit qui, pour être au service d’une "éthique démocratique" plutôt que le produit de l’exercice démocratique lui-même, se révèle être surtout le "retour du droit naturel"”
A partir de la page 238, l’auteur discute des doctrines autour de la valeur de la vie (seulement consciente ou pleinement consciente d’elle-même). Toute cette partie semble parfois malheureusement déconnectée du discours juridique en lui-même (qu’il soit celui de l’interprète authentique ou de la doctrine). Il existe par moment dans le texte une certaine confusion entre le discours politique et le discours éthique. Son argument selon lequel “il ne semble pas trop hasardeux d’affirmer que la position qui préconise l’attribution d’un égal statut moral à la vie humaine dès la conception est très éloignée de ce que pense effectivement l’immense majorité des citoyens des pays occidentaux” [pp.260-261] se situe du côté de la décision individuelle, alors que toute l’argumentation précédente est une recherche de rationalité sur fondement, ici plus ou moins théologique. On trouve ensuite aux pages 270 et suivantes une analyse intéressante et documentée de la position de Dworkin sur l’avortement, selon laquelle l’Etat est légitime à favoriser une prise de décision de ses citoyens sur le statut de la vie anténatale, mais il ne peut les forcer “à adopter une interprétation spécifique de la sainteté de la vie humaine par la mise en place d’une interdiction pénale de l’accès à l’avortement volontaire” [p.277].
On est par contre assez déçu par le deuxième titre cette partie, consacré à la problématique réificatrice. Outre qu’il ne comporte qu’une vingtaine de pages, comparées aux presque cent pages relevant de la problématique personnificatrice, les arguments développés le sont de manière très sommaire et l’ensemble est survolé plus qu’analysé (on en vient à se demander si l’auteur n’a pas été pris par le temps pour finir sa thèse). Cela laisse en tout cas un goût d’inachevé au lecteur.
Premièrement, contrairement à l’approche faite de la problématique personnificatrice, aucune analyse n’est faite de la problématique réificatrice en tant que telle. La seule analyse passe en effet par les critiques d’une réification de l’embryon/fœtus. Si l’on peut comprendre cette option, tant la dimension purement réificatrice est anecdotique, il est plus difficile de comprendre pourquoi l’auteur a oublié de discuter les théories de John Rawls lorsqu’il s’attaque à la critique déontologique de la position conséquentialiste. Rawls fut en effet l’un des premiers auteurs à revendiquer le déontologisme contre le conséquentialisme . D. Tsarapatsanis se fonde pourtant sur plusieurs textes de Ruwen Ogien, l’un des disciples de Charles Larmore qui fut lui-même contradicteur de Rawls.
L’auteur conclut son ouvrage en mettant en avant les deux éléments qui semblent selon lui régler l’argumentation en matière de vie anténatale, à savoir le respect de la laïcité et du pluralisme. Face à ces deux exigences, les stratégies politiques et juridiques présentent un niveau d’indétermination et de dépendance aux prémices morales et éthiques qui font que “la difficile question du statut de la vie humaine avant la naissance va rester ouverte pendant longtemps” [p.320].
En conclusion, malgré quelques imperfections et un sentiment d’inachevé, ce travail apporte un éclairage sur nombre de points de la question du statut de la vie anténatale. On en vient à espérer une deuxième version, remaniée et complétée qui s’adresserait à un public plus large que celui des chercheurs en droit et en philosophie visé aujourd’hui