Comment Sidonie-Gabrielle, la jeune fille qui n’avait jamais rêvé d’écrire, devint la grande Colette.

En 1893, Colette est encore Gabrielle : une petite provinciale de vingt ans, benjamine d’une famille de notables ruinés, que l’on cherche à bien marier. Cependant, à regarder de plus près les photographies de cette jeune fille ordinaire, on constate que “ses rondeurs d’adolescente contrastent avec la maturité de son regard, mystérieux et attirant, qui toise l’objectif”. Et l’auteur d’ajouter : “Dans ce regard, elle est déjà là tout entière, notre Colette nationale, la femme aux mille facettes qui a surpris son époque et osé au-delà du possible”   .

La collection “À 20 ans” du Diable Vauvert, au sein de laquelle Colette succède à Proust, Hemingway, Vian ou encore Flaubert, repose sur un projet qui tient tout entier dans cette remarque : il s’agit de saisir l’auteur célèbre à l’instant de sa métamorphose, de détecter d’abord en lui les signes d’une vocation pour l’accompagner jusqu’au seuil de ce qui sera sa vie d’écrivain. Moment charnière, temps des apprentissages que Colette a de son côté souvent raconté, que ce soit dans la série des Claudine ou dans les nombreux écrits autobiographiques – ou autofictions, d’ailleurs – qui émaillent sa carrière. Colette à vingt ans emprunte ainsi beaucoup aux Vrilles de la vigne, à Sido, au Journal à rebours, à La Maison de Claudine et au récit qui lui inspire son sous-titre, Mes apprentissages, à travers lequel Colette règle ses comptes avec son ex-époux Willy, et où elle donne une version prosaïque et provocatrice de la naissance de sa “vocation” : “Les fonds sont bas” expliquait Willy en pressant sa femme de mettre par écrit les souvenirs de “sa laïque”   . Ainsi naît une légende : celle d’une Colette “écrivain malgré elle” (l’expression est employée dans le quatrième de couverture de Colette à 20 ans), d’une enfant sauvage, terrienne, vivante que seuls l’ennui, la claustration et une docilité toute conjugale jetèrent finalement dans la carrière des lettres.

Globalement, le récit biographique épouse un schéma traditionnel, soutenu dans ce cas par l’entreprise autofictionnelle. Elle raconte d’abord la famille : l’exil de la mère, “Sido”, de Bruxelles où elle était élevée par ses frères aînés, à Saint-Sauveur-en-Puisaye, dans l’Yonne ; ses deux mariages – le second avec le capitaine Colette, père de l’écrivain ; la maison de Saint-Sauveur et son célèbre jardin. Ensuite, c’est l’éducation de Gabrielle qui est examinée : l’école communale, les tournées électorales avec Jules Colette, politicien malheureux… Colette raconte dans son Journal à rebours : “Je sentais chaque jour mieux, je sentais que j’étais justement faite pour ne pas écrire”   . Effectivement, note Marie-Céline Lachaud, rien ne laisse présager de vocation précoce – aucun écrit de jeunesse, pas même de composition française particulièrement brillante. Mais Gabrielle lit beaucoup et corrige, selon ses propres dires, les discours de son père  

C’est alors que survient la fêlure, le traumatisme d’enfance de la jeune Colette : une succession compliquée, des dettes qui s’accumulent ruinent quasiment la famille ; les meubles, les livres sont vendus et l’on doit quitter la maison de Saint-Sauveur, le royaume, l’Eden enfantin : alors “Gabrielle enfouit en elle une blessure qui ne guérira jamais”   . En filigrane, se lit un autre motif de la vocation : pour Colette comme pour bien d’autres, Proust en tête, l’écriture sera résurrection du paradis perdu, réponse à un manque, comblement d’une distance irrémédiable.

C’est alors que survient la figure attendue de Willy, que l’auteur Colette présentera aussi bien comme un initiateur que comme celui qui la spoliera de ses droits sur leur ouvrage commun, la série des Claudine. Henri Gauthier-Villars, dit Willy, est un homme de lettres célèbre, et un fils de famille : c’est un prétendant souhaitable aux yeux d’une famille humiliée, et d’une fille qui s’ennuie dans une maison à l’atmosphère désormais pesante. Après plusieurs péripéties, le mariage est célébré en mai 1893.

Colette jeune mariée découvre alors la vie parisienne : elle suit Willy dans tous les cercles mondains de la capitale ; mais celui-ci, qui n’a rien changé à ses habitudes de célibataire, la trompe et la néglige ; elle tombe malade quelques mois après son mariage : il faut recourir à Sido pour l’empêcher de dépérir. Un voyage de convalescence de trois mois à Belle-Île avec son mari achève de lui rendre la santé, mais lui ôte aussi ses dernières illusions : à la fin de l’été 1894, c’est une jeune femme aguerrie et “prête à devenir une vraie parisienne”   qui rejoint la capitale.

Alors, elle “travaille son style”   – c’est-à-dire, pour le moment, son personnage, qui rencontre un certain succès dans les salons. De son côté Willy, pour subvenir aux besoins toujours croissants de son ménage, met en place ce qu’il appelle ses “ateliers” : il fait travailler des auteurs appointés pour écrire des romans faciles, légers, qu’il signe de son nom. C’est dans ce cadre que Willy aurait demandé à sa femme d’écrire ses souvenirs d’enfance. Marie-Céline Lachaud imaginant la genèse de Claudine à l’école conclut : “Colette écrit comme elle parle, elle s’amuse, elle raconte comme on fait une farce”   , accréditant sans doute un peu vite la thèse d’un ouvrage de commande que l’auteur aurait dès l’origine pris à la légère – ce que contredit la violence de sa réaction à la vente des droits de la série par son ex-mari en 1907.

Ce n’est qu’en 1899 que, retrouvant par hasard le manuscrit – bien qu’il soit là encore difficile de faire la part de la vérité, les époux ayant chacun leur version de l’histoire – Willy se rend compte qu’il peut en tirer quelque chose ; la réécriture commence : Claudine à l’école paraît en mars 1900, avec le succès que l’on sait. Les suites, les adaptations et même les produits dérivés se succèdent. Colette prend de l’assurance. Alors qu’elle a bientôt trente ans, elle accomplit enfin les deux gestes d’indépendance qui la font enfin entrer dans l’âge adulte, en tant que femme et en tant qu’auteur : en se coupant les cheveux, elle rompt avec Sido et l’enfance ; en signant pour la première fois “Colette Willy” Dialogues de bêtes, elle se dégage partiellement de l’emprise de son mari.

Colette à vingt ans ne se présente pas comme un ouvrage savant : aussi, les quelques facilités (pourquoi vouloir à tout prix faire de Colette une rebelle ?), les raccourcis, ne nuisent pas à cette biographie allègre, à destination de ceux qui découvrent Colette et souhaitent se familiariser avec le personnage, non à un public déjà averti qui n’y trouverait sans doute pas son compte. Cependant, on peut regretter que le traitement d’un sujet qui a déjà suscité tant de biographies ou d’écrits pseudo-biographiques (albums, dictionnaires) soit resté très traditionnel. On aurait pu s’attendre, notamment, à ce que la biographe adopte une plus grande distance par rapport à ses sources, surtout s’agissant des autofictions de Colette, de la persona multiple mais finalement cohérente qu’elle n’a cessé de dessiner au cours de sa carrière, dont les “mille facettes” s’éparpillent tout au long d’une œuvre dont elle fait partie intégrante. Une des manières possibles d’éviter les redites (avec d’autres biographies aussi bien qu’avec les propres écrits de Colette) aurait pu être d’identifier clairement cette persona et de l’inscrire en tant que telle au cœur de l’écrit biographique, en la plaçant à distance pour mieux l’observer.

Comment Colette a-t-elle élaboré sa propre image d’auteur ? Comment a-t-elle mis en place les éléments sur lesquels elle a fondé son identité d’écrivain ? Que signifient les alternatives qu’elle dessine et qui s’imposent justement à elle, s’il faut l’en croire, aux alentours de ses vingt ans, au moment où il faut grandir : lire ou écrire, vivre ou écrire, changer… ou pas ?   Autant de pistes que l’on voit se dessiner et restent inexplorées, et qui font qu’au final ce récit alerte manque un peu de relief.