Camille Dorival repose la question du travail à partir de ceux qui tentent de refuser cette contrainte. Nous montrant les multiples parcours et les questions que cela (nous) pose en terme de société et de conditions au sein de celle-ci. Un travail salutaire, une sociologie toute particulière.
En quatre décennies de crise économique où s’est peu à peu installé un chômage massif, notre rapport au travail a changé. La brutalité de la crise financière qui secoue l’économie mondiale depuis la faillite de la banque Lehman Brothers fin 2008 a considérablement amplifié le phénomène en approfondissant la crise sociale. C’est l’évolution de ce rapport au travail à l’œuvre dans la quasi-totalité des pays développés que Camille Dorival a choisi de traiter dans un livre qui mêle, de façon originale, les portraits et les statistiques rigoureuses . Son analyse prend non seulement à rebrousse poil les thèses libérales imputant uniquement le chômage au coût trop élevé du travail mais également les thèses sociales démocrates traditionnelles qui mettent d’abord l’accent sur les erreurs de politiques macro économiques ou de redistribution. Son approche sort donc des sentiers battus et explore des aspects souvent négligés portant sur les évolutions des comportements individuels eux-mêmes souvent teintés de contestations radicales. Une approche à la fois éloquente et salutaire.
Un malaise grandissant
Eloquente d’abord parce qu’elle montre que cette évolution se traduit non pas par un seul type d’attitude mais par plusieurs façon de « gérer » le malaise qui grandit face à la difficulté d’accéder à un emploi. Il y a ceux qui renoncent et préfèrent donner la priorité à l’éducation de leurs enfants. Il y a ceux qui « choisissent » un mode de vie plus frugale (simplicité volontaire) en se contentant (quand ils y ont droit) de (sur)vivre avec leurs allocations (chômage, minima sociaux). Ceux là semblent souvent reconnaître que ce mode de vie est difficilement tenable sur la durée. Il y a ceux aussi qui tentent de combiner plusieurs types de ressources : un peu d’allocation par-ci et quelques petits boulots par-là. Bref, chacun expérimente sa propre stratégie de retrait et emprunte une « trajectoire oblique » pour reprendre l’expression de Bernard Gazier, dans sa brillante préface.
Ce spécialiste des questions d’emploi et promoteur des « marchés transitionnels du travail » souligne avec justesse que ces stratégies du retrait s’apparentent à l’attitude « exit » décrite par le politologue américain d’origine autrichienne Albert Hirschman dans son célèbre ouvrage « Exit, voice and loyalty ». Dans un autre registre, on pourrait ajouter qu’André Gorz, de son côté, avait dès la fin des années soixante-dix, identifié ce phénomène naissant. Dans « Adieux au prolétariat » (1980), il avertissait le monde syndical de la montée de ce qu’il appelait alors « la non-classe des non-travailleurs ». Cette catégorie, selon lui, ne regroupe pas seulement ceux qui n’arrivent pas accéder à un emploi mais elle comprend aussi tous ceux qui ne peuvent plus s’identifier à leur travail salarié et qui réclame non pas un « emploi meilleur », mais une vie où les activités autodéterminées l’emportent sur le travail « hétérodéterminé ». Sans le savoir sans doute, Camille Dorival fait écho (trente ans après) à cette vision « gorzienne » lorsque dans la conclusion de son livre elle indique : « il est difficile d’évaluer le nombre de personnes qui font le « choix » du non-travail. Mais elles sont certainement bien moins nombreuses que celles qui, dans leurs rêves les plus fous, aspireraient à ne pas travailler, ou à travailler moins, sans pour autant franchir le pas, essentiellement pour des raisons financières ».
Même si le propos du livre est clairement centré sur l’analyse des stratégies individuelles de retrait (exit), il faut néanmoins rappeler (ce que ne fait donc pas Camille Dorival) que des mouvements de contestation et de prise de parole (« voice » dans le triptyque de Hirschman) ont bien vu le jour. A partir des années quatre-vingt en effet, plusieurs organisations ont essayé de fédérer les chômeurs et de catalyser leurs revendications. Certes avec des résultats limités, le Syndicat des chômeurs initié par Maurice Pagat puis le Mouvement National des Chômeurs et Précaires ou encore AC ! (Action contre le Chômage) tentent encore aujourd’hui de faire entendre une parole plus organisée des exclus de l’emploi. Des organisations que les syndicats traditionnels tiennent toujours à distance tant leurs revendications bousculent trop radicalement le combat habituel des représentants salariés.
Sortir de l’impasse en changeant la norme de l’emploi
Eloquente, l’analyse de Camille Dorival l’est ensuite parce au travers les différentes stratégies et les portraits qui les illustrent de façon très vivante, elle passe en revue certains dispositifs imaginés ou mis en œuvre pour sortir de l’impasse du chômage de masse : politique du développement du temps partiel, allocation universelle, réduction du temps de travail, etc… Dans ces temps où il est de bon ton de rendre responsable de tous les maux économiques et sociaux la politique des 35 heures, Camille Dorival réaffirme avec force que le bilan quantitatif de cette politique a été loin d’être le fiasco coûteux tant dénoncé : 350 000 créations nettes d’emplois, ce n’est tout de même par rien.
L’analyse est éloquente enfin, parce que Camille Dorival en profite pour montrer à quel point la norme du travail et de l’emploi héritée du capitalisme industriel des trente glorieuses est désormais largement battue en brèche. Par l’irréversible montée du travail féminin, par celle des exigences de qualification mais aussi par la précarisation des emplois, par la souffrance générée par l’intensification du travail ou encore le temps partiel contraint, souvent à la source de ce qu’on appelle la pauvreté laborieuse. On regrettera seulement à ce propos qu’il ne soit nullement fait référence aux travaux conduits par le Commissariat du Plan en 1995 sous la houlette de Jean Boissonnat. Dans l’histoire de la réflexion sur la place, le rôle du travail et des politiques de l’emploi, le rapport intitulé « le travail dans vingt ans » aura été un rare moment d’intense concertation sur ce sujet même s’il n’a pas donné lieu à des décisions immédiates ou l’engagement de politiques concrètes.
Pour finir, le travail de Camille Dorival est salutaire. Car il nous oblige à remettre la question du travail au cœur des débats politiques du moment. On le sait, la campagne présidentielle de 2007 s’est en partie jouée sur l’illusion suscitée par le slogan simpliste, irréaliste et idéologique de Nicolas Sarkozy : « travailler plus pour gagner plus ». Il est temps de remettre sérieusement cette question sur le métier : à quelles conditions et selon quelles modalités organisationnelles le travail peut-il (re)devenir désirable et soutenable ? Car comme le souligne fort justement Bernard Gazier : « ce que nous disent les hérauts de la défection, c’est que nous avons perdu la norme traditionnelle de l’emploi, et que nous sommes encore en train de chercher la nouvelle ». Ce que suggère Camille Dorival c’est que les « hérauts de la défection » sont sans doute les défricheurs d’une nouvelle forme de société où le travail aura non pas perdu de sa centralité, mais s’exprimerait à travers une diversité de parcours individuels que son livre raconte avec brio