Balzac, bien plus qu’un observateur, est un poète et le monde qu’il a créé va au-delà d’une simple retranscription de la réalité.

Albert Béguin fait un sort à toutes les idées reçues scolaires sur Balzac dans un livre qui donne envie de se replonger dans son univers. Dans cet essai, l’auteur veut démontrer que Balzac n’est pas apprécié et commenté à sa juste valeur, parce que la dimension poétique, symboliste et visionnaire de ses romans a toujours été occultée, affaiblissant la portée de l’entreprise balzacienne. Albert Béguin, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, publie cet essai, intitulé Balzac visionnaire, en reprenant les mots de Baudelaire   , qui s’étonnait de l’idée répandue d’un Balzac observateur. À partir de ce constat, Béguin développe une réflexion sur un Balzac bien plus puissant qu’un simple “enregistreur du réel”   .

Béguin travaille en plusieurs temps, il compare tout d’abord l’écrivain aux autres romanciers français auxquels il est confronté d’ordinaire. Puis il explique comment, dans ses romans, il se montre être à la fois symboliste, fantastique et innovant, aux antipodes du Balzac communément considéré comme l’inventeur des sciences sociales. Enfin, il s’attache à l’observation des personnages qui reflètent la conception qu’a l’auteur de la vie, ses angoisses d’auteur et ses aspirations divines. Dès les toutes premières pages, Béguin fait un sort à ce qu’il appelle les “définitions immobiles”. Ces définitions, pour lui, amoindrissent la portée du travail de Balzac et limitent son ampleur. Cependant, l’écrivain lui-même, dans la préface de la Comédie humaine se veut être l’observateur de toutes les classes sociales, le révélateur d’une société entière   .

Lui-même minimise son aura et selon Béguin, Balzac est parcouru de cette erreur de jugement : son œuvre est beaucoup plus subversive et innovante que ce que l’auteur lui-même en dit. La principale différence qui réside entre Balzac et ses “continuateurs”, Zola en tête, c’est l’exploration de la dimension intérieure des personnages. Les comportements, chez les naturalistes, sont décryptés, observés, décrits, alors que les mouvements profonds de l’âme sont secondaires. Roubaud, dans La Bête humaine (1890), tue des femmes, c’est incontrôlable pour lui, il ne peut s’empêcher de le faire, mais ce qui se passe dans son esprit, ses doutes et ses angoisses profondes ne sont pas racontés. Tandis que dans Illusions perdues (1837) l’esprit de Lucien de Rubempré est disséqué, chaque mouvement de son âme, chaque honte, chaque regret est mentionné. De la jeunesse à la mort, le lecteur suit la vie intérieure de Lucien, lit dans son esprit les moindres sursauts.

Béguin compare ensuite Balzac à Flaubert et à Stendhal. Il est d’ailleurs très sévère avec Flaubert, qu’il accuse de “perfection maniaque”. Il critique les “interminables reprises de phrases à trois membres rythmiques toujours pareils”. Pour lui, Flaubert est trop styliste, il écrit pour écrire, n’a pas besoin de sujet. Il a d’ailleurs dit que Madame Bovary (1857) était un “roman sur rien”   , et qu’il comptait le faire tenir “par la seule force du style”   . Pour Béguin, le style de Balzac est moins tape à l’œil. Il serait impossible d’isoler une phrase de l’ensemble, tout son art est pris dans un mouvement, tout marche ensemble. Le style est commandité par l’action. Chez Flaubert, le style anéantit l’action, la rend inutile. Béguin n’est sans doute pas sensible à l’extraordinaire ironie et le sens aiguisé de la satire de Flaubert.

Stendhal et Balzac, pour l’auteur, sont incomparables, bien qu’ils aient toujours été confrontés. Pourtant Béguin observe une différence majeure entre les deux, très signifiante pour la compréhension de l’un et de l’autre. Stendhal utilise son personnage principal pour le représenter, il se projette en Julien Sorel ou en Fabrice Del Dongo. Ces jeunes hommes sont ce que Stendhal est, ou ce qu’il voudrait être. Béguin détourne la célèbre phrase que Stendhal avait mise en exergue du Rouge et le Noir (1830), pour montrer que celui-ci tend le miroir vers lui-même, plutôt que vers un chemin quelconque. Pour Balzac, le rapport est bien différent, puisqu’il n’utilise pas ses personnages pour parler de lui, mais ils sont au service de l’action. Si Balzac se projette dans ses personnages, c’est de manière éclatée. Les passions sont réparties entre tous les acteurs.

Une des particularités de Balzac, c’est aussi d’avoir une attitude démiurgique, en effet, tel un dieu, il organise tout un monde, une société. Plus que dépeindre simplement ses contemporains, il fantasme un monde entier, avec ses hommes et ses femmes, passionnés et acteurs de cette comédie. Vautrin, Lucien, Rastignac et autre Coralie, héros de mythologie, sont enfantés par un Dieu créateur dans le but de comprendre le monde. D’ailleurs, pour Béguin, ce que cherche Balzac, c’est la clé de l’univers, et ce n’est pas lorsqu’il se fait “sociologue” avant l’heure ou qu’il emprunte aux sciences naturelles qu’il la trouve, mais bien quand il “raconte des histoires, imagine des destinées”. Balzac conçoit la réalité de la société du XIXe siècle comme une immense machine mouvante, avec pour mécanisme, les humains.

Dans Facino Cane (1837), il parle de cette capacité extraordinaire qu’il a à lire dans les esprits des gens. Ce don dont il parle lui fait peur, mais il en use et l’utilise dans l’écriture. Même si ses personnages sont pétris de lui et de ses propres émotions, ils sont aussi emprunts de véritables personnes que Balzac a croisées, ou même simplement suivies dans la rue. Béguin veut aussi insister sur le fait que Balzac, au même titre que Nerval est symboliste, il donne pour justifier cela l’exemple du travail des couleurs dans La Fille aux yeux d’or (1835).

Mais, à la différence d’un Rimbaud qui dérègle les sensations   , Balzac observe les choses, il les analyse et leur donne la vie. Tout est pénétré de vie chez Balzac, même le mobilier pense. Dans Le Père Goriot (1835), les armoires, la porcelaine et la table de la pension de Mme Vauquer sont avares, médiocres et artificielles comme la propriétaire. Tandis qu’un intérieur serait décrit, juste décrit dans un roman naturaliste, il est habité chez Balzac, incarné. Ce pouvoir de “voyant”, sa capacité à faire naître la vie partout et son travail sur les sensations font de lui un poète à part entière. Cet essai permet de découvrir les facettes négligées de cet auteur aussi lu et étudié qu’est Honoré de Balzac. Le Balzac de Béguin est un véritable poète, son univers est fantasmé, réinventé, vivant. Balzac est le dieu d’un monde imaginaire : La Comédie humaine.