David Rabouin tente de remettre l'Ethique de Spinoza au goût du jour, à grands renforts de géométrie riemannienne.

David Rabouin a écrit avec Vivre ici. Spinoza, éthique locale un livre d’éthique normative. D’ailleurs il semble légèrement dédaigner l’éthique appliquée, ne la voyant pas comme l’application à des problèmes particuliers des conclusions d’une éthique normative mais comme la spécialité des comités d’éthique, ceux-ci ayant, à ses yeux, une fonction au fond politique au sens où, sous la pression de faits continuellement changeants et en vue de l’harmonisation de positions divergentes, ils visent un consensus permettant une vie commune paisible. L’auteur ambitionne, lui, une position plus intemporelle et moins assujettie aux aléas de l’histoire et aux variations infinies des faits.

Il prend aussi, contre l’idéologie du "à chacun, son choix", clairement ses distances par rapport à ceux qui transmettraient un art de vivre reflétant leurs propres passions, son but étant en effet d’écrire une théorie éthique vraie et non de proposer un modèle, parmi d’autres, de vie heureuse possible.

On peut cependant se demander si aujourd’hui on est en mesure d’ élaborer une théorie éthique vraie.

La réponse est la suivante : c’est possible parce que cette théorie a déjà été formulée par un philosophe antérieur, précisément Spinoza dans la troisième partie de l’Éthique, consacrée aux affects. Le choix de Spinoza par l’auteur paraît autant obéir à des raisons théoriques qu’à des raisons pratiques (il dit "en avoir éprouvé l’efficacité"   ).

Mais l’erreur à ne pas faire ici est de croire que l’auteur se contente de répéter ce que Spinoza a déjà formulé. Son livre n’est pas du tout un retour à Spinoza car l’auteur ne s’approprie pas l’ensemble du système spinoziste (on aura compris aussi que l’ouvrage est encore moins un texte d’histoire de la philosophie, vu que, comme on l’a dit, le but de l’ouvrage est de construire, grâce à une partie du système de Spinoza, une théorie éthique vraie).

On se demandera alors bien sûr pourquoi Rabouin ne reprend pas à son compte le système spinoziste.

D’abord Kant est passé par là, qui a discrédité, auprès sinon de tous mais du moins d’un grand nombre de philosophes contemporains la métaphysique en tant qu’entreprise rationnelle destinée à connaître ce qui est réel de manière absolue.
Ensuite la multiplication des sciences a rendu naïve l’idée d’une seule science en mesure d’expliquer la réalité : ainsi, alors que Spinoza, comme Descartes, en hommes du 17ème siècle, identifiait cette science à la mécanique, l’auteur partage une conception de la réalité qu’il ne détaille guère mais que je me permettrai de nommer émergentiste et qu’il livre le plus clairement quand il écrit   : "On aimerait aussi pouvoir suivre les scientifiques lorsqu’ils se placent sur d’autres "plans" que le niveau purement mécanique (quelle que soit la nature des lois qu’on y suppose) : décrire, par exemple, des fonctions biologiques élémentaires, elles-mêmes articulant des niveaux chimiques, génétiques, anatomiques, etc. Accepter, s’il le faut, que l’ordre émerge du chaos, que le finalisme se réintroduise localement dans tel ou tel processus, etc." L’idée d’une science des sciences n’a aux yeux de l’auteur plus qu’une fonction d’idéal régulateur.

Enfin la géométrie euclidienne, qui était pour Spinoza le savoir que la philosophie devait prendre comme modèle pour découvrir la vérité, n’est depuis la naissance des géométries non-euclidiennes au 19ème siècle qu’une géométrie particulière. Dans cette perspective, ce que répresentait Euclide pour Spinoza va être remplacé pour Rabouin par ce que représente Riemann, mathématicien qui a construit une théorie de l’espace en mesure de rendre compte par la genèse des différents espaces possibles (dont l’espace euclidien) – sur ce point le lecteur notera une certaine fascination de l’auteur, manifeste dans tout l’ouvrage, pour un vocabulaire d’inspiration mathématique, qui, à mes yeux, contribue moins à clarifier l’argumentation qu’à la rendre confuse.

Mais alors quelles coupes David Rabouin va-t-il faire dans Spinoza en vue de l’ajuster à l’état actuel de la philosophie et des sciences ?

Ce qui est le plus marquant, c’est l’évacuation de toute référence à un Dieu aux attributs infinis dont l’homme ne pourrait connaître que deux, précisément la pensée et l’étendue. Ce rejet s’accompagne du refus de dériver la théorie éthique d’une connaissance de l’ordre du monde et de la place de l’homme dans ce monde. Il est difficile de ne pas approuver sur ce point la modestie anti-fondationnaliste de l’auteur. En revanche, on comprend moins sa méfiance vis-à-vis de l’approche naturaliste de l’homme, car, s’il est indéniablement vrai que Spinoza a cherché à expliquer l’homme par les lois de la nature dans un cadre réaliste absolu, il semble possible de prendre au sérieux les explications naturalistes des comportements humains en vue d’expliquer l’esprit sans pour autant prétendre ainsi disposer du seul savoir en mesure de rendre intelligible le mental. Une chose en tout cas est claire : cet ouvrage n’est pas une théorie éthique établie à partir de la connaissance scientifique de l’homme en tant qu’être naturel.

Mais alors, sa réflexion éthique n’étant pas éclairée par la connaissance scientifique, sur quoi Rabouin s’appuie-t-il donc pour argumenter son éthique ? On peut dire que son approche est largement phénoménologique, ce recours à l’expérience phénoménologique étant requis par l’abandon de tout cadre métaphysique global permettant de caractériser l’homme du point de vue de l’absolu. En effet, à la différence de Spinoza qui met au début de son œuvre la connaissance de Dieu, le texte de Rabouin part d’une expérience subjective évoquée en imaginant Descartes sur le point de méditer philosophiquement mais interrompu parce que, assis trop près du feu, sa robe de chambre s’enflamme. Cette expérience, bien qu’incluse dans un raisonnement destiné à montrer que Descartes a cru faussement dans le pouvoir de l’homme sur ses pensées, peut être vue - c’est nous qui le disons -  comme l’équivalent du cogito du point de vue de Rabouin. En effet cette scène, assez comique au demeurant, sert à amorcer les thèses suivantes : que l’homme est soumis à ses affects et que la contrainte exercée par eux représente ce qu’il y a de plus indubitablement réel.

Mais alors qu’est-ce que l’éthique si l’homme, soumis à ses affects, est dépourvu de libre-arbitre ? Sur ce point Rabouin reste dans l’orthodoxie spinoziste : l’éthique est la connaissance des affects et de leurs transformations. Comme Spinoza, l’auteur fait des désirs humains les causes des normes et des valeurs et défend la thèse que les effets du monde sur l’homme ne peuvent pas être séparés des affects en tant que ce sont eux qui donnent ou non au monde la possibilité de modifier l’esprit.

Soyons un peu plus précis : d’abord, contre une argumentation d’inspiration bergsonienne dénonçant la dénaturation des phénomènes psychologiques par les métaphores spatiales, l’auteur explique de manière plutôt convaincante que la géométrisation du psychologique n’a rien de métaphorique pour la bonne raison qu’on ne peut parler des affects et de leurs transformations qu’en termes de corps (c’est la manière dont l’auteur comprend la thèse spinoziste du parallélisme de la pensée et de l’étendue). Ensuite, dans la mesure où la géométrisation de l’esprit n’est plus interprétée comme une défiguration de l’esprit, David Rabouin s’efforce dans des passages où la clarté n’est pas toujours au rendez-vous d’expliquer comment la géométrie riemannienne, parce qu’elle est génétique, est désormais la seule géométrie en mesure de rendre compte de la genèse des affects, de leurs identités, de leurs combinaisons, de leurs transformations, de leurs pouvoirs. La limite de tout cela est que l’ on ne voit guère en quoi cet apport tiré de Riemann améliore de manière décisive la connaissance de soi. En effet les exemples que Rabouin donne de ce type de connaissances restent tout à fait triviaux comparés à la sophistication du détour par Riemann. Il faut cependant relever l’effort de l’auteur, à cette occasion, pour essayer de régler le problème de l’application des mathématiques à la réalité en construisant une conception de l’objet mathématique qui dépasse les limites et du réalisme et du nominalisme - ce qui donne à l’ouvrage une dimension intéressante pour les épistémologues des mathématiques.

Relativement à cette connaissance, dont il reste à justifier la valeur par rapport à ce que fournit la conscience ordinaire de soi, Rabouin tient à souligner qu’elle est à la disposition de chacun et qu’elle libère davantage que la psychanalyse parce que, à la différence de cette dernière, elle ne fait pas dépendre chacun d’un autre que soi et d’un schéma explicatif particulier. En effet, craignant d’être enfermé dans une particularité déterminée, l’auteur est en effet soucieux – tout en mesurant souvent le risque de l’entreprise - de dégager à la fois la possibilité d’une structure universelle de l’esprit et celle d’une connaissance individuelle de l’esprit de chacun par chacun, une fois mise à la disposition de tous la théorie de Spinoza. Or, il me semble sur ce point que l’objection classique faite à l’introspection s’applique parfaitement : comment distinguer entre appliquer à son propre esprit la théorie élaborée par Spinoza-Riemann-Rabouin et croire l’appliquer ? Il semble que l’auteur veuille à la fois se débarrasser d’une conception scientifique de l’esprit (qu’il identifie au naturalisme) et en même temps en garder tout le bénéfice potentiel, précisément la capacité de disposer d’une connaissance vraie de son esprit, qui ne soit pas causée par la culture particulière à laquelle appartient celui qui se connaît. On note dans ce texte en effet une hantise par rapport à un culturalisme relativiste qui soutiendrait la thèse qu’il y a autant de formes d’esprit que de cultures qui les ont modelés et en même temps une crainte constante de réduire l’homme à un effet du monde matériel réel duquel il serait une partie. Refusant et le naturalisme et le culturalisme, Rabouin veut ouvrir une troisième voie, tirée des mathématiques, entendues non comme outil permettant de modéliser les résultats d’expérimentations ou de formaliser les raisonnements mais comme modèle d’intelligibilité de l’esprit. Reste à convaincre que cette voie est féconde tant sont inexistantes dans le livre les applications de la théorie ébauchée dans l’ouvrage.

Pourtant l’auteur compte beaucoup sur le savoir-faire dérivé de cette théorie pour accéder à ce que Spinoza désignait du nom de béatitude. Il insiste sur le plaisir que l’on prend à connaître ses affects, joie de second ordre compatible même avec des tristesses de premier ordre. Il met l’accent sur le rôle de l’entraînement comme dans un sport mais il ne semble pas voir que, dans un sport précisément, l’entraîneur est là pour permettre de faire la distinction entre appliquer correctement la règle et croire l’appliquer correctement.

En conclusion, il me semble que l’auteur, porteur d’un problème intéressant : comment être encore spinoziste aujourd’hui ?, s’il parvient bien à déterminer ce qui doit être enlevé au spinozisme pour le mettre en phase avec l’état actuel de la philosophie et des connaissances scientifiques, peine plus à faire comprendre en quoi la mise à jour de la géométrie réalisée par Riemann donne réellement au spinozisme le moyen de fournir à chacun une connaissance vraie de ses affects, ceci en l’absence d’une science de l’esprit et dans la solitude hasardeuse de l’introspection. On peut aussi pour terminer douter de la fidélité profonde à Spinoza d’une entreprise philosophique qui, à la différence du philosophe hollandais à son époque, ne prend guère au sérieux ce que les sciences peuvent nous apprendre sur l’homme. On devra cependant reconnaître à l’auteur une qualité incontestable : il formule, explicitement et souvent, certaines des multiples objections auxquelles son entreprise se prête. David Rabouin nous a ainsi livré de manière non dogmatique, dans un livre certes riche et ambitieux mais un peu touffu et énigmatique, une tentative d’éthique néo-spinoziste