Dans une synthèse accessible, cet ouvrage présente les enjeux économiques, juridiques et moraux de la neutralité d'Internet tels que peuvent les appréhender les autorités de régulation chargées de veiller à l'équilibre du secteur.  

Venue des États-Unis, la préoccupation de la neutralité du réseau des réseaux est récemment venue s'inviter dans les débats européens. Un ouvrage de synthèse, compact et accessible sur la question tombe donc à point nommé. Les auteurs de celui-ci sont des praticiens de la question de la neutralité : Nicolas Curien est membre du Collège de l'ARCEP (Autorité de Régulation des Communications Électroniques et des Postes), le régulateur français des télécommunications, et Winston Maxwell est un avocat spécialisé dans le droit des médias et télécommunications. Ce point de vue oriente l'ensemble de l'ouvrage, qui présente la question de la neutralité tels que peuvent l'aborder les instances chargées d'arbitrer entre les arguments des partisans d'une neutralité intégrale et ceux des opérateurs de réseaux et fournisseurs d'accès Internet. Entre la revendication d'une neutralité imposée ex ante par la loi et celle d'un contrôle discrétionnaire sur le réseau, les auteurs défendent ainsi l'idée d'une quasi-neutralité régulée ex post, bordée d'un côté par le principe de réalité quant au coût des infrastructures et de l'autre par la vigilance des autorités de régulation, des défenseurs des libertés fondamentales et du droit de la concurrence.

 
 

Le tour d'horizon

 

Pour arriver à cette conception, les auteurs commencent par présenter les parties prenantes : les opérateurs de réseaux et les gouvernements d'une part et d'autre part la rencontre entre les concepteurs originels d'Internet et organisations de défense des droits et des libertés. Les arguments qui les opposent sont d'ordre à la fois économique et moral.

 

Pour appréhender les arguments, les auteurs proposent d'abord de décrire le fonctionnement économique du secteur, en mettant en évidence les effets de redistribution qu'implique la neutralité ainsi que ses conséquences sur le fonctionnement de la concurrence dans le secteur. Ce chapitre présente également les formes de ruptures de la neutralité que réclament les opérateurs de réseau : d'une part la possibilité de demander aux fournisseurs de contenus de payer pour pouvoir accéder à leurs abonnés, et d'autre part la possibilité de traiter de manière différenciée les paquets de données, suivant le type d'offre souscrit par leur émetteur ou leur destinataire ainsi que selon leur sensibilité au délai.

 

Ils passent ensuite à la dimension plus technique du problème, dans un chapitre dédié à l'organisation matérielle du réseau. Le nœud du problème est que l'augmentation du trafic, essentiellement due à la diffusion de formats vidéo, est beaucoup plus rapide que celle des capacités des réseaux, qui risquent donc la saturation. L'analyse économique montrant que donner simplement une plus grosse part du gâteau aux opérateurs ne garantit pas que ceux-ci investiraient particulièrement dans l'augmentation des capacités matérielles, les auteurs consacrent une plus large part du chapitre à la faisabilité et aux problèmes que pourrait engendrer un traitement différencié des données. Un tel traitement permettrait en effet d'utiliser de manière plus efficace les infrastructures existantes et à venir.

 

Le quatrième chapitre considère la position des gouvernements sous l'angle de leur volonté de contrôle d'Internet. Le versant juridique de la question de la neutralité se déploie dans ce chapitre, qui montre comment la liberté d'expression et la protection de la vie privée pèsent en faveur de la neutralité face à une exigence de protection des biens et des personnes qui plaide en faveur d'outils de contrôle intrusif.

 

Le dernier chapitre, enfin, aborde la question de la neutralité plus spécifiquement dans le domaine proprement européen et porte la thèse des auteurs : en l'état du marché et de la technique, le législateur est d'ores et déjà probablement allé trop loin. Toute législation supplémentaire dans un sens ou dans un autre serait donc pour les auteurs contre-productive car doublonnant de manière plus rigide et moins efficace les outils juridiques déjà à la disposition des régulateurs et des parties prenantes. 

 

Sous l'horizon du régulateur

 

L'ensemble de l'ouvrage est imprégné par le point de vue des auteurs, qui est celui des autorités de régulation et des cours traitant des litiges liés à Internet. S'il est pertinent pour comprendre les grands enjeux, ce point de vue fait passer sous l'horizon les acteurs qui sont pour l'instant restés assez éloignés de ces instances. 

 

Les auteurs inscrivent ainsi dans leur vocabulaire une certaine distance vis-à-vis des publics les plus proches des aspects techniques, souvent attachés à la neutralité. Ces derniers sont présentés tantôt comme des "ultras", tantôt comme des "extrémistes", accusés de faire fi d'un "principe de réalité", ce qui écarte par principe leur position du champ du raisonnable. Cette distance se lit également dans le contresens sur le termes de hacker   ou dans la juxtaposition d'une pratique révoltante (la pédopornographie) et d'une autre dont les conséquences, au demeurant débattues, sont purement économiques  (l'échange d'œuvres soumises à droit d'auteur) comme usage dangereux du réseau contre lesquelles il convient de se prémunir. Ce genre d'amalgame, en soi de peu de conséquence connaissant la compétence et les positions des auteurs, est regrettable dans la mesure où il constitue une arme trop souvent employée par d'autres et dans d'autres contextes (les débats autour de la loi LOPPSI 2, par exemple) pour déconsidérer les partisans d'un Internet libre sans affronter leurs arguments. 

 

Le point de vue des auteurs fait également que leur l'analyse (rejoignant en cela l'essentiel de la littérature économique) rejette aux marges les utilisateurs ainsi que l'Internet non-commercial. Leur représentation d'Internet repose sur la mise en relation d'utilisateurs-consommateurs avec des éditeurs de services commerciaux. Cette conception, qui place les utilisateurs dans une position de minorité à protéger, favorise les solutions de protection centralisées (intrusives et sous contrôle des cours de justices et des autorités de régulation) par rapport aux solutions décentralisées, fondées sur l'éducation et la responsabilité des utilisateurs individuels. Pour les mêmes raisons, les acteurs non-commerciaux d'Internet, des pages personnelles, des sites d'associations jusqu'à Gallica en passant par Wikipédia, sont assez largement hors du champ d'analyse, alors qu'on peut penser que ces éléments du Web lui donnent une large partie de sa valeur d'usage. Il s'agit pourtant là des origines mêmes du réseau, dédié à l'échange de données et de communications entre universitaires.

 

Enfin, il est logique de la part des auteurs de souligner la capacité des instances avec lesquelles ils sont familiers de traiter les problèmes posés. Dans ce cadre, l'indépendance des autorités de régulation comme de la justice constituent des préalables nécessaires à une régulation efficace, qui évite la capture par l'un ou l'autre des grands acteurs. À un moment où le gouvernement français vient de  tenter d'imposer la présence d'un commissaire nommé au sein de l'ARCEP et où les projets de loi successifs de filtrage d'Internet tâchent d'éviter le contrôle du juge, cette indépendance n'apparaît pas aussi solidement garantie qu'il le faudrait pour mener à bien les tâches que lui assignent les auteurs. 

 
 

Un état institutionnel du débat

 

À ces réserves près, l'ouvrage constitue une bonne introduction à la neutralité d'Internet pour qui veut en saisir avant tout les enjeux économiques, juridiques et moraux. Cette perspective surplombante permet au lecteur de s'abstraire assez largement des questions techniques pour appréhender les logiques et les motivations des différents acteurs en présence. L'expérience des auteurs leur permet de mettre en lumière les rôles des autorités de régulation et du cadre légal (protection des libertés fondamentales, droit de la concurrence) dans une période où l'activisme politique tend à obscurcir, voire à tenter de contourner, le travail de ces institutions. Il représente donc un bon état institutionnel du débat, considéré du point de vue d'acteurs qui ont à arbitrer entre les dimensions morales, juridiques et économiques du fonctionnement et des usages d'Internet