*Nonfiction.fr inaugure un partenariat avec la revuecivique.eu site de la Revue Civique   consacré aux réflexions sur les questions de société civique, les problèmes de société et la place du citoyen dans l'action publique.

 

"Pensez Libre", think tank indépendant des partis, s’interroge sur les grands problèmes de notre société. Lors d’un de ses débats organisé à l’Hôtel de l’Industrie à Paris, et auquel la Revue Civique a assisté, ce club présidé par Olivier Mousson a posé la question: "Comment redonner du sens au politique ?" à la philosophe Cynthia Fleury – dernier ouvrage, La fin  du courage (Fayard) -, et à un acteur politique "qui pense plus haut que les autres", l’ancien député européen Jean-Louis Bourlanges, qui a théorisé de manière incisive la conception politique du centriste, fondée dit-il sur une série de "refus". Se réclamant tous deux de Tocqueville, leur analyse se rejoint sur les maux et perspectives de notre démocratie. Larges extraits.

 

Cynthia Fleury  et la restauration du courage

 
 

"Tocqueville a eu l’intuition géniale de comprendre que la démocratie était construite sur de bons principes avec des effets pervers, car les individus démocratiques transforment les principes en passions (…) Historiquement, nos pionniers de la démocratie ont formé un acte I dans lequel la fondation de notre démocratie française repose sur le pilier de la vertu du Peuple, accolé à ce que Robespierre nomme "le bras armé de la vertu" à savoir la Terreur. Ce couple a construit notre traumatisme français en même temps que notre tropisme pour réguler notre société démocratique dans sa phase de création.

L’acte II de notre démocratie, selon Tocqueville, rejette ce couple infernal et propose dans une tradition libérale française la doctrine de "l’intérêt bien entendu". Tocqueville pense que cet idéal du compromis protégera la démocratie contre ses propres dérives, notamment ses aspects dictatoriaux et sa toute-puissance sous-jacente. 

 

Nous sommes aujourd’hui à la fin de cette régulation de "l’intérêt bien entendu" qui, loin d’être un semblant d’intérêt public, renvoie à l’atomisation des intérêts privés. D’autre part, autre effet pervers de la démocratie, elle jette sur son propre fonctionnement un voile de Maya dans la mesure où elle masque la vraie dynamique qui la sous-tend, à savoir non pas celle d’un statu quo quasi mécanique, mais celle des mouvements sociaux, des tensions et des conflits internes (…) En France, on observe par exemple, ces dernières années dans le monde du travail, que les individus sont perpétuellement acculés à nier leurs fondamentaux, que les valeurs managériales et libérales contredisent les principes humanistes qui les ont construit. Chaque jour, les individus travaillent dans un univers qui renie leur statut, organise leur "échangeabilité", n’assure plus leur promotion sociale, transforme leur idéal de métier jusqu’à le briser. 

 

Ceux qui se suicident sur leur lieu de travail, ne sont pas ceux qui sont les moins bien intégrés. Ces individus au lieu de faire exploser le système, préférèrent imploser sur le lieu symbolique de leur activité professionnelle. Les travaux de Dejours qui a beaucoup réfléchi sur le suicide dans le monde du travail, montrent que ces suicides parlent moins d’une problématique de vulnérabilité personnelle que d’une problématique de vulnérabilité structurelle.  Qu’est ce qui pourrait aider à protéger la démocratie contre elle-même et à passer au troisième âge de notre démocratie ? J’émets l’hypothèse que la restauration d’une des principales vertus démocratiques, à savoir le courage, peut être la voie. Mais  pas n’importe quel courage. 

 
"Attention à l’instrumentation du courage par les politiques"
 

Le risque se situe sur l’instrumentation du courage par les hommes politiques, qui se revendiquent du "parler vrai", de la vérité, de la rupture, etc.… de telle sorte qu’ils vident littéralement le mot courage de sa substance première, en l’usurpant et en faisant d’une fausse politique du courage un véritable outil de communication politique. Cette forfaiture de la vérité m’a amené à redéfinir le courage. 

 

Michel Foucault dans un de ses derniers séminaires au Collège de France sur  "le courage de la vérité", explique que le courage est la valeur clé en démocratie au-delà de la notion traditionnelle de souveraineté du peuple. Car lorsque le peuple déraisonne, il est capable d’adouber un tyran, un despote auquel il donne une légitimité par son vote. Je vous renvoie au texte de Victor Hugo qui explique très bien dans "Napoléon le petit ", qu’au moment où Napoléon III a été adoubé par le suffrage universel, il piétine la démocratie.

 

Pour que la démocratie existe, il faut faire en sorte que le demos soit véritablement le lieu d’une activation du logos corrélé à l’ethos. Pour Foucault, cela se nomme la parrêsia. Le dire vrai n’est pas un dire sur tout et n’importe quoi. Il est normatif et non permissif. Il renvoie à des critères spécifiques, sinon il est le dire de la doxa, populiste, tout puissant et infantile : un dire fantasmatique qui disloque la cité. Pratiquer la parrêsia n’est pas simplement "tout dire". C’est "tout dire, mais indexé à la vérité". Le "parrèsiaste" dit en effet ce qu’il pense mais surtout il "se lie à cette vérité, il s’oblige, par conséquent, à elle et par elle". Pour qu’il y ait parrêsia, il faut que le "sujet [en disant] cette vérité, prenne un certain risque, risque qui concerne la relation même qu’il a avec celui auquel il s’adresse". Nous sommes donc à l’opposé d’un dire communicationnel, faussement libératoire parce qu’haranguant ce que les autres pensent tout bas (…)

 

Rares – voire inexistants – sont les hommes politiques pratiquant le dire vrai. Mais, et c’est là le paradoxe, le pourraient-ils seulement s’ils le souhaitaient ? À lire Foucault, rien n’est moins sûr et le philosophe de rappeler le refus de Socrate d’entrer en politique (…) la parrêsia n’est pas le produit d’une activité communicationnelle. D’où la difficulté majeure en médiacratie.…"

 

Jean-Louis Bourlanges définit "l’Homo Centristus"

 

Essayons d’analyser  "l’Homo Centristus Vulgaris", l’homme Centriste ordinaire et en quoi il représente quelque chose qui a du sens dans la vie publique française d’aujourd’hui. Un certain nombre de refus sont à la base de son engagement:  Le refus d’une politique "religieuse" : Tocqueville montre bien qu’à partir de la Révolution, on aborde une politique "littéraire", en fait une politique "religieuse" : les hommes politiques devenant les anges d’une rédemption immanente dont Robespierre est un exemple assez terrifiant.

 

Le centriste n’accepte pas cette vision des choses mais affirme comme Marcel Gauchet, qu’il ne faut pas réenchanter la politique. On voit bien ce que l’enchantement signifie : c’est le charme, c’est le filtre d’amour d’Iseult, c’est quelque chose qui vous conduit à ne plus être vous-mêmes mais à écouter le son de flûte d’un leader qui emporte les enfants vers des horizons insondables… Je pense profondément que le centriste,- c’est en cela qu’il est en situation difficile par rapport à la fantasmagorie nationale - est abonné à un certain prosaïsme. Il résiste de toute la force de son âme à ces transfigurations héroïques car il voit très bien – "qui veut faire l’ange fait la bête"- qu’elles aboutissent à des résultats souvent dramatiques. 

 

Le refus du "volontarisme" 

 

 Il est apparu dans le vocabulaire politique avec l’élection présidentielle de Jacques Chirac en 1995, qui affirmait qu’il suffisait de vouloir pour faire. Ce volontarisme s’opposait au réalisme qu’incarnait Edouard Balladur lorsqu’il affirmait que la situation était difficile et qu’il fallait faire des efforts et s’adapter. Ce volontarisme se disqualifiera, quelques mois plus tard, ainsi que le discours de la «fracture sociale» avec la constatation sous-jacente suivante "j’ai fait ce que j’ai pu, mais je ne peux pas grand chose»..Ce volontarisme est une perversion intellectuelle. Le volontariste est celui qui affirme que «le réel a beau être là, je suis plus fort que lui". C’est le signe d’une absence de volonté puisque la volonté suppose d’accepter la confrontation avec le réel. 

 

"Le centriste authentique refuse le cynisme et accepte le tragique de l’action"

 

De ce seul point de vue, je me méfie de la formule anglaise qu’on attribue à Churchill, "where there is a will, there is a way", que les gaullistes attribuent très fréquemment au Général de Gaulle : "là où il y a une volonté, il y a un chemin".  Vous pourrez avoir toute la volonté du monde, ce n’est pas pour autant que vous trouverez un chemin. Le véritable homme politique est celui qui inverse la formule : "là où il y a un chemin, il faut qu’il y ait une volonté ! C’est d’ailleurs la vraie devise du général De Gaulle, le 18 juin 40.

- Le refus de l’empirisme : L’empirisme est un opportunisme qui consiste à se laisser porter par le mouvement des choses. Lorsque le rapport de force change, on se plie au rapport de force. Max Weber dit : "je ne connais rien de plus vide de sens que la politique de puissance". Il oppose la politique de Puissance à la politique du Tragique qui est une politique de confrontation douloureuse entre les valeurs, dont l’homme politique est porteur, et la réalité qui lui fait face. Le centriste authentique refuse le cynisme et accepte la dimension tragique de l’action.

- Le refus du verbalisme: Il y a le vocabulaire et la réalité. L’équation est assez simple : les élections sont pour le discours et l’opportunisme pour le gouvernement. Vous ne pouvez pas, sur cette base, réformer le pays parce que les gens savent que vous leur avez menti… Vous conviendrez donc qu’il n’est pas drôle d’être Centriste.

On se situe dans le prosaïsme, dans le discours de vérité, dans ce qu’on appelait à propos de Raymond Barre, la modération impitoyable, dans le courage ordinaire des gens qui refusent simplement de dire aux autres ce qu’ils veulent entendre. On est dans le discours de Valery Giscard d’Estaing qui se fait vilipender par les gaullistes lorsqu’il a expliqué simplement ce que pèsera démographiquement la France dans une trentaine d’années, soit 1 ou 2% ; et qui s’entend répondre que c’est une insulte à la grandeur de notre pays !