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Dans son dernier ouvrage, le grand politologue britannique invite ses lecteurs à poser un autre regard sur le XXe siècle.

 

Dernier volume des essais du philosophe politique britannique décédé en 1997, Le Sens des réalitésrassemble des articles et conférences rédigés entre 1950 et 1972. Ces textes, qui traitent à bâtons rompus d’innombrables sujets, attestent la verve caractéristique du grand historien des idées, dont "la finesse d’esprit a fait pendant des décennies le bonheur de ses étudiants et de ses compagnons de tablée", rappelle Robert Darnton dans la New York Review of Books   . Avec les talents de conteur qui le caractérisent, Berlin évoque ainsi les rencontres qui ont émaillé sa longue carrière. Des écrivains, comme Virginia Woolf et la poétesse russe Anna Akhmatova, mais aussi des hommes politiques de premier plan comme Roosevelt et Churchill, dont il croise la route à l’issue de la guerre, alors qu’il travaille pour le Foreign Office.

Mais ces textes, notamment "Kant, source inattendue du nationalisme" (1972) et "La révolution romantique" (1960), abordent aussi et surtout les thèmes de prédilection de ce théoricien des origines du totalitarisme. Un phénomène qui remonte, selon lui, au mouvement des Lumières, coupable d’avoir donné à l’idée de liberté une portée trop ambitieuse. À la "liberté négative" des libéraux, celle qui consiste à jouir d’une sphère d’autonomie protégée de l’interférence d’autrui, on a préféré une "liberté positive" dont la mise en œuvre, qu’elle passe par la volonté générale chez Rousseau ou la nation chez Fichte, porte en germe de nouvelles servitudes. "Le socialisme et les théories socialistes" (1950), essai marqué par le contexte de la guerre froide, illustre ce propos en montrant comment l’utopie communiste a pu, au nom de la liberté, pratiquer à grande échelle une véritable "vivisection des sociétés". C’est-à-dire, commente Darnton, sacrifier autant de vies que nécessaire pour "donner au matériau humain la forme jugée requise par la logique de l’histoire".

Berlin se livre aussi à un rapprochement inattendu entre littérature et politique, dans l’essai qui donne son titre à l’ouvrage, "Le sens des réalités" (1953), et dans le "Jugement politique" (1957). Sa conviction, résume Darnton, est qu’"en deçà des manifestations ordinaires de la vie publique, qui donnent du grain à moudre aux sciences humaines, il existe un “niveau inférieur” de la réalité, mieux appréhendé par les romanciers, les historiens et les hommes d’État". Tous, en effet, "partagent le même goût du particulier, du concret et de l’inef¬fable", ce qui leur permet de mieux "saisir le caractère d’un événement, et la texture d’une civilisation". Une proposition stimulante, bien dans le style de ces essais qui, selon Darnton, "ne cherchent pas à démontrer, mais à explorer des sujets de manière informelle, parfois ludique, en laissant le lecteur libre de tirer ses propres conclusions. Entre les mains d’un maître tel que Berlin, ils prennent la forme de conversations écrites"