Il y a tout juste 140 ans la France reconnaissait sa défaite face à l’Empire allemand et sombrait dans la guerre civile. Une page marquante de notre histoire aujourd’hui bien oubliée mais ravivée par des témoignages d’époque.
 

Souvenirs de l’Année Terrible (1870-1871) reprend le titre donné par Victor Hugo dans son poème du même nom à cette période charnière pour l’histoire de France, qui s’étend de l’été 1870 à l’été 1871. Quelques mois qui ébranlent bien des certitudes et marquent des existences pour longtemps.
Bien que l’on ait tendance à l’oublier, les deux Guerres Mondiales ont été précédées par un conflit franco-allemand traumatisant pour les Français et fondateur pour les Allemands. Le 19 juillet 1870, Napoléon III déclare la guerre à la Prusse ce qui favorise la fédération des états allemand et la naissance, le 1er janvier 1871, de l’Empire allemand. Au contraire, le Second Empire français disparaît sans gloire et, dès le 4 septembre 1870, la République est proclamée, en pleine tourmente   .
Cette "année terrible" constitue un véritable tournant en France puisqu’elle jette les bases d’une période républicaine ininterrompue depuis 140 ans - si ce n’est par Vichy -, dans laquelle nous vivons toujours. C’est aussi l’occasion d’une guerre civile et d’un soulèvement populaire pendant la Commune de Paris, dont le souvenir va irriguer de nombreux mouvements révolutionnaires partout en Europe pendant des dizaines d’années. Pour les contemporains, c’est avant tout une défaite militaire stupéfiante et particulièrement humiliante, qu’ils vont ruminer durant 45 ans, attendant la revanche pour laver l’affront et reprendre l’Alsace et la Lorraine. Car si la mémoire nationale passe aujourd’hui sous silence cette grande défaite, balayée par les "victoires" de 1918 et 1945, la Guerre de 1870 reste l’évènement marquant dans les familles jusqu’à la Grande Guerre, celui que l’on se raconte le soir à la veillée.
Jules Garçon, qui écrit Souvenirs de l’Année Terrible sous le pseudonyme de Georges le Tervanick en 1908, est encore plein de ce ressentiment. Né seulement en 1888, le jeune auteur nordiste est bercé depuis l’enfance par les récits de sa famille et de ses voisins. On le sent très concerné par la mémoire vive de cette guerre, dont il veut perpétuer le souvenir parmi les siens. Son cahier, édité par ses descendants, comprend trois parties. Tout d’abord il relate les souvenirs de guerre de son voisin, Dominique Thellier, qu’il a directement collectés en discutant avec ce dernier. Il s’agit d’un simple soldat de l’armée impériale ayant participé au siège de Metz. Ensuite viennent les lettres de l’oncle de l’auteur, Léopold Foulon, caporal des corps mobiles de l’armée de Normandie, assez proches des francs-tireurs. Enfin, dans une troisième partie plus baroque, Jules Garçon évoque des évènements vécus par la population civile des villages du Pas-de-Calais dont sa famille est originaire. Ces trois points de vue sont à la fois très représentatifs et complémentaires pour saisir la mentalité des protagonistes et la souffrance des mois de guerre. En effet, même s’ils ne concernent que des individus, ces récits peuvent se rapporter à la majorité de la population et leur intérêt historique est évident : les témoins sont des ruraux, ils sont envoyés dans des régions différentes, l’un d’eux participe même à une des pages les plus importantes du conflit – le siège de Metz –, l’un est dans l’armée régulière, un autre dans la mobile…  Ce sont des exemples généralisables. Cependant, le texte est ici donné brut, sans appareil critique et sans analyse, ce que l’on peut regretter car rien n’en signale l’intérêt historique au-delà de l’intérêt du simple récit de vie. Gageons que cela aiguise la curiosité du lecteur qui aura envie d’effectuer des recherches personnelles sur ce conflit méconnu, pour aller plus loin.

Les témoignages de Souvenirs de l’Année Terrible sont poignants mais aussi très lucides, notamment celui du soldat de l’armée régulière. Il évoque sans fard la retraite des troupes françaises dès le début des hostilités, le chaos généralisé, l’amateurisme, l’impréparation, la désorganisation. Malgré le peu d’informations dont il dispose et malgré son absence de vision d’ensemble, il pressent très vite la catastrophe. Dès le mois d’août 1870 il n’y a plus de munitions, en septembre il n’y a plus de nourriture. En octobre, avec la pluie et le froid, la maladie s’abat sur les troupes de l’Est et décime l’armée. Finalement, Metz capitule le 28 octobre 1870 sans combattre, ou presque, et Dominique Thellier est emmené en captivité jusqu’en juin 1871. On vit avec le simple soldat, de l’intérieur et au jour le jour, le "drame de Metz" imputé à Bazaine. Cet évènement revêtira un caractère particulier dans la légende qui se tisse peu à peu autour de ce conflit dans les années suivantes   .
On retrouve au fil des pages le quotidien de la guerre, pas si différent d’un conflit à l’autre finalement, bien loin des grandes actions héroïques. Souvenirs de l’Année Terrible n’est pas sans rappeler d’ailleurs Paroles de Poilus qui a connu un si grand succès éditorial il y a quelques années, en France. Le règne de la désinformation et de la rumeur est caractéristique de l’époque troublée. On s’ennuie beaucoup, on attend, on a faim et froid, on se fatigue des ordres et des contre-ordres, on creuse d’inutiles tranchées, on attend l’ennemi avec une crainte mêlée de l’impatience d’en découdre sans le voir jamais. La guerre c’est aussi la peur et même l’angoisse, l’affreux gâchis des hécatombes engendrées par le froid, la faim et surtout la maladie, mais aussi le peloton d’exécution, les représailles allemandes sur la population civile, la honte de fuir systématiquement devant l’ennemi, la douloureuse déchirure interne à la population française lorsque les civils veulent continuer le combat et doivent prendre leur propre armée en otage car celle-ci renonce à les défendre. Malgré tout, cette guerre est aussi l’occasion de visiter la France, notamment pour Léopold Foulon, qui découvre à cette occasion la Normandie, où l’on peut encore se permettre des moments de détente, batailles de boules de neige avant le bombardement au canon. La "guerre sous les pommiers" telle que la découvre tout d’abord le caporal laisse néanmoins place peu à peu à l’horreur absurde de la guerre. De quoi nous donner envie de relire les nouvelles du recueil Mademoiselle Fifi de Maupassant.
Le sentiment amer qui irrigue les témoignages rassemblés par Jules Garçon dans Souvenirs de l’Année Terrible, est partagé par l’auteur lui-même. Alors âgé de 20 ans, il conclut son cahier par un poème dans lequel il se déclare prêt à venger l’humiliation de son pays et de ces soldats ordinaires qui vieillissent avec une blessure à l’honneur. Dix ans plus tard exactement, quelques jours avant l’armistice de 1918, il meurt au combat. L’heure de la vengeance avait finalement sonné mais elle se révélait à la fois cruelle et stérile.