Un livre sur la place des ports dans la mondialisation et la transformation des espaces portuaires dans les villes.

* Une autre critique de ce livre a été publiée sur nonfiction.fr.

 

"Le monde est devenu liquide"   , selon le philosophe Olivier Mongin. Aujourd’hui, les plus grandes villes du monde doivent disposer d’un accès maritime. La mondialisation a ainsi renforcé le rôle économique des ports. Leur poids dépend toutefois également de leur arrière-pays et de l’organisation de l’espace portuaire. Etudier les ports conduit donc à s’intéresser à la fois aux échanges maritimes mais aussi à l’urbanisme des villes portuaires, à combiner l’approche mondiale et l’approche locale. L’ouvrage de Pierre Gras n’est cependant pas un manuel de géographie des ports mais s’attache plutôt à montrer comment les transformations qui ont affecté le monde depuis le milieu du XXe siècle et la forme qu’a pris l’économie mondiale ont contribué à modifier profondément l’image qui est associée à ces espaces.
Ce livre s’organise en trois parties bien distinctes. La première retrace l’histoire des ports depuis le milieu du XXe siècle. Dans la deuxième partie est analysée la situation du commerce maritime mondial et la place des ports de chaque continent dans une économie mondialisée. La dernière partie, enfin, rend compte de la transformation des espaces portuaires et de leur reconversion, essentiellement dans les pays du Nord. L’espace géographique étudié apparaît ainsi mouvant, concentré sur l’Europe - et plus particulièrement sur la France – dans la première et la dernière partie, tandis que les ports asiatiques, qui connaissent une forte croissance, ne sont étudiés que dans la deuxième partie.
Pierre Gras aborde d’abord les ports dans une perspective historique, en présentant les grandes transformations qu’ils ont connues depuis le milieu du XXe siècle. L’auteur commence par montrer que les principaux européens sortent détruits de la Deuxième Guerre mondiale. Le Havre constitue ainsi le symbole d’une ville dévastée, peu après le débarquement en Normandie. Si tous les pays d’Europe occidentale sont concernés, c’est la France qui connaîtra le plus difficultés à se remettre de ces destructions. La décennie suivante (1945-1954) est marquée par la reconstruction, principalement en France. Deux logiques se sont opposées. L’une tendait à faire table rase du passé, pour reconstruire les ports sur de nouvelles bases, l’autre consistait à reconstruire en maintenant la mémoire de la ville. En réalité, les exemples du Havre et de Marseille montrent que les autorités françaises, qui ont mené ces reconstructions, ont associé les deux idées. Pierre Gras montre même que cette période a constitué "une séries d’occasions perdues"   puisque dans la plupart des cas, les reconstructeurs ont maintenu les faiblesses structurelles des ports français. Ainsi, la plupart ont été reconstruits au même endroit alors qu’il aurait été plus judicieux économiquement de les déplacer. Au contraire, la reconstruction de Rotterdam lui a ainsi permis de se moderniser après la guerre pour devenir le premier port du monde dans les années 1960.

Au cours de la décennie 1954-1965, les colonies européennes accèdent à l’indépendance, ce qui semble fournir un prétexte à l’auteur pour évoquer les ports français outre-mer. Ceux-ci ont souvent été évacués plus tard que le reste de la colonie par les Français, à cause de leur intérêt stratégique. L’auteur montre bien que l’indépendance algérienne a affaibli la position économique de Marseille et a nourri une émigration importante du Maghreb vers cette ville. En revanche, sa présentation de Saigon est beaucoup plus impressionniste : le principal port indochinois, "ville-labyrinthe à la fois indolente et indomptable" a souffert de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre d’Indochine mais les conséquences de la décolonisation sur le port ne sont pas très claires. On regrette également le caractère sommaire avec lequel est évoquée la fin du principal empire colonial, celui du Royaume-Uni, qui n’est abordée qu’à travers la crise de Suez de 1956. A travers elle, l’auteur montre que la domination des puissances européennes dans les colonies n’est plus de mise et que la crise annonce la fin des empires coloniaux. La rétrocession de Hong-Kong par les Britanniques à la Chine annonce une nouvelle phase, celle de la mondialisation et du développement des ports asiatiques.
Les années 1970 voient ainsi "l’irruption massive des porte-conteneurs"   , qui contribue à augmenter le volume des flux, dans un contexte de retour au libre-échange. La taille de ces navires d’un nouveau genre avantage les ports construits ou reconstruits sur des sites qui permettent de les accueillir. Les Trente Glorieuses sont ainsi le moment où des ports qui se sont développés avec l’industrialisation connaissent un arrêt de leur activité, où le port de Londres voit ses installations être remplacées par des bâtiments modernes ou des logements pour cadres supérieurs. En Europe, la désindustrialisation entraîne le déclin des constructions navales et de plusieurs villes portuaires. En France, elle engendre la faillite de grands projets d’installations industrielles dans les ports, à l’instar de Dunkerque, qui devait accueillir une métropole de 800 000 habitants… Les quinze dernières années du XXe siècle sont celles des conteneurs. La mondialisation entraîne des modifications économiques importantes, en privilégiant certaines routes maritimes et en accélérant la concentration des armateurs. Alors même que le transport maritime utilise moins d’énergie que les autres moyens de transports, il contribue à augmenter les risques écologiques et provoque plusieurs marées noires, ce qui a obligé les ports à se plier à des règles plus respectueuses de l’environnement. Pierre Gras montre ensuite la manière dont les ports français essaient de s’adapter à cette nouvelle donne internationale au cours des années 2000. Celle-ci passe d’abord par une plus grande autonomie, rendue possible par la réforme de 2008 qui concerne sept ports et leur permet de développer des "projets stratégiques", pour développer leur outillage. Mais la réforme permet de céder des installations aux groupes privés et favorise leur concentration. La France n’a pas encore développé de moyen de coordonner le développement des différents ports du pays, ce qui serait pourtant nécessaire pour rester concurrentiel.
Arrivé au terme de cette première partie historique, le lecteur reste sur sa faim. L’auteur ne fait souvent qu’effleurer les grandes mutations qui affectent le commerce mondial, le transport maritime et l’organisation des ports, surtout dans les années d’après-guerre. L’aire géographique semble mal définie, les chapitres portant tantôt sur le monde occidental, tantôt sur la France ou sur le Royaume-Uni. Quelques études de cas sont développées, parfois en détail, mais les analyses d’ensemble sont lacunaires. Surtout, il semble que quelques thèmes ont été sélectionnés – la reconstruction, la décolonisation, la désindustrialisation des années 1970 – car emblématiques de leur décennie. Mais le résultat est assez déroutant, avec des chapitres qui traitent des thèmes sans lien les uns avec les autres, au point qu’on peine finalement à voir où l’auteur veut en venir dans sa première partie, même si ce constat est à nuancer pour les années les plus récentes.

Toute autre est la perspective de la deuxième partie du livre, composée de cinq chapitres qui sont autant d’études régionales et présentent l’état actuel des ports dans le monde. L’ampleur du sujet oblige l’auteur à esquisser seulement les caractéristiques des espaces concernés, en développant quelques exemples. Pierre Gras suit un ordre chronologique, en commençant par la Méditerranée. Il distingue les ports de la rive nord, plus anciens, qui ajoutent les croisières à leurs anciennes fonctions industrielles, des ports de la rive sud. Mais ces derniers sont en fait cantonnés au seul Maroc, plus particulièrement au port de Tanger, qui fait l’objet d’investissements importants.
La puissance des principaux ports d’Europe du Nord est ancienne. Face à eux, les ports français apparaissent menacés. L’objectif du "Grenelle de la mer" a été de développer l’axe séquanien, pour renforcer le rôle de Rouen et du Havre. Mais entre ces deux ports et les ports flamands, Dieppe ou même Dunkerque risquent d’être marginalisés. Le chapitre traite également des ports de la Baltique, qui sont contraints de se moderniser pour améliorer leur image et attirer les flux commerciaux qui cherchent à les contourner, et de l’avenir de la voie arctique, qui pourrait bénéficier du réchauffement climatique et devenir une nouvelle liaison entre l’Europe et l’Amérique.
L’espace analysé ensuite concerne les ports bordant l’océan Atlantique. L’activité industrielle des ports de la côte est des Etats-Unis, et en premier lieu de New-York, a été remise en cause au profit des activités tertiaires et surtout financières. Les ports brésiliens et argentins, s’affirment peu à peu et renversent une hiérarchie dominée par les ports nord-américains. À leur partenaire commercial traditionnel, l’Europe, s’est substituée la Chine. Face à ces pays dynamiques, les ports de l’autre rive de l’Atlantique souffrent d’une adaptation lente aux contraintes de la mondialisation et sont insuffisamment équipés pour accueillir des navires toujours plus grands.
Mais l’espace qui connaît la plus grande croissance est aujourd’hui l’Asie. Des ports qui se sont développés il y a quelques décennies, comme Singapour et Hong Kong, se voient concurrencés par les ports chinois, notamment Shanghai. Celui-ci, premier port du monde, bénéficie d’un site favorable et surtout d’investissements importants des autorités chinoises. La Chine étend ainsi son influence dans le monde par la puissance de ses ports mais aussi grâce aux investissements qu’elle a réalisés dans certains ports d’Europe de l’Est ou d’Amérique du sud. Dans son sillage, ce sont les ports coréens qui connaissent les taux de croissance les plus importants et prennent les premières places du classement mondial. Les ports japonais, qui s’étaient fortement développés grâce à des terre-pleins, connaissent un déclin relatif.
Enfin, l’Afrique, continent "émergent", n’est pas oubliée. Certains ports font l’objet d’investissements publics importants mais les groupes privés européens, les émirats moyen-orientaux et la Chine sont également fortement présents parmi les investisseurs. Ces entreprises comprennent des risques, notamment la piraterie qui sévit sur la côte est et constitue "un sérieux handicap pour le développement des activités commerciales "régulières" des deux grands ports de la région, Mogadiscio et Djibouti"   . Au contraire, Durban semble plus prometteur. La ville sud-africaine s’est développée sous l’influence britannique, avant d’être marquée plus tard par l’Art Déco, partie prenante de l’identité du port. La ville concentre aujourd’hui les inégalités sociales mais aussi un grand nombre d’activités et pourrait être un point de départ d’un décollage de l’Afrique.

Les approches chronologique et régionale permettent de comprendre les transformations de l’aménagement des ports. La troisième partie montre en effet comment les villes portuaires sont directement affectées par les grands changements de l’économie maritime. La principale mutation consiste dans la "conteneurisation", qui a contribué à déplacer les équipements portuaires en aval, pour permettre d’accueillir des navires plus gros. Ce mouvement s’est accompagné d’un divorce entre la ville et son port. Dès lors, la question se posait de l’emploi qui serait fait des espaces ainsi libérés. Les solutions qui ont été apportées sont présentées à travers des études de cas de villes portuaires, principalement occidentales, tant le problème posé concerne surtout les ports qui se sont développés pendant l’industrialisation.
Pierre Gras revient longuement sur la coupure entre la ville et son port, qualifiée de véritable "traumatisme identitaire". L’espace libéré devait être réaménagé. Dans un premier temps, aux Etats-Unis notamment, on a construit à la place des ports des équipements culturels et récréatifs, afin d’attirer la population et les touristes. Une deuxième étape, dans les années 1970-1980, a vu les espaces portuaires céder la place à des activités tertiaires, bureaux et sièges d’entreprises. Enfin, au début des années 1990, les pays en voie de développement connaissent une croissance urbaine importante, si bien que les espaces portuaires sont libérés au profit de la spéculation immobilière. Mais c’est également au cours de cette décennie que, dans les villes portuaires européennes, les relations entre le port et sa ville sont réinventées.
À ce titre, Barcelone fait figure de précurseur et d’exemple. Les Jeux Olympiques de 1992 ont constitué l’occasion pour la ville d’afficher un nouveau visage. Ils ont permis une modernisation des équipements sportifs et de la ville tout entière. Autre exemple, plus surprenant, celui de Saint-Nazaire. Au même moment, le maire de la ville décide de ne plus ignorer la base sous-marine mais au contraire de la valoriser, par des événements culturels et un projet urbanistique destiné à ouvrir la base au public. La reconversion des ports passe également par de nouvelles fonctions tertiaires, la plaisance, mais aussi l’ouverture de centres décisions financiers, universitaires –  à l’instar de l’université du Littoral à Dunkerque –, ou bien encore culturelles. La valorisation du patrimoine architectural et urbain est également une réponse apportée à la crise identitaire des villes portuaires.
La reconversion des espaces portuaires permet aux villes  d’acquérir une stature internationale. C’est ce que Pierre Gras appelle "l’effet Guggenheim", en référence au musée d’art contemporain qui s’est ouvert à Bilbao et attire plusieurs centaines de milliers de visiteurs par an. Il s’agit, par le biais d’événements culturels ou sportifs, de montrer les villes portuaires comme des villes "créatives", "motivantes", "attractives"   . Que la ville retrouve son identité maritime - par l’intermédiaire d’une "cité de la mer" à Cherbourg par exemple – ou qu’elle lui tourne le dos, l’imaginaire des ports apparaît aujourd’hui bien modifié. La ville portuaire n’évoque plus l’activité industrielle et le voyage mais bien plutôt de grands équipements et de grands événements médiatiques, qui sont importants dans l’image qu’ils contribuent à façonner de ces villes. Gênes en constitue ainsi un des emblèmes. L’image d’une ville ouvrière a laissé la place à celle d’une métropole dynamique et attractive, en partie depuis qu’elle a été "capitale européenne de la culture", en 2004.

Les ports modernes, quant à eux, se retrouvent déconnectés des villes. En effet, pour faire face aux besoins logistiques, accueillir des navires toujours plus imposant, le choix a souvent été fait de créer le port ex nihilo, loin de la ville. Les contraintes du transport maritime amènent également à créer des ports en eaux profondes, notamment dans les pays peu équipés, tandis que la Chine et le Japon construisent des îles artificielles depuis cinquante ans, ce qui leur a permis d’augmenter les capacités portuaires. C’est sur l’exemple du nouveau port de Tanger, Tanger-Med, qui rompt avec le port historique de la ville, que Pierre Gras conclut ce chapitre, qui aurait peut-être mérité de plus amples développements.
Enfin, un dernier chapitre montre que les villes portuaires constituent encore des lieux d’innovation et d’imaginaire. Elles accueillent les œuvres des grands architectes contemporains. Les tours sont un des éléments de la création urbaine qui caractérise les ports, au point qu’elles se sont répandues en Asie, où les villes chinoises participent à la compétition mondiale relative à la hauteur et l’originalité des tours modernes. Pourtant, le véritable enjeu est ailleurs et concerne l’environnement. On réfléchit désormais à réduire les émissions de dioxyde de carbone dans les villes portuaires, à développer les énergies propres, à améliorer la qualité de vie. Deux exemples témoignent de ce souci, Vancouver et les ports scandinaves, qui chacun à leur manière ont su développer des atouts pour conjuguer développement économique et cadre de vie agréable.
A l’issue de ce parcours, le livre donne l’impression parfois de n’effleurer seulement certains sujets, sans les développer suffisamment. Ce sentiment est certainement dû au fait que les ports constituent "une métaphore du monde"   . A travers eux, ce sont toutes les grandes transformations contemporaines qui sont évoquées : les conséquences de la Seconde Guerre mondiale puis la mondialisation, l’affirmation de l’Asie orientale, les préoccupations écologiques et environnementales, la tertiarisation de l’économie, l’émergence de la culture et des grands événements… Aborder l’imaginaire des ports, c’est finalement donner un témoignage sur l’ensemble de l’époque dans laquelle on vit. Au final, le choix qui est fait de privilégier quelques grands axes, en les associant à des exemples représentatif, apparaît finalement comme une solution qui permet, non pas de faire le tour de ces question, mais plutôt de susciter la réflexion et d’apporter quelques clés pour saisir l’évolution du monde et, à travers elle, des ports.