Le dévoilement du ministre de l'Agriculture sur la politique et ses valeurs

De la volonté de Bruno Le Maire, récemment reconduit au ministère de l’Agriculture dans le troisième gouvernement Fillon, de se "dévoiler" comme le souligne la quatrième de couverture, résulte un ouvrage hybride : Sans mémoire, le présent se vide. Evoquant des épisodes parfois très intimes de sa vie de famille, il se veut aussi une réflexion sur les qualités nécessaires à la politique et un plaidoyer pour l’Europe ; témoignage historique des coulisses des négociations politiques européennes ou nationales, il est aussi truffé d’élans lyriques et teinté d’un certain sens du romanesque où l’on devine la plume de l’ulmien. Il entrecroise sans cesse expérience intime et expérience publique, récit et discours, si bien que la frontière entre foyer et espace commun - pour reprendre la partition d’Arendt - semble abolie. 

 

Roman des origines et origine de l’essai

 

L’hybridation est à l’œuvre dès l’introduction dans laquelle Bruno Le Maire expose son projet en même temps qu’il procède à une dramatisation – sans sens péjoratif - de sa décision d’écrire. L’éruption volcanique d’avril 2010 joue le rôle d’un révélateur de conscience : le ministre contraint à l’inaction en raison de la paralysie qui touche le ciel européen réalise que son temps est devenu temps commun, temps du service et que pour cette raison il est insupportable qu’il soit perdu. Il oppose ce temps politique au temps personnel  où il est possible, même souhaitable, de prendre son temps, voire parfois de le perdre. Ce qui le conduit à souligner que la politique demande un engagement de tous les instants et à poser une question très ouverte : "quelle utilité peut avoir une carrière politique ?". En réalité il s’agit davantage d’une question rhétorique que d’une réelle interrogation car s’il y a bien une chose dont Bruno Le Maire est convaincu c’est de la nécessité d’être au service de la communauté. Même si la question peut sembler artificielle, la réponse mérite qu’on s’y arrête. En effet, Bruno Le Maire commence sa réponse par le rappel de la controverse concernant les armes de destruction massives censées être détenues par Saddam Hussein, saluant le courage de Dominique de Villepin qui n’a pas accepté de se contenter des pseudo-preuves américaines et soulignant l’importance à ses yeux des commissions d’experts.

 

Or quelle était la tâche de ces experts ? Etablir la vérité. Le mot est très fort, et Bruno Le Maire en assume entièrement l’usage. Le terme a une connotation scientifique mais aussi morale et c’est cette dernière qui retient l’attention : pour Bruno Le Maire, la politique a un fondement moral. Un déplacement s’est donc opéré de l’interrogation sur le sens de la politique à la recherche des qualités morales qu’elle requiert chez un homme, du pourquoi au comment. Là se précise donc le projet de l’essai : montrer que l’engagement politique s’organise autour de trois vertus cardinales : la mémoire, la patience et l’autorité. Au final donc, de l’éruption du volcan islandais aux qualités morales du politique, Bruno Le Maire met en perspective l’origine de sa réflexion sur un mode que l’on pourrait qualifier de littéraire.

 

Si l’introduction consacre une grande part à l’origine de l’essai, et à l’établissement d’une problématique politique, elle flirte aussi avec le roman des origines en introduisant la figure du père. Comme l’écrit Bruno Le Maire, au sujet de la matrice de ce questionnement moral sur la politique : "L’origine ce n’est pas moi. L’origine c’est mon père". En saluant la droiture absolue du père, l’homme d’Etat laisse place au petit garçon et l’analyse politique aux souvenirs émus. Une fois de plus l’hybridation entre les genres est perceptible. D’autant plus que la droiture lui permet d’évoquer les figures historiques de De Gaulle et Churchill. On voit donc que Sans mémoire, le présent se vide, oscille entre l’Histoire, celle du temps politique, et l’histoire, celle du temps personnel, celle du foyer.

 
 

Un triptyque moral : le choix de la tradition

 

En déclinant les trois vertus cardinales au niveau personnel, national et historique, Bruno Le Maire garde un ton très mesuré, consensuel, sans prise de risque. Ainsi les trois valeurs choisies, la mémoire, l’autorité, la patience, correspondent parfaitement à une certaine droite traditionnelle. Au final, la variation autour de ces trois thèmes pêche par sa trop grande généralité. On regrette aussi que les exemples, certes indubitables, soient de facture très classique : les lois historiques et Vichy pour la mémoire, De Gaulle pour l’autorité. 

 

Pour ce qui est de la mémoire, Bruno Le Maire met en garde contre le double piège suivant : d’un côté l’oubli, de l’autre la mémoire reconstruite. Il plaide pour une mémoire vivante qu’il veut semblable à un "magma" en fusion, et refuse la vitrification de la mémoire qui ne serait alors plus que lave pétrifiée et grise. Cette mémoire vivante n’est pas régressive, elle est propulsive : elle doit notamment servir de socle à l’intégration des populations issues de l’immigration. Rien de très neuf ici.  En ce qui concerne la patience, l’analyse est plus riche. Bruno Le Maire utilise l’exemple du projet de paix de Pierre Mendès France en Indochine, qui mit quatre ans à aboutir, pour montrer que le temps du politique est un temps long alors que celui des électeurs est un temps court. Cette première difficulté de la politique est renforcée par une seconde qui tient au paradoxe suivant : la population française est à la fois impatiente et frileuse face aux réformes. 

 

Enfin, pour l’autorité, l’auteur reste dans le convenu en la posant comme condition de possibilité de l’action politique, faisant de la restauration de l’autorité de Nicolas Sarkozy le défi à relever pour sa réélection en 2012. Il reprend les analyses de Raoul Girardet pointant la complexité, voire la contradiction, du peuple français à la fois adepte de la cour et régicide. Bruno Le Maire en appelle en définitive à une "autorité mesurée", impératif de mesure qui semble sous-tendre l’ensemble de l’ouvrage lui-même. La conclusion illustre parfaitement le ton très consensuel du texte qui flirte avec la banalité : qui oserait vraiment contester qu’il faille "penser la politique autrement que dans la violence" ?

 

Si la réflexion apparaît classique, sans réel point de saillie, se dégage néanmoins de l’ouvrage une prise de position forte que l’on doit saluer : celle en faveur de la construction européenne. Cela s’explique en partie par l’intérêt particulier que Bruno Le Maire, germaniste reconnu et germanophile revendiqué, porte à l’Allemagne. Le diagnostic qu’il propose est très juste : l’Union européenne tire sa force d’être un projet politique et social et non pas simplement une alliance commerciale. Or c’est justement ce premier volet qui est en panne. L’Union européenne a tendance à se replier sur les questions économiques. Pour reconquérir la place qui lui revient dans le monde, elle doit avant tout se resolidifier, renforcer son identité et son unité, ce qui passe par l’élaboration d’un projet politique commun fort et moteur. D’après Bruno Le Maire, le problème est que ce tournant politique a été manqué avec la Constitution européenne : les français se sont dissociés de l’Union européenne. Bruno Le Maire plaide donc pour un renouveau de l’élan européen. Le remède au malaise européen ne saurait être le "moins d’Europe", mais au contraire le renforcement de la construction européenne. 

 
 

"Un témoignage singulier" ?

 

Sans mémoire, le présent se vide offre davantage un témoignage qu’une proposition politique. C’est donc dans cette dimension de témoignage que réside l’intérêt du livre : le lecteur appréciera d’être conduit dans les coulisses de la diplomatie européenne, notamment grâce au récit très précis d’une rencontre en Suède où Bruno Le Maire tente de sensibiliser ses homologues à la crise du lait. En revanche, le témoignage est moins pertinent quand il s’agit d’épisodes trop personnels, qui laissent le lecteur indifférent voire mal à l’aise. Par exemple, les lignes à propos de l’accident de son fils, Louis, sont trop intimes et n’ont pas nécessairement leur place dans un ouvrage à visée analytique. L’entrecroisement de l’intime -les souvenirs personnels - et du commun – les souvenirs publics - qui fait du livre un hybride ne joue donc pas en faveur de la parole politique.

 

Enfin, s’il faut saluer la richesse de l’écriture qui multiplie les métaphores et n’hésite pas devant la description littéraire ("Du haut de la terrasse, qui paraissait étayée par les troncs râpeux des ifs, une végétation de figuiers et de citronniers dévalait dans la mer d’un bleu profond"), la tentation de la littérature participe davantage à la dilution de la parole politique qu’à sa densification