Outre qu’ils figuraient parmi les grands favoris de la dernière cérémonie des Oscars, Le Discours d’un roi et The Social Network partagent un même argument : le désarroi d’un homme solitaire et réservé soudainement confronté à l’exercice du pouvoir. L’analogie s’arrête là : si David Fincher éclaire, via l’épopée des fulgurants débuts de Facebook, la violence ordinaire d’un monde cassé par l’individualisme et la soif de reconnaissance, le film du méconnu Tom Hooper s’en tient, lui, au récit compassé d’une trajectoire individuelle, anecdotique sur le fond comme sur la forme. C’est pourtant ce dernier qui a remporté la majorité des suffrages, cumulant quatre statuettes majeures (Meilleur film, Meilleur réalisateur, Meilleur acteur et Meilleur scénario) sur les douze qu’il visait – laissant à The Social Network trois succès sur les huit nominations initiales, dont le Meilleur scénario adapté et la Meilleure musique originale (signée Trent Reznor, tête chercheuse du groupe Nine Inch Nails).

On le sait, ce palmarès récompense d’ordinaire moins les films soumis à l’appréciation des votants que les coûteuses campagnes de communication qui accompagnent leur candidature auprès de l’Académie des Oscars. Il est pourtant révélateur d’une constante quête de "respectabilité" de l’establishment hollywoodien, dont les faveurs vont régulièrement (rappelons-nous Chariots de feu en 1982, ou Shakespeare in love en 1998) à des œuvrettes costumées ayant pour seuls atouts la supposée noblesse d’un sujet vaguement culturel et/ou un contexte britannique dont la raideur très aristocratique n’est pas sans convoquer la majesté du Vieux Monde tel que fantasmé par l’homo americanus.

Que nous apprend cette consécration excessive ? Que l’industrie hollywoodienne observe encore d’un d’œil inquiet – conséquence directe de sa terreur du piratage ? – toute fiction ayant pour cadre un univers numérique qu’elle appréhende avec difficulté, à moins de le caricaturer en antichambre des perversions mégalomaniaques, comme dans les récents Chatroom et Tron Legacy. Mais surtout : que sa conception du cinéma, académique par définition, s’appuie sur la valorisation des "beaux métiers du cinéma" (costumes, décors, etc.) qui "en jettent" à l’écran plutôt que sur l’ampleur du regard, la maîtrise de l’écriture ou le travail sur les formes, qualités que d’aucuns estiment désormais dévolues à certaines séries télévisées.

Aaron Sorkin, rappelons-le, est un pionnier de cette nouvelle vague de séries denses et audacieuses surgies à l’aube des années 2000. Showrunner réputé depuis la fin des années 1990, époque où il entreprit son grand-œuvre sur les coulisses du pouvoir exécutif, le fameux A la Maison-Blanche (The West Wing), il avait déjà mis ses talents de scénariste et dialoguiste au service de quelques mélodrames et comédies (du dispensable Des hommes d’honneur en 1992 au brillant La Guerre selon Charlie Wilson en 2007). Son alliance avec David Fincher lui a cependant permis d’atteindre un degré de précision inédit jusqu’ici, tant dans ses dialogues, débarrassés des facilités (bons mots et effets de manche rhétoriques) auxquels il cède parfois, que dans sa capacité à synthétiser en deux heures percutantes la plupart des thématiques abordées dans A la Maison-Blanche.

Dans cette dernière, Sorkin déployait une vision à la fois très orale et très physique du pouvoir : les manœuvres politiques, en particulier leurs moments-clefs (fin de négociation, coup bas politique, tentative de déstabilisation), étaient saisies au moyen de travellings arrière en plans-séquence qui encadraient deux personnages passant de pièce en pièce. Leur circulation souvent très fluide d’un espace à un autre figurait celle des idées, voire les différentes étapes vers un basculement idéologique ou une alternance des rapports de force. The Social Network adopte un rythme similaire, et le débit étourdissant de ses dialogues n’est pas sans rappeler celui de La Dame du vendredi (Howard Hawks, 1940) ; toutefois la libre circulation des corps ne permet plus, ici, de conquérir, d’anticiper, de gagner.

Dans A la Maison-Blanche, les conseillers du Président s’employaient à être physiquement partout, pour être informé (des manigances) et pour contrôler (son image, son discours). A l’inverse, dans The Social Network, tout mouvement autre que virtuel est susceptible de ralentir et anéantir le projet Facebook. Cette nouvelle ère impose, selon Sorkin et Fincher, de rester immobile sous peine de tout rater. Davantage qu’un accès de plus en plus rapide à l’information, elle fantasme l’ubiquité absolue d’un internaute sédentaire à l’extrême – à l’image de Mark Zuckerberg qui, inconscient du passage du temps et des réalités climatiques, se lance sur le campus enneigé de Harvard en bermuda et tongs. Une (r)évolution qui explique que son meilleur ami et associé, Eduardo, soit brutalement écarté de la jeune entreprise alors même qu’il passait son temps sur les routes de la Côte Est à rechercher des investisseurs, ignorant les suppliques de l’équipe qui l’invitait à s’installer définitivement à San Francisco.

Le choix de David Fincher à la réalisation peut étonner, tant la structure de The Social Network tourne le dos, par sa concision et sa brutalité, à la lenteur crépusculaire de ses derniers films. Dans Zodiac en particulier, œuvre pourtant visuellement jumelle de celui-ci, l’interminable enquête était soumise à des mouvements successifs d’étirement et de rétrécissement du temps, ponctués par des cartons annonçant des ellipses aussi disproportionnées que "un mois plus tard", "le lendemain" ou encore "deux ans après". Un enlisement en partie créé par des outils rudimentaires dont le film, situé dans les années 1970, relatait les bégaiements (premières machines à fax, modernisation de la médecine légale), à cent lieues du déferlement technologique d’un Social Network en phase avec la célérité de son époque. Mais paradoxalement, les personnages des deux films sont confrontés à un même enjeu : décrypter un brouillard de signes (code du tueur d’un côté, codes de programmation et codes sociaux, ceux des finals clubs très fermés de Harvard, de l’autre) sous peine d’être distancié, marginalisé.

Pour Aaron Sorkin, en l’espace de dix ans la mécanique du pouvoir a donc changé de visage, et les centres de décision se sont déplacés (de Washington à la Californie, du pouvoir élu aux multinationales). Mais l’aventure Facebook reflète, le film le souligne abondamment, une autre métamorphose des plus sinistres : à l'euphorie de l’aventure collective a succédé la rance mesquinerie de l'individu ; à l’engagement pour le bien commun, la seule perspective d’une gloire vite acquise et d’une revanche sociale personnelle ; à la logique solidaire du "leave no man behind", celle du "every man for himself". La success story, genre hollywoodien qui rêve l’intégration de l’individu dans la société par une élévation mutuelle, s’écrit ici contre la société, et s’achève sur une solitude aussi lugubre que celle de la Norma Desmond de Sunset Boulevard.

On peut contester la pensée presque technophobe de Sorkin (A la Maison-Blanche affichait déjà les signes d’une inadaptation aux ordinateurs et à Internet) ; on ne peut nier toutefois la force avec laquelle il perçoit l’évolution de rapports de force induite par l’apparition d’une technologie ou d’une innovation aussi populaire que Facebook. Parallèlement, comment ne pas constater l’échec du Discours d’un roi, dont on eut aimé, au lieu de se borner à la guérison d’un monarque anachronique, qu’il retraçât de manière plus fiévreuse la naissance du pouvoir moderne. Une ambition qu’il affiche pourtant à travers une brève scène montrant, via des actualités d’époque, la montée en puissance d’un Hitler maîtrisant à la fois l’art oratoire et l’image cinématographique. Conformément à la tradition selon laquelle les grands auteurs hollywoodiens avancent masqués dans leurs intentions, Fincher et Sorkin s’en remettent humblement aux atours du film de procès pour finalement décrire la folie d’un monde où le pouvoir se trouve libéré de toute maîtrise. A l’inverse, Tom Hooper se rêve en héritier de Stanley Kubrick, empile grands sujets dont il ne tire rien et décadrages maniérés d’une irritante inutilité (les champs-contrechamps isolent fréquemment, et sans raison apparente, les personnages dans un coin inférieur de l’image). The Social Network trouve, en accélérant le pas, un vrai souffle épique ; Le Discours d’un roi, intimidé par ses promesses, se réfugie dans un déroulé impressionniste et rétrograde. Et semble aussi largué que son personnage. Or à la guerre comme en affaires, on ne peut affronter le monde qu’en le prenant de vitesse.