Les 14 et 15 Janvier 2011 s'est tenu un colloque Socialisme et Capitalisme "Les modèles socialistes en Europe, Histoire, Mutation, Nouveaux défis" organisé à la Fondation Jean Jaurès. L’occasion était belle, pour cette table ronde intitulée "Les modèles socialistes en Europe", d’aborder la tension entre le passé et l’avenir de la relation entre socialisme et capitalisme au prisme d’expériences en Allemagne, en Suède, ou encore au Royaume Uni. Il s’agissait, avec une curiosité certaine, d’interroger la validité et l’unité de la notion de modèle, mais aussi la diversité et les contradictions de l’évolution du socialisme en Europe. Le questionnement était d’autant plus fondé qu’il permettait d’interroger le tournant libéral ou "trahison" du Parti Socialiste dans les années 1980.
Le débat de cette table ronde était animé par Marc Lazar (Science Po Paris), autour des interventions de Jenny Andersen du CERI (Centre d’étude et de recherches internationales), David Crowley (Centre Interdisciplinaire en recherches comparatives en sciences sociales), Yohan Aucante (Hautes Etudes en Sciences Sociales) et Ernst Hildebrandt (Fondation Friedrich Elbert). Et se proposait d’explorer des modèles de politiques gouvernementales au cœur de la tension entre socialisme d’adaptation/socialisme de rupture vis-à-vis du capitalisme .
Une crise appelle souvent une réaction, une nouvelle dynamique de lutte, une envie de changer le monde, un bouleversement des conditions objectives du monde. L’année 2010 apparaît en tout point comme une occasion manquée, une impuissance du politique. La crise, dans ses différentes formes, ou crise du capitalisme, est aussi en ce sens la crise du socialisme. En effet, depuis les années 1980, le socialisme s’est rarement trouvé capable de proposer des alternatives claires et audibles dans l’espace des médias, un nouveau souffle, des utopies nouvelles.
Pourquoi encore parler aujourd’hui de modèle ? Quels sont les modèles politiques ou doctrines en Europe ? Plus encore, s’agit-il seulement de références à imiter? Quelles sincérités dans la lutte contre les inégalités réelles?
La question du modèle se pose alors sous plusieurs angles ; modèle de politique gouvernementale, modèle de principes ou de pratiques.
Limites des modèles
Pour Nelly Andersen, première intervenante, il est bien difficile de parler de modèles socialistes en Europe. Un modèle est souvent une notion du passé, dont on surestime le degré de cohérence et le succès : on ne peut que rarement systématiser une politique publique sous la forme d’un modèle. Bien entendu, il existe toujours des références autour de réformes clés notamment autour de l’égalité. Ces références de la Suède des années 1960 furent économiques, sociales, culturelles : - sur la politique du marché du travail - sur l’idée du droit du travail - de la réalisation de la personne par le trav
-sur le savoir comme culture démocratique.
C’est d’abord cette critique culturelle du capitalisme, cette reconnaissance de la personne, de ses difficultés, qui est typique de l’expérience suédoise. Elle n’est pas neutre, elle change même l’idée de démocratie et de la personne.
Selon Ernst Hildebrandt, deuxième intervenant, il n’est pas non plus approprié de parler d’un modèle socialiste, qui reste une utopie à inventer. Les partis socialistes ont pendant des années procédés par ajustements. Il n’en existe pour cette raison que des approximations de l’idée de socialisme. Les trente glorieuses marquèrent ainsi une ascension sociale et collective auquel les partis socialistes contribuèrent : -une redistribution égalitaire (salaire/profit) - une taxation équitable (salaire/profit)
-un système fort de protection sociale
-une représentation de la société civile
-un Etat-Nation et des secteurs d’Etat forts
Pour Ernst Hildebrandt, l’enjeu d’un renouveau du modèle socialise dans les années 2000 serait, de revenir, mutatis mutandis, à des taux de redistribution acceptables, une croissance soutenable une politique sociale volontariste, et un renforcement de la participation aux débats publics.
La France des années 1970
Pour autant, la réflexion sur le socialisme est aussi celle d’un échec, dans le tournant des années 1960-1980 dans toute l’Europe. Certains commentateurs du colloque ne déclarent-ils pas alors même que le "socialisme a échoué" ?
Il est alors, dans cette perspective, intéressant de constater que dans les années 1970, le socialisme se comprendre comme "un mode de production", en opposition au "mode de production capitaliste. "L’élément central de la dynamique d’un développement socialiste est donc celui de la décentralisation. Mais une décentralisation octroyée d’en haut, selon le bon vouloir d’un pouvoir central n’y suffira pas. Nous appelons autogestion le processus de construction progressive du pouvoir de décisions à des niveaux décentralisés par les structures représentatives de l’organisation sociale, et d’abord celle des travailleurs. (…) Dans la vie publique, le même processus appelle à une réforme communale faisant des communes un lieu effectif de décision sur les infrastructures économiques, et les moyens de la vie sociale, et au développement des régions maitresses de la planification de leurs propres développement » .
Cette volonté de restructuration du pouvoir politique et économique fut plus importante en France qu’en Allemagne ou en Suède. Ainsi le socialisme, "dans l’entreprise, implique que les travailleurs imposent d’abord leur contrôle sur les décisions quotidiennes, au niveau de l’atelier (cadences, organisations des tâches), puis du service ou département (normes de fabrication, promotion), puis de l’usine (paye, embauche), enfin du groupe (politique d’investissement). Viendra enfin un moment ou ce contrôle reposera sur un rapport de force tel que le pouvoir du capital aura perdu l’hégémonie. La collectivité (le Parlement) entérinera alors le passage à l’autogestion c'est-à-dire la disparition de la propriété privée du capital et du pouvoir de décision qui en découle » . Il était donc envisagé dans les années 1970, avant le tournant des années 1980, bon gré, mal gré, dans une temporalité longue, un dépassement du (mode de production du) capitalisme par un (mode de production du) socialisme.
Incomplétude des repères
Pour Yohan Aucante, le problème d’aujourd’hui est bien l’absence de modèle d’opposition au néo-libéralisme, "trou noir" du socialisme d’aujourd’hui. L’absence de références fortes, cohérentes, émancipatrices, constituent une cause de la désespérance à gauche. La notion de modèle pour Yohan Aucante ne doit alors pas pour autant être abandonnée, car elle est signifiante et renvoie à des connotations fortes pour les différentes expériences nationales en Europe, notamment l’opposition entre socialisme réformiste et socialisme de rupture. Le premier fut très développé en Allemagne, en Norvège, ou encore aux Pays-Bas autour de la place des syndicats dans la vie politique. La France, comme en témoigne les extraits ci-dessus, rechercha plus qu’ailleurs un socialisme de rupture.
Des expériences spécifiques se sont alors développés sous la forme de modèles que "des poches d’expérimentations": par exemple, entre autres, de la planification nationale du crédit en Norvège, ou bien encore de la co-détermination entre partis politiques et syndicats en Allemagne, en Suède, en Norvège, celle-ci favorisant une meilleure redistribution des salaires par rapport aux revenus du capital. Pour les intervenants, la représentation des syndicats constitue alors une étape forte du socialisme dans son processus critique à l’égard du capitalisme, surtout lorsqu’elle s’accompagne et se prolonge par des processus de démocratisation sociaux et culturels capables de renouveler l’imaginaire politique. Il existe, dans le socialisme, un idéal d’émancipation des gens par rapport aux logiques d’argent.
Comprendre le tournant libéral
John Crowley, quatrième intervenant, est alors revenu sur le tournant libéral des années 1980: A-t-il été réellement compris ? Que s’est-il passé et de quoi s’agit-il ? Depuis les années 1950, les partis socialistes avaient déjà pris le pli d’une évolution vers le réformisme. Lors des autres tables rondes, les réflexions sur le Blairisme et le spectre de la "Troisième Voie", furent nombreuses. Les intervenants le résument à une sorte double discours: l’économie de marché est un horizon, et le socialisme doit s’adapter au capitalisme. Conséquence directe : le socialisme a été réduit, et se condamne à n’être qu’un centrisme. S’agit-il seulement d’une parenthèse ? Pour cela il faut revenir à ce que signifie le réformisme.
Pour John Crowley, le tournant du socialisme réformiste est visible :
-Il ne s’agit plus d’un socialisme contre le capitalisme mais d’un socialisme dans le capitalisme.
-La volonté de mettre en avant le marché au service des individus, tout en garantissant la protection sociale et la redistribution est primordiale.
Les raisons de ce tournant sont au nombre de deux :
-Elle s’accompagne de la fin de la croyance aux contradictions du capitalisme, qui n’est plus une question politique, mais devient une question morale.
Ces tensions sont au nombre de quatre :
-érosion des différents leviers de redistribution - érosion des leviers de politique globale -érosion du levier d’agrégation des mobilisations sociales
-érosion du pouvoir de l’Etat, face à la puissance des marchés financiers et des mécanismes économiques.
Pour John Crowley, il ne faut pas alors tomber dans le fétichisme. Il faut savoir ce qu’est le capitalisme, un mode d’accumulation du capital et une économie de marché plutôt que reposant sur les Etats, et en quoi il se distingue du néo-libéralisme et de la toute puissance des marchés financiers, qui ne sont qu’une des modalités du capitalisme. En se sens, le libéralisme, pour lui, est plus conjoncturel que structurel. De fait l’enjeu est alors de répondre à certains impensés: Quelles sont encore les contradictions du capitalisme ? Comment repenser l’action politique entre le local, le national, et l’international?
Conclusion : Pour une politique transnationale
La table ronde a permis de faire une revue intéressante des enjeux de la notion de modèle et des projets socialistes. D’une part, il n’y aurait donc pas de modèle dont on surestimerait la cohérence, la simplicité, l’efficacité, mais des pratiques, des expériences, des ajustements, chacune propre à un contexte culturellement et politiquement spécifique, en France, en Allemagne en Suède. Pas de kit socialiste. D’autre part, les discussions ont porté sur les causes du recul du socialisme : au-delà des causes culturelles et sociologiques portant la montée de la société de consommation et le recul des valeurs collectives, le déplacement des électorats, la véritable réponse, autrement structurelle, tient au fait que les politiques proposées ont été nationales.
Un des intervenants soulignera avec justesse que la lutte des idées se situe pour le moment en Amérique du Sud.
Première remarque, première question, celui du pouvoir politique. Qui détient le pouvoir et comment celui-ci est partagé ? Quel pouvoir est donné aux citoyens ? Quels sont les contre-pouvoirs ? Aujourd’hui, justement, en France, la situation est catastrophique. Le pouvoir politique se caractérise par une arrogance extrême. Les débats nationaux ne sont que des exercices de pédagogie collective sans aucunes conséquences réelles. Le passage en force des lois est devenu la règle. La question se pose donc. Que feront les socialistes au pouvoir ? Que proposent-ils pour que les citoyens puissent participer concrètement à l’élaboration d’un projet collectif ? Mais également que leurs propositions soient prises en compte ?
Deuxième remarque, deuxième question, celle du pouvoir économique. Est-ce que les politiques ont encore prise sur les phénomènes économiques et financiers ? Quel est la puissance des individus face à celle des marchés ? Les pistes sont nombreuses, doivent être évoquées, pensées, explorées. Banques transnationales éthiques ou même européennes, politique du droit d’asile et d’accompagnent de l’immigration, politique transnationale décentralisée entre les villes et les régions sur l’emploi. La machine à outil existe. Alors que l’Etat n’est plus une citadelle, que les sociétés sont interdépendantes, que l’écologie doit repenser le productivisme, la politique transnationale, et les conditions de son appropriation par les citoyens, est l’un des principaux enjeux du XXIe siècle