Incursion dans la politique du Mexique et du Brésil : Comment y lutte-t-on  pour  une meilleure représentation des homosexuel-le-s ? 

Une première réaction du lecteur français face à Queering the public sphere in Mexico and Brazil (littéralement « manifestations queer dans la sphère publique au Mexique et au Brésil ») peut être une forme de refus, de sentiment d’étrangeté. En effet, le début est des plus hermétiques, marqué par une introduction longue et une argumentation méthodologique extensive. Pour ceux qui sont habitués aux essais sociologiques formatés dans l’Hexagone, ce cadre théorique particulièrement anglo-saxon n’est pas sans difficulté. Le lecteur est confronté dès le départ à des justifications pour chaque mot du titre : pourquoi « queer », pourquoi la sphère publique et non la privée, et ensuite pourquoi ces deux pays en particuliers seront étudiés et non d’autres, pourquoi le terme « homo » au lieu d’ « homosexuel » et ainsi de suite.

 

Cette argumentation consiste en un exercice ardu, mais pas anodin : rares sont les ouvrages qui se prêtent à une telle conceptualisation et le souci de définition de chaque terme lié à la sexualité, portant dans cette étude une valeur essentielle. Même les termes référents à chaque pays étudié, en portugais et en espagnol, reçoivent des traductions suivies d’une explication du contexte et des possibles nuances perdues par la traduction. Il est encore plus curieux, face à cet effort louable et épuisant d’objectivité, de voir l’auteur se prêter à une individualisation du discours et parler de sa propre homosexualité, justifiant le choix des pays, cette fois-ci, par un rapport strictement personnel – Rafael de la Dehesa est d’origine mexicaine et un passionné de culture brésilienne, où il a déjà séjourné plus d’une dizaine de fois.

 
 

Les racines historiques des politiques contemporaines

 

Une fois traversé ce début inhabituel, le lecteur pourra se plonger dans un panorama historique très complexe et détaillé de tout le XXe siècle, transitant de manière systématique entre la société mexicaine et la société brésilienne. Dans un premier temps, l’auteur adopte un ton généralisateur et parle de la « nation dans son ensemble », pour ensuite proposer une vision plus nuancée. Au départ, toute action ayant lieu au Mexique est censée représenter l’intégralité de la société locale, le même étant valable pour la société brésilienne. De cette manière, tous les exemples et études de cas particuliers sont évités au détriment d’une chronologie linéaire. 

 

On pourra ainsi apprendre comment les contextes internes ont formaté le militantisme et le gouvernement de ces deux pays. Avec quelques références à l’héritage du XIXe siècle, le lecteur pourra comprendre la façon dont l’homosexualité a été perçue à la fois comme une maladie, un péché, un danger social pour la famille et pour les prochaines générations, une « mode » venant de l’Europe (la « bourgeoisie française » est citée à ce propos), un acte d’anarchisme et d’action criminelle. Ayant en tête que la lutte pour le droit à la liberté sexuelle concerne à la fois l’individu et la société, cet essai bascule constamment entre le privé (la sexualité) et le public (les lois), le local (manifestations ponctuelles) et l’universel (les gouvernements fédéraux et l’idée de « nation »). 

 

L’étude est cependant loin d’être une simple  dénonciation des groupes politiques conservateurs. L’auteur échappe aux manichéismes en essayant même de percevoir comment la laïcité peut être plus délicate pour la question des droits des homosexuels qu’une société ouvertement catholique (puisque, grosso modo, l’action de la religion n’est plus cadrée, pouvant s’inscrire sans contrôle dans plusieurs domaines de la vie publique et privée), comment se sont construites les luttes internes entre les groupes féministes et les groupes lesbiens et également la façon dont les premières formes de militantisme de gauche dans les deux pays employaient en fait l’idée de lutte de classes pour estimer que les homosexuels étaient des « victimes d’une oppression sociale » ayant « détourné leur attirance sexuelle vers des objets qui n’étaient pas leurs véritables objets de désir ». Il n’est pas question d’actions libertaires contre actions répressives, actions de droite contre actions de gauche, mais d’actions locales qui ne se chargent de sens que dans un contexte national.

 
 

Le Brésil, le Mexique

Les vraies différences entres les deux pays apparaissent lorsque l’auteur se penche sur les systèmes politiques et électoraux au Brésil et au Mexique. Chaque pays se voit consacrer quelques chapitres sur sa situation spécifique, mais l’auteur s’efforce de faire constamment  des comparaisons entre les deux pays. Le Mexique a connu une forme de militantisme LGBT qui visait à établir son propre groupe d’action politique, avec son propre parti et ses candidats ouvertement gays, lesbiennes ou transgenres. L’intention de ces groupes très minoritaires, bien évidemment, n’était pas de se faire élire, mais au moins d’avoir plus de la visibilité au plan social et d’attirer l’attention à la cause de la diversité sexuelle et identitaire. Comme le pays n’a connu un gouvernement vraiment démocratique qu’à partir des années 1980, toute percée politique et acquis social par des activistes était un fait rare, isolé et mentionné par l’auteur du livre en tant que tel.

 

C’est en fait le Brésil qui occupe la plupart du livre de ce chercheur d’origine mexicaine, car les mouvements libertaires brésiliens ont connu là-bas plus de succès que dans n’importe quel autre pays de l’hémisphère sud. Au premier regard, le système électoral de ce pays ne contribue pas vraiment à des avancées sociales, étant donné que les élections sont faiblement idéologisées, avec une structure particulière qui encourage la prolifération de micro partis sans vraie spécificité politique. Au Congrès National, par exemple, plus de vingt partis sont représentés, en même temps que plus de 140 changements de partis on été eu lieu en moins de deux ans (2009-2010). 

 

Ce manque de compromis et de stabilité pourrait réserver aux Brésiliens une faible représentation par des candidats défendant les droits des homosexuels, ce qui encouragerait, comme au Mexique, la création de partis minuscules menés uniquement par des homosexuels, dans le but de se faire entendre. Cependant, les organisations LGBT brésiliennes ont préféré une stratégie différente, cherchant à avoir des accords avec des grands partis de gauche plutôt qu’à constituer leur propre parti. Ils ont constaté que la simple défense des droits pour les homosexuels ne constituait pas un plan de campagne capable de concerner toute la population, Ce qui les a poussés à s’allier au plus grand Parti de gauche du pays, le Parti des Travailleurs, de nature syndicaliste et militante.

 

En 2004, avec l’élection de Lula à la présidence du pays, l’une des figures principales du Parti des Travailleurs prenait enfin le pouvoir dans ce pays jamais auparavant représenté par un parti de gauche, et sorti d’une dictature militaire des plus strictes quelques décennies auparavant. Curieusement, Lula a adopté une approche qui ne visait pas forcément à encourager l’accès de candidats homosexuels aux postes à responsabilité, mais plutôt à s’entourer de candidats hétérosexuels défendant les causes gays. Ce choix s’explique par le fait qu’il pourrait être beaucoup plus facilement incorporé dans un pays encore fortement catholique, interdisant l’avortement et le mariage gay. 

 

Dès 1982, année phare dans l’insertion des droits des personnes LGBT dans la politiques tant brésilienne que mexicaine avec des élections présidentielles et régionales, le Brésil s’est montré en avance sur le plan international, demandant lors de conférences humanitaires la dépénalisation de l’homosexualité et le retrait du crime de la sodomie des législations. Lula aurait notamment prolongé un plan initialement autorisé par la droite libérale de l’ancien président Fernando Henrique Cardoso, le plan Brésil Sans Homophobie (BSH). Fait partie de ce projet ce que Dehesa appelle la « citoyenneté biomédicale », reprenant le terme du chercheur João Guilherme Biehl, en référence aux politiques communes de santé et culturelles en faveur des homosexuels. Parmi les actions du BSH figurent la distribution gratuite et massive de médicaments contre le VIH et la formation de professionnels médicaux et pédagogiques habiletés à parler de l’homosexualité et de l’homophobie dans les milieux scolaires et du travail. 

 

Le succès de ce modèle a permis par la suite son « exportation », selon l’auteur, dans plusieurs pays sud-américains, notamment le Mexique, qui s’inspire de l’ « exemple brésilien ». Les mexicains LGBT ont acquis, il y a une quinzaine d’années, une représentation politique forte avec la première lesbienne députée dans le pays et avec des accords plus importants avec le parti démocratique local, le PRD. Également, la ville de Mexico a autorisé le mariage gay, fait isolé et inattendu dans le pays, alors même que d’autres grandes villes à forte concentration d’homosexuels, comme Veracruz, présentent une politique clairement homophobe, et que plusieurs habitants locaux, homosexuels, rejettent eux aussi la notion de mariage gay, « contraire aux valeurs de la famille ». Il est très intéressant de comprendre la complexe politique mexicaine par le regard de Dehesa, qui met en exergue le paradoxe de l’avancée ponctuelle des droits avec la persistance dans le pays, il y a moins de dix ans, de lois clairement discriminatoires, comme les pénalités plus importantes pour les mineurs impliqués dans des « actes homosexuels ».

 
 

Politique homosexuelle vs. Politique pour les homosexuel-le-s

 

On ne s’étonnera pas de trouver, en guise de conclusion, un rappel historique de chaque pays et de la méthodologie employée par l’auteur. Après tout, c’est d’un livre de politique qu’il s’agit, notamment de « politique comparée ». Le cas des droits des homosexuels, ou des LGBT ou, plus largement encore, des « hommes qui couchent avec d’autres hommes » (l’auteur transite constamment entre ces notions) est certes un objet central, indispensable à cette étude, mais il ne monopolise pas son discours. L’auteur compare la politique des droits aux homosexuels avec les mesures de liberté et violence (au Mexique, notamment) et avec les campagnes d’alphabétisation (au Brésil), pour ne citer que quelques exemples. Ce que l’auteur cherche avec cette approche non forcément conditionnée par la seule sexualité, c’est de comprendre comment la mise en place des droits pour les homosexuels va de pair avec plusieurs avancées sociales, électorales voire politiques. Donner plus de droits aux LGBT ne consiste pas seul un programme politique, d’où le besoin dans le deux pays d’organiser des accords avec des groupes de gauche, des partis démocrates ou même centristes, et de faire reconnaître le genre et la sexualité dans un cadre plus vaste de liberté individuelle. Queering the public sphere in Mexico and Brazil constitue une importante analyse des stratégies politiques concernant les droits liés à la sexualité, de façon très détaillée et très complexe, avec tout l’hermétisme et toute la richesse de réflexion que cela peut impliquer