Ouvrage qui permet à chacun de se réapproprier les grands enjeux économiques contemporains. Sans tabou ni demi-mesure !
"D’où tu parles camarade ?"
Durant les évènements de mai 68, il était courant d’interroger de la sorte une personne inconnue qui souhaitait prendre la parole en Assemblée Générale, ceci afin de connaître sa position sociale (on parlait alors de "classes") et donc sa légitimité à s’exprimer. Cette question, nous ne la poserons pas à Eric Verhaeghe qui y répond dès le titre de son ouvrage "Enarque, membre du Medef, président de l’Apec… je jette l’éponge".
La sortie de son livre résonne comme une entrée en dissidence, car en effet, Eric Verhaeghe a gravité pendant de longues années au cœur du système patronal qu’il dénonce aujourd’hui. Représentant du Medef au sein de nombreux organismes (il vient de démissionner de l’ensemble de ses mandats), Eric Verhaeghe a pendant longtemps cru aux poncifs patronaux : coût du travail trop élevé, idéologie de la croissance, croyance dans les vertus du marché, etc.
Mais la crise de 2008 est passée par là et lui a ouvert les yeux. Sa prise de conscience n’est peut-être pas sans rapport avec son origine sociale. Fils d’ouvrier, enfance dans la banlieue de Liège, il doit son brillant parcours au système méritocratique français tel qu’il existait encore il y a 25 ans. Profondément attaché au modèle républicain, issu de la tradition des Lumières, dans lequel l’individu devient citoyen grâce au savoir et à la raison, Eric Verhaeghe, à travers ce livre, offre la possibilité aux citoyens français de se réapproprier les grands enjeux économiques contemporains.
Ses prises de positions ne sont pas sans rappeler certaines figures majeures de la Critique. Si elles ne sont pas des références pour lui, les constats qu’il dresse sont en tout cas partagés par d’autres. On retrouvera par exemple un peu de Monique et Michel Pinçon-Charlot quand il décrit la mise en place de véritables stratégies familiales au sein de l’aristocratie financière pour préserver ses intérêts. Très probablement, l’auteur ne renierait pas non plus une filiation avec le sociologue Pierre Bourdieu. Il décrypte en effet le lien existant entre les élites politiques et financières. Il étudie aussi l’appropriation des directions de grandes entreprises par une noblesse d’Etat - Etat qui est également décrit comme un instrument de domination - ou encore le rôle d’accélérateur des inégalités joué par le système éducatif tel qu’il fonctionne aujourd’hui.
L’auteur nous livre d’ailleurs un passage très instructif sur le rôle du Sénat dans la perpétuation des inégalités en France. On y retrouve une certaine influence de la pensée de l’intellectuel américain Noam Chomsky ; d’une part dans sa volonté de donner au citoyen des outils intellectuels pour comprendre le monde dans lequel il vit ; d’autre part, quand il traite de l’action entreprise par les dominants sur les esprits pour obtenir du "consentement". Il n’omet pas de pointer du doigt le rôle des médias, de la publicité, de la mode qui visent à "détourner l’attention des assujettis" des vraies préoccupations. S’il ressort de l’ouvrage une vision matérialiste de l’histoire, avec une infrastructure économique prédominante qui porte le reste de la société, Eric Verhaeghe réconcilie assez habilement cette "critique sociale" avec une "critique artiste".
Il faut entendre cette dernière comme une critique de l’aliénation, de l’oppression, d’un capitalisme source de désenchantement et d’inauthenticité des objets (Boltanski (L.), Chiapello (E.), Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999). L’auteur, dans sa description de l’histoire économique, et a contrario des représentations de l’économie comme une science raisonnée, rappelle le rôle primordial des passions. Pour s’en convaincre, on pourra lire ou relire La richesse des nations d’Adam Smith ou Eléments d’économie pure de Léon Walras. Eric Verhaeghe rappelle donc à juste titre qu’il est dans la nature même du capitalisme d’être source d’opportunisme et d’égoïsme.
Une analyse politique du système économique contemporain
Si majoritairement, les citoyens français ont une compétence relative s’agissant de l’économie, certains indicateurs sont toutefois bien connus du grand public. Par exemple, celui de la croissance (habituellement mesuré par la variation du PIB). Ressassé sans cesse dans les médias ou par le personnel politique de droite comme de gauche, le retour de la croissance a été depuis 30 ans et reste aujourd’hui le principal objectif des différentes politiques économiques. Or, Eric Verhaeghe montre bien comment une confusion s’est installée dans les esprits, où croissance est devenue synonyme de prospérité et de progrès social. Un rapide coup d’œil en arrière nous montre bien que la croissance peut être inégalitaire au sens où ses fruits ont été très inégalement répartis dans la population. Pire, depuis 30 ans, les quelques points de croissance ont été obtenus par l’endettement de l’Etat ; une dette qu’il s’agit aujourd’hui, pour le contribuable, de rembourser alors même que les fruits de cette croissance ont été accaparés par une élite économique et financière.
Cette question de la dette est, elle aussi, bien connue des français. La plupart des pays occidentaux, dont la France, vivent à crédit depuis déjà plusieurs décennies. Le FMI lui-même explique bien comment la crise des subprimes aux Etats-Unis est une crise de l’endettement privé. La stagnation des salaires a contraint les particuliers à s’endetter afin de maintenir leur niveau de vie, quitte à choisir des modalités de prêts vantés par des banquiers peu scrupuleux, qu’ils étaient presque certains de ne jamais pouvoir rembourser. En France, les déductions fiscales qui ont été octroyées aux entreprises et aux plus fortunés à partir des années 70 ont entrainé un tassement des finances publiques qu’il a fallu combler en empruntant. Cette dette de l’Etat se matérialise par l’émission de bons du Trésor qui représentent un des placements les plus sûrs.
Et très logiquement, ces bons du Trésor ont été achetés majoritairement par ceux-là même qui ont bénéficié des allégements fiscaux. Eric Verhaegue de conclure "Le tour de passe-passe des allégements de charges consiste donc à adresser un double cadeau aux détenteurs du capital : d’une part ce sont les contribuables qui payent leurs engagements à leur place, et d’autre part, les mêmes contribuables leur remboursent une deuxième fois la somme qu’ils ont payé initialement, mais cette fois avec des taux d’intérêt puisque le cadeau fiscal est financé par l’endettement de l’Etat". L’auteur a le mérite d’offrir un cadrage social à cette question de la dette, là où jusqu’à présent, certains nous offraient un cadrage générationnel qui évidemment conforte les privilégiés dans leur position.
A travers le brassage de ces différentes notions économiques, l’auteur fait apparaître l’économie comme un "point de vue". D’autres iront jusqu’à parler de l’économie comme d’une idéologie. Effectivement, derrière les chiffres, il existe des interprétations différentes. De plus, les outils de mesure eux-mêmes ne sont pas exacts comme ils peuvent l’être dans les sciences dures. Le lecteur en prend pleinement conscience lorsqu’ Eric Verhaeghe aborde les sujets de la mondialisation et de l’Allemagne : Chacun est persuadé que le système économique allemand est plus performant que le système français, notamment parce que le coût du travail est moins cher Outre-Rhin.
Or, les chiffres du coût du travail ne donnent à voir qu’une partie de la vérité. Il suffit d’opérer une corrélation entre le coût du travail et la productivité pour que le modèle français fasse jeu égal avec le modèle allemand. Pourtant, combien de fois l’Allemagne a-t-elle été citée en exemple pour justifier des réformes qui ont fini par peser sur les salariés français ? L’économie est donc bien mobilisée afin d’imposer une certaine représentation de la réalité, et ceci pour défendre les intérêts économiques d’une catégorie de la population. Plus que de la simple pédagogie, Eric Verhaerghe s’inscrit dans une véritable démarche épistémologique, en invitant par exemple chacun à ne pas essentialiser les notions et concepts, qu’il s’agisse de la croissance, de l’économie ou du chômage.
Ainsi, évoquant la question de la mondialisation, il part des lieux communs et des raccourcis existants pour mieux les contredire. Premier raccourci : qui dit mondialisation dit concurrence internationale accrue, et donc concurrence entre les salariés et les coûts du travail et, par ricochet, risque de délocalisation. Deuxième raccourci : les barrières douanières seraient l’ennemie de la mondialisation, elles seraient un obstacle au commerce, donc synonymes de protectionnisme et de repli sur soi. La réalité est loin d’être aussi manichéenne.
Objectivement, la France est un des pays occidentaux qui a été peu touché par les délocalisations. La délocalisation d’une partie de l’industrie française n’a été qu’un phénomène marginal, et son déclin en termes de main d’œuvre est dû d’une part à une mécanisation accrue, d’autre part à une économie française qui s’est tertiarisée à partir des années 70. Le véritable coup de force d’une partie du monde patronal en France est d’avoir brandi constamment l’exemple de quelques délocalisations symboliques, agissant ainsi comme une menace perpétuelle pour les salariés, et exerçant une pression sur les salaires et donc une stagnation de ceux-là depuis 30 ans. De la même manière, les barrières douanières ne sont ni amies, ni ennemies de la mondialisation, mais une modalité de celle-ci, telle qu’elle existait déjà à la fin du XIXème siècle. Il faut donc voir la mondialisation telle qu’elle est réellement aujourd’hui, non pas comme une mondialisation marchande mais bien comme une mondialisation du capital.Questions embarrassantes et propositions innovantes". A travers ce premier livre, Eric Verhaeghe dépeint un France où une oligarchie économique et financière s’est appropriée sur le dos du peuple, la démocratie et les richesses. S’agissant de la dette, de la répartition de la richesse, ou encore de la dernière crise économique, le mécanisme est toujours le même : privatisation des bénéfices et mutualisation des coûts. Ce système économique est socialement injuste, mais aussi profondément instable. Le jeu des différentes élites économiques mondialisées pour sauvegarder leurs intérêts met en péril le système tout entier.
L’auteur appelle donc de ses vœux une rupture radicale. Il pose un certain nombre de questions dérangeantes qu’il va falloir trancher dans les années à venir, et esquisse plusieurs propositions qu’on peut qualifier d’innovantes : Rembourser la dette en totalité ou non ? Quelle répartition de sa charge ? Comment refonder un système fiscal plus juste socialement ? N’est-il pas venu le temps de démanteler les grands groupes, banques et assurances, qui ont atteint des tailles critiques pouvant faire couler le système économique lui-même ? Eric Verhaeghe appelle de ses vœux l’avènement d’une société transparente, avec un véritable droit des citoyens à l’information, s’agissant notamment de l’utilisation des fonds publics, d’autant plus quand ils servent à subventionner des entreprises privées.
L’ancien président de l’APEC n’est pas sans savoir qu’en dépit des milliards d’euros de subventions accordés aux entreprises du CAC 40 ces 5 dernières années, l’ensemble de ces entreprises à détruit près de 40 000 emplois en France durant la même période. Cet ouvrage aborde donc sans concessions les graves difficultés économiques auxquelles est confrontée la France, et il y a fort à parier que la plupart de ces sujets seront abordés durant la prochaine présidentielle. Un livre à mettre entre toutes les mains avant le top départ de cette nouvelle campagne, si les problèmes eux-mêmes ne nous ont pas rattrapés d’ici là...