Individualiste, matérialiste, sexiste et mercantile : faut-il détruire le Rap US ?

 

On connait l'admiration réciproque entre Olivier Besancenot et Joey Starr. On se souvient également de Disiz la Peste en 2007 venu soutenir Ségolène Royal au meeting de Charléty. On n'oublie pas non plus Jack Lang qui dès le tout début des années 1990 en tant que ministre de la Culture avait décidé de mettre en avant le mouvement hip-hop, alors tout jeune en Europe. Le mouvement hip-hop et la gauche française ont très tôt été liés (de façon sincère ou non), et je ne connais pas de rappeur ouvertement sarkozyste en France à l'exception de Doc Gynéco. Jack Lang en 1991 se disait néanmoins à l'époque plus éloigné du rap américain, plus violent à son sens. Le rap français, produit originellement importé, a en effet évolué différemment du rap américain en se recentrant régulièrement sur des thèmes sociaux et en conservant une identité subversive autrement moins commerciale qu'aux Etats-Unis. Sans doute est-il difficile d'ignorer la différence d'image : plus bling-bling donc matérialiste, plus sexiste, plus violent, souvent superstarifié et commercial à l'outrance... Se dire de gauche et amateur de hip-hop américain attentif aux paroles peut paraitre paradoxal. Pourtant...

 

Je précise d'abord qu'il serait erroné de considérer le hip-hop américain comme étant parfaitement monolithique. Nous parlons ici de plusieurs centaines d'artistes générant entre 63 millions de dollars pour Jay-Z et quelques clics sur Myspace pour des milliers de prétendants anonymes. Ce mouvement artistique traverse parfaitement tous les prismes sociaux, raciaux, politiques, géographiques. Pour autant, comme ledit Jay-Z l'explique dans sa récente autobiographie Decoded, tous les artistes se fondent sur une mythologie commune : celle du hustler. Il fait historiquement coïncider l'émergence du rap à celle du crack dans les quartiers. La substance aura dans les 1980 affecté une large partie de la population urbaine paupérisée de façon directe et indirecte ainsi que généré des réseaux et un imaginaire propice à l'émergence du rap : celui de la rue, du petit dealer à la sauvette plein d'espoir pour l'ascension sociale grâce à la drogue qui dans le même temps détruit les familles, du ghetto "zone de non-droit" 10 ans après l'administration Johnson, de l'illicite et de la subversion.

 

C'est ce schéma narratif, partiellement mythique, qui d'après Jay-Z, sert de base à tous les rappeurs de toutes les générations pour construire leurs propres récits. Il ajoute que le hustler (c'est-à-dire à la base celui qui vend de la drogue dans l'espoir de devenir riche) "is the ultimate metaphor for the basic human struggles: the struggle to survive and resiste, the struggle to win and to make sense of it all". (Biggie Smalls - Juicy)

Dedicated to all the teachers that told me I'd never amount to nothing, to all the people that lived above the buildings that I was hustlin' in front of, that called the police on

me when I was just tryin' to make some money to feed my daughter.

 

Une bonne partie du mouvement hip-hop américain est en effet commercial. Les artistes hip-hop les plus connus aux Etats-Unis sont relayés par les médias et les maisons de disques et génèrent des titres à succès bien plus régulièrement qu'en France. Il ne s'agit pas pour autant d'évacuer le genre musical parce qu'il serait trop asceptisé. Au contraire, le message (et l'idéologie ?) diffusés par ces artistes trouvent un écho bien plus important dans la société américaine. Pour une partie de la jeunesse, quelques rappeurs du devant de la scène agissent comme modèles et génèrent par émulation de très nombreux chanteurs autrement plus underground.

 

Dans le texte, il s'ajoute au mythe du hustler celui d'un mode de vie fait d'argent et de femmes. Ces titres véhiculent dans la société certaines valeurs individualistes et matérialistes de plus en plus indissociables à l'image du rap contemporain. Mais il apparait que ces thématiques mainstream ne se développent en réalité qu'en réaction à celles underground que nous évoquions (la contre-culture hustler). Ce n'est en somme que l'étape suivante à la description sociale du ghetto : la libération individuelle et l'accès personnel à la gloire, au luxe, etc. Ce même matérialisme (le bling-bling) vient recouper les questions ethniques du rap que nous verrons plus tard ("I'm like the fly Malcolm X, Buy any jeans necessary").

 

"Fat Joe featuring Lil Wayne - Make It Rain  I'm in this bitch with the terror, got a handful of stacks, Better grab an umbrella, I make it rain, I make it rain on them hoes Crack, Crack, Crack, Crack, Crack,

you hear the Echo, man I seen the best go, 'cause he ain't have that metal

I'm a Hustler's Hustler, A Pusher's Pusher"

 

C'est ce paradoxe qui nous intéresse. Y a-t-il quoi que ce soit de gauche, ou de progressiste, qui émerge de cette friction entre la réalité sociale sociale et ethnique que dénonce le mouvement et sa grande tendance à la superficialité voire au capitalisme et au réactionnariat. Il y a présent dans le rap une révolte paradoxale que décrit Jay-Z dans Decoded. Il répond à une journaliste qui l'accuse de porter à la fois un tee-shirt du Che et une chaîne bling-bling du Christ :

 

"Our struggle wasn't organized or even coherent. There were no leaders of this "movement". There wasn't even a list of demands. Our struggle was truly a something-out-of-nothing, do-or-die situation (…) Che was coming from the perspective, "We deserve these rights; we are ready to lead." We were coming from the perspective, "We need some kind of opportunity; we are ready to die." The connections between the two kinds of struggles weren't necessarily clear to me yet, but they were on my mind. (…) To wear the Che shirt and the platinum and diamonds together is honest. In the end I wore it because I meant it."

 

Black Power, lutte des classes: un activisme pour qui et pour quoi ?

 

C'est un débat connu et rebattu dans le milieu de la recherche américaine, notamment pour les chercheurs plus ou moins proches du marxisme : celui de la race, et celui de la classe. Où l'universalisme républicain français refusera la classification ethnique, le débat américain se structure en grande partie à travers la question raciale, quitte à produire une certaine confusion épistémologique.

C'est quand le débat se déporte dans la société civile et dans les médias que cette confusion est la plus tangible. Lors d'une levée de fonds pour venir en aide aux populations touchées par l'ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans, Kanye West avait soulevé une polémique en déclarant que noirs et blancs n'étaient pas traités avec la même empathie dans les médias et prenait la production par surprise en déclarant "George Bush doesn't care about Black people" (vécu comme un des pires moments de sa carrière confiera plus tard l'intéressé). Dans le monde académique, le même débat s'est tenu (le désastre humain était-il une question de classe ou de race ?) et s'est terminé sur le statu quo.

 

On peut comprendre l'amalgame de l'un et de l'autre dans le sens où il sert à dénoncer un racisme latent qui mène à la superposition des conditions de classes et de couleur. Dans le même temps, l'émergence d'une classe moyenne et d'une forte élite noire fait s'éroder le sentiment d'appartenance au sein de la communauté afro-américaine. Les questions de race inequality vs class inequality ne sont pas tranchées. La culture hip-hop traitant en largeur les questions d'injustices, et étant à l'origine une musique exclusivement afro-américaine, la problématique est évidemment au coeur du sujet. Dans DontGetIt (qui reprend les samples de Nina Simone – Misunderstood), Lil Wayne évoque ces questions pendant 10 longues minutes, en abordant non seulement le débat de la couleur de peau et de poor/rich, mais également de ségrégation urbaine en commentant la différence crack cocaine et regular cocaine pendant dix longues minutes.

 

Due to the laws we have on crack cocaine and regular cocaine The police are only, I don't want to say 'only', right, but shit Only logic by riding around in the hood all day And not in the suburbs, because Crack cocaine is mostly found in the hood And um, you know the other thing is mostly found... You know where I'm going...

 

Cette émancipation passe parfois par la conversion à l'islam et à l'abandon des noms et prénoms occidentaux, c'est-à-dire du nom d'esclave. Cette forme d'empowerment remonte aux années 30 avec la formation de Nation of Islam par Wallace Fard Muhammad et Elijah Muhammad. La figure de proue de ce mouvement est bien entendu Malcolm X, autrement appelé El-Hajj Malik El-Shabazz. Il est intéressant de noter que Malcolm X est autrement plus cité dans les textes de rap que le pasteur non violent Martin Luther King. La gauche est en général plus éloignée des questions d'émancipation raciale parce qu'elle veut y substituer une émancipation de classe – Malcolm X portait les deux messages à la fois en ne cachant pas son affinité pour la pensée socialiste et en critiquant régulièrement le capitalisme, précisemment parce qu'il porterait en lui les germes du racisme : "You can’t have capitalism without racism. You can’t operate a capitalistic system unless you are vulturistic; you have to have someone else’s blood to suck to be a capitalist...". Dans la même optique, le philosophe contemporain Cornel West (ouvertement socialiste) fait le lien entre un discours sur la foi, sur la pauvreté et sur les questions ethniques. Nombreux sont les rappeurs qui ont allié leur conscience sociale à leur appartenance soit à Nation of Islam soit au sunnisme, autant parmi les classiques que dans les générations suivantes.

 

Et si l'on parle de couleur de peau dans les textes de rap, on ne peut pas éviter le fameux "n-word" ("negro", "nigger", "nigga", du plus au moins offensif). On peut lui donner un sens politique. On trouve presque sans exception dans les mouvements de libération le moment du renversement sémantique du vocabulaire de la domination. On s'empare du langage de l'oppresseur pour transformer, avec plus ou moins de succès, une honte en fierté dans l'imaginaire collectif – on pense à "l'Assemblée Générale des pédés" d'Act Up, au mouvement des "Gouines Rouges" ou plus simplement à la négritude dont Sartre dans son Orphée Noire (préface à l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Senghor) disait qu'elle était "un racisme anti-racistes" : "Insulté, asservi, il se redresse, il ramasse ce mot de "nègre" qu'on lui a jeté comme une pierre...". Tupac qui était un peu philosophe à sa manière aussi, nous dit : "Niggers was the ones on the rope, hanging off the thing; niggas is the ones with gold ropes, hanging out at clubs". Cette idée de réappropriation du vocabulaire de l'oppression va de pair avec l'idée américaine très présente depuis le Civil Rights Movement et le Black Power selon laquelle tout mouvement de libération (ou d'empowerment) doit passer par une construction identitaire, sinon communautaire.

 

No disrespect to Islam, or Imam, or pastor, No answers to questions the media is asking Why we fight each other in public in front of these arrogant fascists? They love it, putting old niggers versus the youngest
, Most of our elders failed us, How can they judge us niggers? There's verbal books published by niggers, produced by niggers, genuine niggers
, so I salute my niggers, not mad 'cause Eminem said nigger, 'cause he's my nigger (...)
I'm a nigger, he's a nigger, she's a nigger, we some niggers
wouldn't you like to be a nigger too? They like to strangle niggers, blaming niggers, shooting niggers, hanging niggers
still you wanna be a nigger too?

 

True Quid de la tradition du rap blanc ?

 

On compte de nombreux artistes hip-hop blancs, au premier rang desquels Eminem. Il joue lui-même sur ce plan ethnique ("I love niggas! Cause niggas are me!"), et souvent également, le souligne comme un élément de difficulté dans sa carrière d'artiste d'un genre musical très majoritairement afro-américain. Il faut noter pourtant quant à nos questions de classes que précisément, dans son film 8 Mile, il reporte dans battles où on l'attaque sur sa blancheur sur les questions sociales pour prouver sa légitimité : "I am white, I am a fuckin bum, I do live in a trailer with my mom, (…) I'm a piece of fucking white trash, i say it proudly, And fuck this battle, I don't wanna win, I'm out, Here, tell these people sumin they dont know about me", et n'oppose à son adversaire que son milieu et son école privée.

 

Enfin, c'est sans surprise que la campagne et l'élection de Barack Obama ont ému "l'industrie" du hip hop américain. Maino dans All The Above parle du ghetto et nous dit "when I think that I can't, I envision Obama", Young Jeezy se ré-empare d'un vieux titre de Nas et sort un single "My President" qui sera remixé par Jay-Z ("my president is black but his house is all white, Rosa Parks sat so Martin Luther could walk, Martin Luther walked so Barack Obama could run, Barack Obama ran so all the children could fly"), lequel signe également la même année "We Made History" (sur un sample de... Véronique Sanson). Dommage hélas que le message social et politique se soit souvent effacé dans les lyrics devant l'aspect cool d'une présidence afro-américaine. Zion I, rappeur ouvertement politique déclarait que la "conscience sociale" n'est pas ou plus vendeuse. Il nous dit à propos du "rap social" : ""Jazz went white, then Black, then white again (…) Many Black people don't want to hear it, they want that thug shit".

 

"Tell him I'm doin fine, Obama for mankind
, We ready for damn change so y'all let the man shine Stuntin on Martin Luther, feelin just like a king
, Guess this is what he meant when he said that he had a dream My president is black, my Lambo's blue, And I'll be goddamned if my rims ain't too"

 
 
Genre et sexualité dans le rap US
 

C'est le lieu commun n°1 le plus facile à prouver : le rap, en particulier US, tant dans son milieu que dans son contenu, véhicule des valeurs extrêmement mysogines et homophobes. Sur ces questions il serait difficile de montrer une quelconque tendance progressiste. J'évoquais la semaine dernière le "n-word" à qui l'on pouvait donner une définition politique. Tâche plus difficile pour le "b-word" ("bitch"), plus courant encore sans doute (et ainsi de tout le reste du vocabulaire mysogine, "hoes", "sluts"...). Ce vocabulaire ne sert la plupart du temps dans la bouche des rappeurs hommes qu'à renforcer un certain sentiment de puissance et de domination patriarcale qui va le plus souvent de pair avec le reste de la mythologie du baller et du pimp ("Fuck Bitches, Get Money" nous dit Lil' Wayne). Plus exceptionnellement, on trouve également quelques titres ultra violents évoquant le meurtre, le viol, souvent sur des variations tragi-comiques comme dans Kim de Eminem. Tout au mieux, les artistes se défendent en expliquant que "bitch" fournit une rime facile et qu'il n'y a pas de message sérieux.

 

But I do know one thing though, Bitches they come, they go, Saturday through sunday monday, Monday through sunday yo, Maybe i'll love you one day, Maybe we'll someday grow, Till then just sit your drunk ass on that fuckin runway hoe...

 

Le milieu hip-hop, sans répondre à une idéologie précise sur ce sujet, est en fait le lieu d'une théâtralisation totale des questions de genre. Les artistes quand ils deviennent publics, abandonnent leurs noms et une partie de leur identité – ils deviennent des personnages. Ils jouent alors avec les stéréotypes en voulant devenir plus genrés que genrés – c'est un constat facile pour toute une série de rappeurs qui jouent à qui sera le plus viril dans le texte (le plus riche, le plus violent, qui aura le plus de filles avec le plus de facilité) et dans la représentation (constat valable sur un certain culte du corps ou la mise en scène du quotidien).

 

On peut parler à l'inverse de Nicki Minaj du label Young Money, artiste femme qui monte en puissance. Elle est connue pour également mettre son identité sexuelle en spectacle avec exubérance et burlesque (on l'appelle la Lady Gaga du rap). Elle joue également des stéréotypes avec sa Barbie-voice et ses Barbie-fans, ses costumes etc. Peut-être peut-on penser ici à ce disait Judith Butler sur la performativité dans l'identité de genre – elle devient alors davantage un terrain de jeu. Elle nous dit : "When I am assertive, I’m a bitch. When a man is assertive, he’s a boss. He's bossed up. No negative connotation behind ‘bossed up.’ But lots of negative connotation behind being a bitch". Aussi le mot "bitch" nous rappelle dans ce cas le Bitch Manifesto féministe des "années 68". L'activisme a transformé comme nous le disions la semaine dernière le terme "nigger" en mot quasi-militant; ainsi du b-word : Like the term "nigger," "bitch" serves the social function of isolating and discrediting a class of people who do not conform to the socially accepted patterns of behavior. BITCH does not use this word in the negative sense. A woman should be proud to declare she is a Bitch, because Bitch is Beautiful.

 

La féminisation et sexualisation extrême de Nicki Minaj va à l'inverse de plusieurs générations de rappeuses qui pour se faire une place dans le milieu copiaient les codes masculins. L'artiste et chercheuse féministe Menda Francois explique qu'il y a ici un paradoxe : "The female body is rarely a site of empowerment except when it is being objectified to define female strength through heterosexist sexiness, which, displayed for male satisfaction, creates little real power for women. Because female rappers' value lies in their ability to perform masculinity as well as be sexually objectified, when a femcee is not performing the role of the sexually available coquette nor the female thug, her power and agency are nonexistent."

 

"The ladies will kick it, the rhyme that is wicked Those that don't know how to be pros get evicted A woman can bear you, break you, take you Now it's time to rhyme, can you relate to A sister dope enough to make you holler and scream"

 

Il faut enfin noter quelques lueurs d'espoirs dans le tas. Le rappeur classique Coolio dans For My Sistas nous dit :

 

"And it's time to put you up on a pedestal seat / Queen of the entire universe /And you know how I know 'cause you were put here first / And to every nigga that dissed ya and every nigga that hit ya / Accept my apologies for my brotha's, My sista".

 

Pareillement, on se souvient de Kanye West souhaitant mettre fin à l'homophobie dans le milieu du hop-hop, attirant, de fait, toutes les critiques et suscpicions sur lui.

 

Thématique de l'individuel et de la contre-culture

 

No one man should all that power, The clock's ticking I just count the hours Stop trippin, I'm trippin off the power And then they, and then they, and then they, 21st century schizoid man

 

"I got a big ego, such a big ego, she loves my big ego" nous dit Kanye West à qui l'on reproche souvent sa mégalomanie et son égocentrisme. Il n'est pourtant pas le seul à promouvoir un individualisme extrême dans le milieu du hip-hop. C'est même sans doute l'un des thèmes les plus richement fournis du rap US, et qui va de pair avec la mythologie du hustler : le rap est avant tout une narration individuelle, du storytelling, qui se construit seul dans l'adversité, face à cet autre personnage emblématique qu'est le hater – celui qui n'a pas cru en sa réussite. Ce nécessaire égotrip est omniprésent et se trouve le mieux décrit par ces quelques rappeurs qui parlent d'eux comme d'extra-terrestres, trop bons ou trop hors-normes : Lil' Wayne dans Forever nous dit "Hello I'm da martian, Space Jam Jordans", Kid Cudi signe une série d'albums "Man on the Moon", B.o.B. dans le clip de "I'll Be in the Sky" atterrit sur la Terre sous forme de météore....

 

Dans ce culte du I'm-so-fly et du succès total d'un individu, nous sommes loin des masses qui font l'histoire, des "Prolétaires de tous les pays...", des notions de partage et d'égalité ("I ain't cuttin anybody slices outta my pie" nous dit Drake). Constat redoublé du fait que ce qui ressemblait au départ à une révolte face à une situation matérielle injuste (celle du ghetto) se termine au bout du chemin par une bête apologie matérialiste du luxe.

 

I used to have hood dreams, Big fame, big chains, I stuck my dick inside this life until that bitch came

 

Est-ce aussi simple ? Non, et pour deux raisons : d'abord, le rap US va tout de même plus loin que cette stérile autosuffisance ; ensuite, le progressisme a également sa propre histoire avec l'Individu. Sur le rap en lui-même : au pire, on peut juger, si ce n'est de son immaturité, au moins de sa propre mise en scène grotesque, dans certains cas pour ainsi dire parodique. Mais on peut également le prendre pour ce qu'il est à l'origine, c'est-à-dire avant tout une contre-culture née de la révolte face à l'exclusion. Ainsi l'exubérance individualiste n'est-elle pas tant une vantardise générale qu'une revanche, un pied de nez aux puissants (par opposition aux pairs) qui avaient fermé la porte à la rue. On pense ici à ce que dit Jay-Z au regard du décalage entre sa grande fortune et son adolescence dans les quartiers paupérisés de Brooklyn.

 

De plus, il ne faut pas oublier que le hip-hop est précisément à la base une musique de réunion et de fête. Au-delà de la musique, fondée sur le storytelling et le parcours individuel, il s'agit bien aussi de nouvelles formes de lien social dans les quartier. Tout ce qui est dit dans les chansons de rap sur le "gang", le "crew", nous invite à réfléchir sur les phénomènes communautaires, les solidarités locales, et les questions de contre-culture (à opposer, éventuellement, au concept de masses). Sur la gauche : la question de l'individu anime le débat intellectuel depuis longtemps : revoilà le vieux débat égalité/liberté. Pour ce qui est de la gauche dite libertaire, on pense à Bakounine qui résumait le prétendu paradoxe en nous disant qu'il n'y a pas de liberté individuelle sans égalité, vice-versa. Et puisque nous parlons d'anarchistes, comment ne pas penser à Ferré dans cette (grossière) comparaison :

 

"They tell you read this, eat this, don't look around, just peep this, preach us, teach us Jesus, Ok, look up now, they done stole your streetness". (Kanye West - Good Morning)

 

"Que font-ils, qui sont-ils, ces gens qu'on tient en laisse, dans les ports au shopping, au bordel, à la messe ?" (Léo Ferré - Words, Words, Words...)

 

What it did dog we getting money here Wanna snitch man get us a 100 years That's sad dog, why you mad for? Is it the face on my bitch or her ass dog?  (Maino - Hi Hater)

 

(Quand tu les vois plonger leurs quinquets de voyeur Dans ton chagrin, dans ta gonzesse ou dans tes sous Quand tu vois dans leurs yeux le silence jaloux Alors, je te le dis afin que rien n' se perde Ces copains-là... c'est de la merde ! (Léo Ferré - Une Jean's ou Deux Aujourd'hui)

 

On pense également, et bien plus prosaïquement, à la longue introspection qu'a eu le Parti Socialiste sur le mot individu en lui-même et sa relation avec l'État (au-delà du débat sur le socialisme libéral). Il s'agissait de sortir du débat selon lequel l'État redistributeur faiseur d'égalité serait prétendument destructeur de libertés individuelles en déclarant que l'Etat social précisément assurait des réponses collectives pour permettre l'émancipation de chacun. Hors dans le rap américain, rarement mentionne-t-on l'État. Mais en disant progressisme, nous faisons déjà référence à une idéologie. Le rap en tant que mouvement artistique a sans doute une origine, un potentiel et une vocation politique – elle s'arrête cependant à la mise sur pied d'un projet de société. Voici sans doute où s'arrête notre comparaison.sdp#

 

Lupe Fiasco : rappeur progressiste

 

C'est un album que les fans attendaient depuis 2008. C'est aussi, comme le soulignent déjà les critiques, l'album de la compromission. Lupe Fiasco, rappeur progressiste, vient de sortir L.A.S.E.R.S. (pour Love Always Shines Everytime Remember 2Smile) après une longue bataille qui l'a opposé à sa maison de production Atlantic Records, qui lui demandait un album moins politique, plus commercial, générant le statu quo, des manifestations de fans, la médiation de Jay-Z entre le rappeur et sa maison, la dépression de l'artiste.

 

Parce que Lupe Fiasco, s'il a sorti des tubes (Daydreamin', Superstar...) n'est pas exactement un rappeur ordinaire. Le philosophe et activiste Cornel West déclarait à son sujet que c'est le rappeur de Chicago qui faisait des intellectuels engagés quelque chose de tendance. Au travers de ses titres et de sa carrière, Lupe Fiasco a en effet souvent pris le contrepied de ce qui fait le rap US contemporain. Il est engagé, ses textes sont intellectuels. Il rejette le bling-bling, la drogue et l'alcool. Ce qu'il fait, il le tire de sa foi musulmane.

 

L.A.S.E.R.S., ce n'est pas seulement le nom de son album, c'est aussi le nom d'un manifeste. Il y demande une société moins superficielle et moins guidée par les médias, l'éducation universelle ("school for some, education for everybody" déclarait-il récemment). Il y critique une société divisée par les questions de race et de classe, et où les individus sont moutonnisés par un système qui valorise l'ignorance, l'apparence et la violence. Ce texte se termine par la phrase "we will not lose, because we are not losers, we are LASERS", faisant écho à l'imagerie mise en place autour de l'album (dont la pochette) autour du A de Anarchie qui recouvre le O de Loser. Dans l'Amérique de Glenn Beck et Sarah Palin, il apostille son manifeste d'un dernier paragraphe pour le conclure par : "Lasers stand for love and compassion. Lasers stand for peace. Lasers stand for progression. Lasers are revolutionary".

 

Lupe Fiasco ne s'est pas découvert progressiste - c'est un fil rouge dans à peu près tout son travail. Un de ses leitmotiv, c'est la domination masculine. Dans Hurt Me Soul, il explique le paradoxe (et son hypocrisie) vis-à-vis de passion pour le hip-hop. Il nous dit : "I used to hate hip-hop, yep, because the women degraded (...) I only recited half, omittin' the 'bitch'". Il y critique la société marchande qui objectifie le corps de prostituées. Plus généralement, il dresse un pot-pourri de tous les thèmes qui ont forgé ce qu'on appelle sa "conscience sociale" : " My mom can't feed me, my boyfriend beats me, I have sex for money, the hood don't love me, The cops wanna kill me, this nonsense built me, And I got no place to go... They bomb my village, they call us killers, Took me off they welfare, can't afford they health care, My teacher won't teach me, my master beats me, And it hurts me soul". Cette critique sociale, presque spirituelle, il la tient de sa pratique pieuse de l'islam : "I try to follow this, what Muhammad do". En réponse à la sortie de la chanson Jesus Walks par son mentor Kanye West, il avait sorti le titre Muhammad Walks qui développait plus avant sa vision ouverte et progressiste de la foi. C'est sa foi qui, explique-t-il, le pousse à chercher du côté de l'âme plutôt que du côté de l'apparence, pourtant si chère aux rappeurs de sa génération.

 

Cet album, il l'avait donc voulu plus offensif encore politiquement. Dans un teasing pour le titre "Words I Never Said", il recouvrait les gratte-ciels de Time Square du A d'anarchie et nous promettait une parole résolument libérée. Sa chanson attaque en effet tous azimuts le Jihad et le président Bush ("I really think the war on terror is a bunch of bullshit Just a poor excuse for you to use up all your bullets (...) Jihad is not holy war, where's that in the worship? Murdering is not Islam and you are not observant"). Il prend de front les médias conservateurs américains et dans le même vers le président Obama en déclarant que "Limbaugh was a racist, Glen Beck is a racist, Ghaza strip was gettin bombed but Obama didn't say shit, That's why I didn't vote for him, next one either".

 

Alors, critique de la société mercantile, description des conditions de vie dans le ghetto, rejet de la violence machiste : quelle est la prochaine étape ? L'artiste se sent impuissant dans sa révolte : "Just listenin to Pac ain't gonna make it stop, A rebel in your thoughts ain't gonna make it whole". Dans une récente conférence, il déclarait espérer que des évènements similaires à la révolution égyptienne se déclarent aux Etats-Unis. Au final, il apparaît que les rappeurs en général envoient des messages contradictoires, qui peuvent être lus au regard du progressisme -ou non-, mais seuls certains portent une véritable vision construite sur la société et qu'on pourrait alors seulement rapprocher du concept de gauche

 

Hugo Christy