Comme l’indique Mohammed Hanif, auteur du roman A case of exploding mangoes   qui s’interroge sur les circonstances du décès du Président Zia ul-Haq le 17 août 1988, les mullahs (prêtres si l’on veut trouver un équivalent en français) ou muftis (dignitaires) pakistanais, partisans d’une lecture particulière du texte sacré, sont parvenus à gommer toute différence "entre ce que Dieu dit et ce qu’ils disent"   .

Le 28 décembre 2007 au soir, la cheffe du Parti du Peuple Pakistanais (Pakistan Peoples Party, PPP), Benazir Bhutto, qui tenait un meeting électoral, à Rawalpindi, avait été assassinée. Elle affirmait sa volonté, si elle recouvrait le poste de Premier ministre, de lutter contre l’extrémisme religieux qui semblait alors envahir peu à peu la société. Le 4 janvier 2011, c’était au tour d’un autre membre prééminent du PPP de connaître un sort similaire : le Gouverneur du Pendjab Salman Taseer défendait la nécessaire révision d’une loi sur le blasphème (définie par les alinéas B et C de l’article 295 du Code Pénal pakistanais) au demeurant vague qui avait autorisé depuis l’adoption, en 1986, de l’alinéa C   bien des abus, dont les minorités religieuses n’avaient pas été les seules victimes.

Le contexte était particulier : Aasia Bibi   avait été condamnée à mort en novembre 2010   , alors qu’elle était accusée de blasphème. Une dispute quant à l’usage d’un verre d’eau qu’elle avait déjà porté à sa bouche l’avait opposé (en juin 2009) à des habitantes de son village (Ittan Wali, Pendjab), lequel n’accueillait qu’une seule famille chrétienne ; peu après, la partie adverse assurait qu’Aasia avait eu des propos blasphématoires à l’encontre du "Prophète Mahomet". Taseer prônait le recours à la grâce présidentielle, alors que le Président Asif Ali Zardari qui s’inquiétait déjà de sa sécurité y était peu enclin. Le Gouverneur ayant rendu visite à Aasia, qui était détenue à la prison de Sheikhupura (Pendjab), le Maulana   Muhammad Yousuf qui était basé à Peshawar annonçait que la coquette somme de 30 millions de roupies récompenserait toute personne qui l’exécuterait.

Les réactions, suite à l’assassinat de Taseer qui eut lieu, en plein jour, au sortir d’un des centres commerciaux les plus huppés   d’Islamabad, avaient été contrastées. Les voix religieuses modérées avaient choisi la prudence. Admettant sa culpabilité, le meurtrier (Malik Mumtaz Hussain Qadri) qui appartenait à la garde du Gouverneur avait été arrosé de fleurs alors qu’il se présentait devant la justice, avouant son crime. Au reste, un groupuscule, le Jamaat-e-Ahl-e-Sunnat Pakistan (l’Assemblée des Disciples de la Sunnah   du Pakistan), avait donné le ton : toute personne qui assisterait aux funérailles de Taseer, exprimerait un regret ou une sympathie à l’égard d’un blasphémateur était elle-même coupable de blasphème, et serait punie de la même manière.
La société pakistanaise, si elle entretenait encore quelque doute, doit désormais admettre qu’elle est l’otage d’un islam politique dur qui n’est pourtant jamais parvenu à remporter une élection. Soucieuse de sa pérennité et des dividendes qui découlent de l’exercice du pouvoir, la classe politique   n’entend pas tenter un combat pourtant nécessaire ; alors que la crise économique s’intensifie, des attentats meurtriers rythment désormais le pays   .

Suite à la disparition de Taseer, le Premier ministre Yousuf Raza Gilani, également membre du PPP, avait choisi de répéter à l’envi que son gouvernement n’envisageait pas l’amendement de la loi sur le blasphème. Gilani s’était contenté d’indiquer qu’il s’agissait d’empêcher son usage abusif ; il craignait également que ses adversaires ne capitalisent d’une opposition aux groupes religieux aux positions extrêmes   . La députée Sherry Rahman, ancienne ministre de l’information, qui déposait au mois de novembre 2010 une proposition de loi appelant à la fin de la peine de mort en cas de blasphème, n’obtenait aucun soutien de son parti, le Parti du Peuple Pakistanais   ; le Parlement ignora ainsi la nécessité d’un débat. Quant au chef d’Etat-major de l’armée, le puissant Général Ashfaq Kayani, il déclinait toute condamnation du meurtre de Taseer, arguant qu’un grand nombre de soldats avaient épousé la cause du meurtrier. Kayani, s’adressant à des représentations étrangères inquiètes de l’évolution des zones tribales pakistanaises, indiquait qu’il ne pouvait prendre le risque de mettre à mal l’unité des forces armées. Cinquante-sept jours plus tard (dans la matinée du 2 mars 2011), le chrétien Shahbaz Bhatti   , ministre des minorités, fut à son tour criblé de balles (on en retrouvait 30 lors de l’examen médical). Il avait repris le flambeau de la lutte. Peu avant sa mort, il avait contacté la BBC, soulignant qu’il avait été informé que ses jours étaient plus que jamais comptés, tandis que la sécurité qui lui était offerte était similaire à celle dont jouissaient les autres ministres. Au lendemain du drame, le ministre de l’intérieur Rehman Malik indiquait, pour sa part, que Bhatti avait bénéficié d’une sécurité renforcée ; une source proche du quotidien The Dawn   ajoutait que les vingt-deux véhicules blindés disponibles avaient déjà été alloués.

Les meurtriers signèrent en quelque sorte leur acte : des tracts, laissés sur la scène du drame, indiquaient que le Tehrik-i-Taliban Punjab (TTP, Mouvement des talibans du Pendjab) sous lequel se cachait vraisemblablement le Lashkar-i-Jhangvi (LJ, l'Armée de (Haq Nawaz) Jhangvi)   avait choisi ce châtiment, tandis qu’il menaçait du même sort tous ceux qui s’opposeraient à la loi sur le blasphème. L’on ignore encore pour quelle raison le ministre n’était accompagné que de son chauffeur le 2 mars 2011. Le gouvernement argua, à demi mot, de ce que Shahbaz Bhatti avait été laissé libre d’user de son escorte. Mais l’ancien ministre de l’information, Qamar Zaman Kaira, indiqua que suite à l’assassinat de Salman Taseer, les ordres étaient stricts : les gardes du corps ne devaient jamais s’éloigner de la personne dont ils étaient chargés d’assurer la protection.

Le Premier ministre annonça trois jours de deuil national ; Gilani répondit ainsi aux trois chrétiens membres   de l’Assemblée Nationale qui s’interrogeaient sur le peu de cas que les musulmans paraissaient faire de la vie d’un membre de leur communauté. Cette instance, dont la jovialité (si l’on croît le quotidien The Dawn   paraît avoir été peu entamée, souhaitait se contenter de deux minutes de silence, alors qu’un deuil national de trois jours avait été décrété suite au meurtre de Salman Taseer.

Le gouvernement, en tout état de cause, se borne à appeler à une enquête, sans même qu’une action (en tout cas, immédiate) à l’encontre du groupe qui revendique l’attentat ne soit envisagée. Dans une démarche courageuse, le Pakistan Peace Council (PPC) proclame que l’heure est au questionnement du système politique, législatif et judiciaire pakistanais qui a créé un environnement favorable l’affirmation d’un fondamentalisme qui instrumentalise les "forces de la rue"   Le PPC s’alarme d’un glissement : les "divers partis religieux et groupes sectaires", oubliant un temps leur traditionnelle inimité, cherchent la mise en place dune "plateforme politico-religieuse" qui leur permettrait de se présenter ensemble lors des prochaines élections