Série d’entretiens intéressants, mais le lecteur reste en attente d’une synthèse sur la pratique du commissariat d’expositions en Italie.

 L’idée initiale est plutôt séduisante pour qui s’intéresse au rôle du commissaire d’exposition et à la scène artistique italienne, une scène a priori dynamique selon une multitude de lieux et réalités différentes dont on peine à avoir une vision d’ensemble précisément en raison de la fluidité et de la diversité de ce réseau. Cet ouvrage s’annonçait donc plutôt bien pour en savoir davantage sur cette scène à travers le regard de ceux-là mêmes qui la font vivre, les jeunes curateurs italiens.

Un point de vocabulaire à éclaircir d’emblée : si le terme de « curateur » n’est pas encore présent dans le Robert, il sera ici utilisé par commodité pour qualifier chacune des dix personnalités interrogées par Frida Carazzato et Maria Garzia. Anglicisme à partir du curator, italianisme venu du curatore, le curateur version française doit encore s’imposer face au « commissaire d’exposition », qui curate  pourtant les expositions malgré lui, un peu comme M. Jourdain faisait de la prose, pour indiquer qu’il dirige, organise et théorise les expositions en un seul verbe.

 

Les curateurs italiens choisis par Frida Carazzato et Maria Garzia représentent la fine fleur de la jeune scène critique de la péninsule : des profils déjà très liés aux institutions italiennes (Andrea Viliani, passé par le Castello di Rivoli à Turin, le Mambo à Bologne, avant de prendre la direction de la Galleria Civica-Centro di Ricerca sulla Contemporaneità de Trente ; Ilaria Bonacossa, curatrice pendant sept ans de la Fondation Sandretto Re Rebaudengo à Turin), comme aux institutions internationales (Massimiliano Gioni, curateur du New Museum à New York, directeur artistique de la Biennale de Gwangju en 2010, co-directeur de Manifesta en 2008 ou de la Biennale de Berlin en 2006, il est par ailleurs directeur artistique de la Fondation Trussardi à Milan), et des parcours remarquables de dynamisme en terme de création de projets artistiques dans un circuit plus alternatif aussi bien en Italie qu’à l’étranger.

Ce beau casting ne suffit toutefois pas à garantir une belle analyse des « pratiques et expériences curatoriales italiennes ». Le lecteur n’y trouvera qu’une succession d’entretiens – certes, comme annoncé dans le titre – mais regrettera toutefois qu’aucun effort de synthèse n’ait été réalisé par les responsables de l’ouvrage. Au lecteur de faire le travail. C’est fort dommage, car on imagine bien que les deux anciennes étudiantes du Magasin auraient pu apporter un éclairage de l’intérieur sur la scène italienne qu’elles maîtrisent a priori mieux qu’un lecteur français lambda. Une belle occasion manquée pour elles de s’exprimer à ce propos, et pour le lecteur d’approfondir ce contexte artistique. Par ailleurs, ce n’est pas la vivacité des échanges qui va pallier cette lacune. En effet, les entretiens tendent parfois au monologue, au récit de la part du curateur – la distance  géographique a contraint les auteurs à utiliser Skype et l’e-mail pour recueillir les propos des commissaires. Il s’en dégage inévitablement un manque de réactivité dans les questions, qui auraient sans doute été plus spontanées dans le cadre d’une vraie conversation. Pour en terminer avec les critiques formelles, nous ne pourrons que déplorer l’absence de relecture sérieuse de cet ouvrage qui dénombre une quantité absolument désarmante d’erreurs grammaticales, fautes d’orthographe et coquilles inacceptables qui ne manqueront pas d’irriter le lecteur pourtant bienveillant à l’égard de ce travail.

  

Venons-en au fond : si les auteurs n’ont pas souhaité faire de synthèse de ce travail, quels enseignements en tirera ce fameux lecteur bienveillant qui s’efforcera donc d’oublier les fameuses coquilles ? En filigrane, cet ouvrage dresse un bilan peu engageant de la situation de l’art contemporain en Italie. On regrette l’absence de lieux de formation pour la critique (Luca Cerizza explique qu’il a dû « s’exiler » aux Pays-Bas pour se former, et souligne qu’il s’agit d’un choix « de plus en plus courant » (p. 93). Si ce manque de formation touche les commissaires, il n’épargne pas, bien sûr, le public. Dès lors, les curateurs et critiques sont confrontés au problème de la réception de l’art contemporain en Italie. Après s’être formé aux Pays-Bas, Luca Cerizza explique qu’il a dû « repartir de zéro » une fois rentré en Italie, car « peu de gens savent ce qu’est une formation curatoriale ». Avoir de bons critiques, éclairés et compétents ne suffit pas à garantir la vitalité de la scène contemporaine si le public n’adhère pas à ces recherches. Les critiques ont les plus grandes difficultés à diffuser leur travail, faute de préparation pédagogique et culturelle pour le public. Daniela Cascella reconnaît à regret que « le public italien est le moins « formé » d’Europe » (p. 68) et n’hésite pas à stigmatiser « la paresse innée du public italien, même dans les cercles initiés » (p. 69). Pas davantage de soutien du côté des institutions, trop peu nombreuses pour permettre de travailler sereinement en Italie selon Luca Cerizza, tandis que Gigiotto Del Vecchio ajoute que « quelques-unes sont en train de fermer » (p. 98). Hormis Massimiliano Gioni qui évolue parmi de grandes institutions internationales et Andrea Viliani qui fait carrière dans les rares musées italiens dédiées à l’art contemporain, les différents curateurs sont tous fondateurs ou partie prenantes de structures alternatives qui méritent d’être citées ici : 1 :1 projects, en premier lieu, est un réseau curatorial en soi, à but non-lucratif, basé à Rome ; le SoundArtMuseum fondé à Rome en 2005  notamment par Lorenzo Benedetti ; le collectif curatorial Art at work dont Ilaria Bonacossa est l’un des membres fondateurs ; BASE / Progetti per l’arte, coordonnée notamment par Lorenzo Bruni ; le projet TRACKS mené par Daniela Cascella entre 2005 et 2008 ; le Supportico Lopez fondé à Naples par Gigiotto Del Vecchio en 2003, transféré en 2008 à Berlin ou encore le projet Uqbar, lancé en 2007 à Berlin par Marina Sorbello… Ces curateurs ne manquent pas de ressources, mais ces initiatives peinent malheureusement à toucher un large public. Manque de formation, carence de structures : l’étude et la monstration de l’art contemporain en Italie relèverait donc du parcours du combattant.

Rappelons que ces entretiens ont été réalisés entre 2008 et 2009 : on ne pouvait être plus clairvoyant alors que la crise qui affecte actuellement les institutions d’art contemporain remet en question jusqu’aux crédits de fonctionnement du Castello di Rivoli, sans doute la plus prestigieuse de ces structures dédiées à l’art contemporain.

Une voie sans issue ? Comme toujours, c’est face à la contrainte que naissent les projets les plus créatifs. Ces différents commissaires démontrent tous une détermination sans faille et un engagement total dans leur travail. Comme le souligne Gigiotto Del Vecchio, les curateurs italiens ont la nécessité de devoir s’adapter à toute structure, doivent être capables d’auto-gérer pleinement leurs projets, et c’est ainsi que le travail en galerie peut s’avérer une solution pour débuter et faire ses armes. Curieusement, le principal moyen d’action des commissaires s’avère l’écrit. S’il est difficile de s’attarder ici sur les projets d’exposition des uns et des autres, on peut noter que chacun des curateurs souligne l’importance du catalogue d’exposition, objet de médiation, de pédagogie, qui devient même un objet complètement conceptuel pour Luca Cerizza, qui en publie plusieurs pages dans l’ouvrage à titre d’exemple. Au catalogue, Lorenzo Bruni préfère l’édition d’un journal de l’exposition, à mi chemin entre le poster et le cartel de présentation, considéré comme un support léger pédagogique. Du journal d’exposition à la revue, il n’y a qu’un pas. Tous collaborent à des revues critiques d’art contemporain, et plusieurs ont souhaité lancer leur propre support de diffusion…  Citons la revue Mousse, créée en 2006 à Milan, qui rassemble un grand nombre de signatures parmi la jeune garde critique italienne ; Kaleidoscope, ou encore Cross dans lesquelles Luca Cerizza s’est personnellement engagé, ou encore Charley ou The Wrong Times, créées par Massimiliano Gioni. Autant d’instruments critiques pointus dont l’audience reste toutefois confinée au milieu de l’art contemporain.

On apprend enfin la genèse de certains projets, le rapport ambigu de certains curateurs à la figure tutélaire d’Harald Szeemann, qui mériterait un chapitre à lui seul.

Le mérite de cet ouvrage est de montrer comment d’une situation a priori difficile peuvent naître pléthore de contre-projets innovants, d’initiatives alternatives. Toute l’expérience de la pratique curatoriale italienne contemporaine est sans doute là : si un Germano Celant ou un Achille Bonito Oliva ont réussi à construire une carrière dans la péninsule avec une certaine résonance à l’étranger, la situation dramatique pour l’art contemporain en Italie a créé une véritable diaspora de curateurs italiens extrêmement pointus, multi-talents, très mobiles, qui n’ont rien à envier à leurs aînés, si ce n’est, peut-être, une meilleure reconnaissance auprès du large public. Un ouvrage de synthèse qui analyserait précisément le statut du curateur en Italie et la pratique du commissaire d’exposition reste toutefois à écrire.