Greil Marcus nous conte merveilleusement l'histoire des artistes qui ont voulu "assoir le sens" d'un Amérique mouvante. Passionnant.

Dans ce livre, Greil Marcus donne à voir une Amérique qui ne tient qu'à un fil, toujours dans l'angoisse de sa propre destruction. Alors que l'on a souvent l'image de l'Amérique arrogante, imposant ses valeurs au monde sans jamais se remettre en question, L'Amérique et ses prophètes montre des Etats unis par le seul pouvoir des mots, ceux de la Déclaration d'Indépendance et de la Constitution, par la seule force d'idées, promesses "tellement immenses qu'elles (contiennent) en germe leur propre trahison". Alors, l'Amérique devient création continuée, perpétuel jugement d'elle-même, puisqu'à chaque instant le pays réel se voit confronté à la démesure de ses promesses inaugurales. Comme le baron de Munchausen, qui se sort d'un marécage en se tirant par les cheveux, les Etats-Unis trouvent en eux-mêmes les graines de la discorde comme les ferments de l'union.


Schizophrénie nationale

L'originalité de l'ouvrage de Greil Marcus – grand spécialiste de la culture populaire américaine, auteur notamment de Lipstick Traces. Une histoire secrète du XXe siècle – n'est pas tant dans le postulat de départ, qui fonde la théorie dite de l'exceptionnalisme américain, que dans la manière dont il traite cette idiosyncrasie nationale. Du discours de John Winthrop à bord de l'Arbella en 1630 au groupe rock underground Pere Ubu, en passant par Philip Roth, John Dos Passos, David Lynch, Abraham Lincoln ou les musiciennes de Heavens to Betsy, l'auteur mêle texte, image et musique au service d'un même propos très cohérent, dont l'image phare pourrait être la scène d'ouverture de Blue Velvet : une petite ville américaine, une rue bordée de maisons coquettes, où passe un camion de pompiers. Un homme arrose son jardin. Soudain, il s'effondre. La caméra descend, sous terre, et révèle un monde grouillant d'insectes, un charnier secret et dégoûtant. C'est aussi cela, l'Amérique, le pays où l'on peut tout faire (au nom de la "poursuite du bonheur") mais où l'on ne peut rien dire. La pastorale américaine a nécessairement son envers, comme dans le roman du même nom de Philip Roth, où le héros, Seymour Levov, s'enfonce dans la vie de l'Américain moyen, ressemble à une publicité aux dents blanches, refuse de voir l'autre Amérique, qui se manifestera par l'entremise de sa fille Merry, devenue terroriste puis ascète jaïna, et dont le visage voilé lui renvoie tout ce qu'il a pendant si longtemps refoulé.


Se révolter contre un mythe?

Cette autre Amérique, John Dos Passos l'avait décrite dans sa trilogie U.S.A., parue dans les années 1930, oeuvre moderniste composite que Marcus met en regard des trois ouvrages de Roth, Pastorale américaine, J'ai épousé un communiste et La tache. Il note en effet que depuis Lincoln, le travail de la prophétie s'opère aux Etats-Unis davantage à travers l'art qu'à travers la politique. L'ambition d'écrire "le grand roman américain" fut celle de bien des auteurs, comme s'il fallait asseoir le sens de l'Amérique, pour l'empêcher d'être détruit, donner sans cesse forme à une nation, justement parce qu'elle demeure à chaque instant mouvante. Cela peut s'effectuer par la description, la fidélité, mais également à travers le tall tale, la fable qui devient souvent affabulation, que l'on rencontre notamment dans les histoires des légendes de l'Ouest, et qui est dite par l'outsider, le loser, l'excentrique, celui qui se trouve à la marge de la société qu'il veut révéler à elle-même. Mais le paradoxe dans lequel se débattent les artistes est celui d'une nation contre laquelle on ne peut jamais complètement se révolter, car ses idéaux sont incontestables. Comment faire, alors, pour sortir du consensus ? Le miroir du mythe, celui de la fondation de la république, est toujours présent, en toile de fond, et si la critique va trop loin, on risque de perdre la république elle-même.

C'est donc l'innocence qui fait la corruption, le visage de Sheryl Lee jouant Laura Palmer dans Twin Peaks. Comme l'écrit Marcus: "L'innocence est cette tache incolore qui macule la fresque nationale". Si les Etats-Unis sont un nouvel Eden, si l'Américain est le nouvel Adam, cela signifie que le péché originel est toujours à portée de main. Et ce péché, on le commet aussi au nom de l'innocence, au nom de la possibilité toujours renouvelée de se ré-inventer. Autre tropisme américain analysé par l'auteur, l'esprit pionnier, l'idée fondée sur la liberté individuelle qu'il y a toujours un moyen de repartir de zéro, donne naissance la "folie américaine", incarnée par l'acteur Bill Pullman dans "Lost Highway", qui change d'identité, de corps même, dans une quête toujours nouvelle et pourtant définie dès le départ ; la quête de soi, qui passe inévitablement par la tentative de définition de l'identité américaine.


Pouvoir de la promesse et drame de l'icône

C'est cela, le "drame de l'icône" que décrit Greil Marcus : une nation qui unit les individus par le seul pouvoir de la promesse, par l'image de la pastorale qui ne peut masquer la réalité, une mémoire collective qui s'insinue dans chaque souvenir personnel (comme s'il y avait toujours un drapeau américain en toile de fond de chaque photo de famille), un pays qui ne tient que par ses symboles. Ce qui explique, selon lui, le traumatisme du 11 septembre 2001. Le 11 septembre, les terroristes ont attaqué les symboles de l'Amérique, et par là ont fait vaciller la république elle-même.

La "cité sur la colline" de John Winthrop continue d'être le phare dont la lumière à chaque instant vacille, et que pourtant tous persistent à regarder. Les prophètes décrits par Marcus – Winthrop, Lincoln, Martin Luther King, David Thomas – qu'ils aient été hommes politiques de premier plan ou artistes marginaux, rappellent à l'Amérique que, si elle est cause d'elle-même, elle ne peut se passer d'une perpétuelle remise en question, puisque même la Constitution portait en elle l'horreur de l'esclavage. La trahison de soi est le risque toujours présent et toujours rappelé : "Le pays confie à ses citoyens la mission de se créer eux-mêmes, de la même façon que la république s'est créée elle-même. Mais si chaque Américain porte la république en lui, alors chaque Américain peut devenir une république perdue."


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Crédit photo : Wiretap studios / Flick