On ne peut que se réjouir de la réédition, revue et augmentée, de Dada et les dadaïsmes, par Marc Dachy. Epuisée depuis plusieurs années, la première édition de cet ouvrage de référence date de 1994.

Depuis le début des années 1980, Marc Dachy s’intéresse aux avant-gardes et tout particulièrement à Dada : il a consacré de multiples ouvrages à ce mouvement, publié de très nombreux articles, organisé plusieurs expositions, et anime depuis 2003 une nouvelle série de la revue Luna Park, synthèse entre des articles d’histoire des avant-gardes et des textes d’auteurs contemporains   .

Dada et les dadaïsmes : d’emblée, l’auteur insiste sur la variété des aventures Dada qui jaillissent de plusieurs endroits en quelques années. Pour souligner cette diversité, Marc Dachy conserve une organisation géographique et chronologique : les premiers frémissements Dada naissent à New York en 1913, alors que Dada n’existe pas encore. Puis, on revient en Europe, où tout se joue : la guerre provoque un afflux massif de réfugiés internationaux à Zurich, ville qui se situe en zone neutre. Parmi eux, Hugo Ball et Tristan Tzara qui fondent le Cabaret Voltaire puis la revue Dada. À Zurich, Arp intègre le hasard dans l’art, Tzara et Huelsenbeck récitent des poèmes simultanés, et Hugo Ball déclame Karawane, un des premiers poèmes composés de mots dépourvus de sens. Refusant de céder à la propagande et au découragement de la guerre, le Cabaret Voltaire, comme le souligne Marc Dachy, devient un fantastique laboratoire d’expérimentation artistique et poétique. De ce chapitre consacré à Zurich, le passage qui porte sur le Monte Veritá   : "tour à tour projet théosophique de monastère laïc, colonie végétarienne, école d’art de la vie…"   est particulièrement intéressant, d’autant que les sources sur ce sujet sont maigres. Plusieurs dadaïstes (particulièrement Hugo Ball et Hans Arp) se rendent dans cette communauté anarchisante qui vit passer, entre autres, Isadora Duncan, Rudolf Von Laban, Bakounine.

On quitte ensuite Zurich avec Huelsenbeck pour se rendre à Berlin, plongé dans les révolutions et les coups de force fascistes. Ce développement, fort intéressant, permet à Marc Dachy de nuancer l’idée qui fait de Dada Berlin, l’endroit où les membres du mouvement se lient au Parti communiste. L’auteur démontre à l’inverse que les liens des dadaïstes berlinois avec le PC allemand sont relativement réduits : Raoul Hausmann (qui représente peut-être le mieux la tendance berlinoise de Dada) se situe clairement du coté d’une radicalité politique anarchisante. La foire Dada de 1920, sorte d’aboutissement génial et rebelle de Dada Berlin est présentée avec une grande minutie, et surtout Marc Dachy a recueilli de nombreux articles qui témoignent de l’accueil de l’évènement par la presse de l’époque. Ce travail sur la réception, un des ajouts de la nouvelle édition, permet au lecteur de comprendre dans quelle ambiance hostile Dada se développe à Berlin.

On suit ensuite Dada à travers l’Allemagne : Cologne qui voit Max Ernst réaliser ses premières expérimentations, puis Hanovre, la ville de Kurt Schwitters qui construit inlassablement son Merzbau, fantastique caverne qui se développe sur plusieurs étages. On aboutit ensuite à Paris, où Dada se trouve, selon Marc Dachy, dévoré par le surréalisme naissant tourné plutôt vers la littérature (ou la critique de celle-ci) contrairement au mouvement fondé par Hugo Ball et Tristan Tzara dont les expérimentations visent autant les arts plastiques que la pratique de l’écriture.

Un des grands mérites de l’ouvrage de Marc Dachy est de rappeler que Dada ne se finit pas à Paris dépassé par le surréalisme. Il intègre et influence le mouvement constructiviste jusqu’au milieu des années 1920. On doit ainsi à l’auteur de Dada et les dadaïsmes d’avoir découvert que l’animateur du groupe De Stijl, Théo Van Doesburg et le dadaïste hollandais I. K. Bonset étaient en réalité la même personne, ce qui n’est pas sans faire réfléchir sur les cloisonnements que crée traditionnellement l’histoire de l’art entre les mouvements et qui matérialise en quelque sorte la perméabilité de Dada avec De Stijl.


Enfin, le dernier chapitre permet au lecteur de mesurer l’influence de Dada et des dadaïstes (notamment de Marcel Duchamp) sur les mouvements d’avant-garde du XXème siècle : influence sur les Nouveaux réalistes, sur une partie du mouvement Beat américain et dans une version plus radicale sur l’Internationale Situationniste.

Restent quelques points qui pourraient faire débat. D’une part, Marc Dachy nie toute influence et même tout intérêt des dadaïstes pour le futurisme. Ce parti pris est remis en cause par Giovanni Lista, spécialiste du futurisme. Ce dernier mettant très en avant l’influence des futuristes sur Dada, notamment dans l’ouvrage qu’il a publié en 2005, Dada libertin et libertaire  

D’autre part, Marc Dachy formule à de nombreuses reprises des critiques du surréalisme, qui apparaît finalement comme une régression par rapport à Dada, ou comme une "petite côte de Dada" pour reprendre les termes de Georges Ribemont-Dessaignes   . Ce parti pris s’explique d’un point de vue historiographique : depuis la fin de Dada et la naissance du surréalisme, ce mouvement a systématiquement réduit l’influence de Dada.

Finissons par quelques remarques érudites : on apprécie particulièrement la bibliographie colossale (augmentée dans la nouvelle édition) qui se trouve en fin de volume. Chaque dadaïste bénéficie d’une bibliographie forte complète, permettant ainsi au lecteur de prolonger ses recherches sur telle ou telle figure dadaïste. Le système de note permet également de renvoyer à de nombreux ouvrages et précise souvent les sources.

S’il fallait encore le rappeler, loin d’être une aventure qui se situe purement dans la négativité, dans la destruction systématique de toute forme d’art, Dada fut avant tout un formidable laboratoire d’expérimentation, qui opposait un art autre à l’ambiance mortifère de la Première Guerre mondiale. C’est un des grands mérites de Marc Dachy de rappeler que "les dadaïstes découvrirent en un an des sujets de revendications artistiques pour un siècle" pour paraphraser Guy Debord à propos d’Ivan Chtcheglov