Rappel des faits. Capricci est le nom d’une jeune et dynamique société dont l’activité consiste – chose rare, voire inédite – à articuler les deux volets de la création cinématographique : sa praxis (via la production et la distribution de films qui ne parviennent pas à séduire les investisseurs) et son commentaire, à travers l’édition tous azimuts de livres critiques de formats divers (auxquels Nonfiction.fr a déjà consacré plusieurs chroniques). Mais « Capricci » c’est également, depuis peu, le nom d’une enthousiasmante revue semestrielle publiée par cette même société et sous-titrée Actualités critiques.

Sous la simplicité de l’intitulé, une ambition des plus évidentes : il s’agit ici de porter les projets initiés par la société Capricci, ni plus ni moins. Actualités critiques est un laboratoire d’idées à mi-chemin entre le magazine et l’essai, le document de travail et la publication corporate. C’est un pavé dont l’hétérogénéité parfois indigeste peut rebuter au premier abord mais qui s’extrait avec bonheur des sentiers battus : entretiens-fleuve, articles dédaigneux du calendrier des sorties en salles comme des frontières entre les pratiques artistiques (cinéma, télévision, art contemporain), synopsis de films plus ou moins réalisables, journaux de tournage laconiques ou encore hommage d’un cinéaste à un autre. La beauté des visuels sélectionnés (photos, dessins), quant à elle, tranche radicalement avec les conceptions strictement glamour du cinéma incarnées par une poignée de revues archaïques (la tradition Première/Studio-Ciné Live) – dont la ligne éditoriale semble parfois sponsorisée par Botox.

La cinéphilie des années 2000 se nourrit d’un étrange paradoxe. Chaque jour on parle de films, partout on les célèbre. Jamais le secteur de l’édition de livres sur le cinéma, ni la valorisation de l’opinion individuelle sur le sujet (à travers les blogs) n’ont été aussi prospères. Pourtant le dialogue avec les films semble de plus en plus fantomatique et impersonnel. Maladroitement insérée entre les discours publicitaire (affiches, résumés, anecdotes de tournage, photos de stars) et industriel (records de recettes ou de fréquentation), régulièrement vouée à l’ire de cinéastes en mal de reconnaissance artistique, la critique semble de plus en plus devoir justifier de son utilité et de la légitimité de son discours. Capricci balaye ce souci d’un rapide revers de la main : Actualités critiques, comme la plupart des publications maison, a la force tranquille de ceux qui estiment n’avoir pas grand-chose à prouver – à la fois un peu autiste, capricieuse dans son positionnement « industriel », et ouverte sur la folie du monde et du cinéma contemporains.

Outre un retour, en compagnie notamment de Jean Narboni et du pianiste Philippe Cassard, sur son événement de la fin 2010, soit la sortie en salles, plus de dix ans après sa réalisation, du film d’Ingmar Bergman En présence d’un clown, la revue s’autorise un brillant et épais dossier sur la série The Wire, et parvient à restituer, à travers la somme de témoignages présentés ici, la forte émotion qu’ont pu éprouver les téléspectateurs face à ce qui restera un monument de la création audiovisuelle américaine (Nonfiction.fr reviendra prochainement sur The Wire). Plus loin, « Capricci » s’aventure dans des contrées moins balisées, celles de revues et de blogs étrangers, d’où elle rapporte notamment un dialogue avec Walter Murch, monteur et sound designer attitré de Francis Ford Coppola, qui cherche ici à établir des correspondances entre certaines théories astronomiques et les problématiques soulevées par l’architecture visuelle et musicale des films.

Dans ce numéro d’Actualités critiques on croise également Luc Moullet et Jean Eustache, Albert Serra et Slavoj Zizek, le critique James Agee et l’acteur de films porno HPG, au fil de contributions plus ou moins passionnantes et d’un coq-à-l’âne emblématique de la ligne éditoriale de Capricci, où l’on semble procéder davantage par à-coups (de cœur) et au fil de rencontres qu’en fonction d’une logique préétablie, ainsi que le justifie l’un de ses fondateurs, Thierry Lounas, dans un bref entretien.

On hésitera donc à qualifier cette publication audacieuse de nouveau « magazine de cinéma » : ses relais de distribution – librairies, « grandes surfaces culturelles », musées et site Internet de l’éditeur – restent de toute façon trop rares et les enjeux qu’elle soulève sont peu susceptibles de toucher un large public. Mais elle sait cultiver cette liberté si singulière qui la préserve autant de l’aridité théorique d’un Trafic que des antiennes parfois poussiéreuses des revues historiques (la tradition Positif), et qui fait d’elle le partenaire idéal des aventures éditoriales débridées de la maison Capricci.