Avec la nomination par ses Etats membres le 17 janvier dernier du Suisse Paul Herrling, directeur de la recherche chez Novartis, dans un comité d'experts, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) se retrouve au cœur d'un nouveau scandale. Le comité en question est un groupe consultatif de vingt et un spécialistes chargé d'élaborer un ensemble de propositions pour stimuler la recherche dans le domaine des maladies négligées, très présentes dans le pays pauvres, parmi lesquelles on compte la très courante "maladie du sommeil". Or ces pathologies, on le sait bien, ne sont pas le centre d'attention des laboratoires pharmaceutiques, qui préfèrent se concentrer sur la conception de molécules aux débouchés bien plus profitables. La présence de Paul Herrling dans ce comité d'experts a été vivement dénoncée par des pays du Sud, comme le Brésil et la Thaïlande, qui ont mis en avant les répercutions négatives de ce nouveau conflit d'intérêt au sein de l'OMS, sur le financement des recherches en matière de maladies négligées.

Dans cet article, Chloé Maurel retrace l'histoire de cette grande organisation en mettant en avant les problèmes posés par les liens étroits qui la rattachent à l'industrie pharmaceutique. Pourtant, dans un monde où le fossé économique et sanitaire ne cesse de se creuser, l'auteur nous montre que l’OMS a un rôle décisif à jouer, et que, pour accomplir sa mission, une démocratisation de son fonctionnement apparaît nécessaire.

 
 

En 2009-2010, la crise de la grippe A/H1N1 a placé sur le devant de la scène médiatique l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La grippe, connue depuis l’Antiquité grecque (elle a été décrite par le médecin Hippocrate il y a 2400 ans) est effectivement une maladie potentiellement très meurtrière. En 1918-1919, l’épidémie de "grippe espagnole", en réalité venue de Chine, a fait entre 30 et 50 millions de morts dans le monde en deux ans, soit environ quatre à cinq fois plus que le nombre de victimes de la Première Guerre mondiale. C’est d’ailleurs cette épidémie qui a poussé la Société des Nations (SDN) nouvellement créée à instaurer en son sein un Comité d’hygiène, ancêtre de l’OMS. Comment l’OMS gère-t-elle aujourd’hui les crises et catastrophes sanitaires mondiales ? Quelles controverses suscitent son action et pourquoi ? Il conviendra tout d’abord de présenter l’action de cette institution ainsi que son évolution depuis les années 1980 ; puis d’analyser ses liens étroits avec des acteurs extérieurs et notamment avec l’industrie pharmaceutique ; enfin il s’agira de se pencher sur les controverses qui ont éclos autour de sa gestion de la grippe H1N1. 

 

L’action de l’OMS et son évolution depuis les années 1980

 

Fonctionnement et objectifs 

 

Créée en 1948 en tant qu’institution spécialisée des Nations Unies, l’OMS a pour objectif d’amener tous les peuples du monde au niveau de santé le plus élevé possible, la santé étant définie comme un "état de complet bien-être physique, mental et social". L’organisation compte actuellement 193 Etats membres, soit quasiment tous les pays du monde. 

 

Dotée d’un budget de 1,1 à 1,7 milliard de dollars par an, constitué de contributions des États membres et d’autres donateurs, l’OMS a différents domaines d’activités : action normative (conventions et règlements internationaux sur la santé, votés par l’assemblée mondiale de la santé) ; recherches et études (l’OMS publie tous les ans un Rapport sur la santé dans le monde et élabore une Classification internationale des maladies) ; mesures sanitaires pour combattre des maladies (l’OMS s’est fixée pour objectif d’éradiquer la poliomyélite, et de réduire de moitié la mortalité due au paludisme d’ici 2010) ; assistance aux pays les moins avancés (vaccination, approvisionnement en eau potable, élimination des déchets). 

 

Par le passé, l’OMS a effectué des actions importantes en faveur de la santé dans le monde et a remporté des succès. Ainsi elle a publié en 1977 une liste de 200 "médicaments essentiels", pour la plupart des génériques reconnus pour leur efficacité. En 1978, le DG de l’Organisation, le Danois Halfdan Mahler, a fait adopter par l’OMS et par l’Unicef le principe du droit d’égal accès pour tous aux soins de santé primaires, et a tenté de le mettre en oeuvre en envoyant sur le terrain des "agents de santé communautaires". En 1980, l’OMS a annoncé officiellement avoir réussi à éradiquer la variole. Cette même année, l’OMS, alors au faîte de son prestige, s’assigne pour mission d’assurer "la santé pour tous". 

 

Une évolution critiquée depuis les années 1980 : vers une "privatisation" de l’OMS et une "marchandisation" de la santé ? 

 

Toutefois, depuis les années 1980, l’image de l’OMS dans l’opinion publique mondiale s’est brouillée. Le prestige de l’organisation a été terni par la mauvaise gestion du Japonais Hiroshi Nakajima, DG de 1988 à 1998, et par plusieurs affaires de corruption. L’arrivée à la tête de l’agence, en 1998, de l’ancienne Premier ministre norvégienne, Gro Harlem Brundtland, est apparue d’abord comme un espoir. Celle-ci, réputée pour son rapport publié en 1987 sous l’égide de l’ONU introduisant la notion de "développement durable", a entrepris de reprendre en main l’OMS. Toutefois, ses restructurations énergiques et autoritaires (concentration des activités, réduction du nombre de contrats à long terme au profit des contrats temporaires) ont été critiquées et ont été mal vécues à l’intérieur de l’organisation. 

 

Au fil des années, les dysfonctionnements de l’organisation se sont faits de plus en plus patents : opacité dans le recrutement, sous-représentation des pays du Sud dans les instances de décision, augmentation des contrats précaires, manque d’indépendance par rapport à certains Etats et à des acteurs privés. 

 

Un des problèmes majeurs de l’OMS semble être sa dépendance croissante à l’égard de certains Etats (grandes puissances comme les Etats-Unis) et d’intérêts privés (grandes entreprises, fondations, firmes pharmaceutiques). Ce problème est lié à l’évolution du financement de l’organisation : depuis le début des années 1990, l’OMS a mis en place un "partenariat privé" qui lui permet de recevoir d’importants financements d’industries privées. Au fil des années, la proportion des contributions obligatoires des Etats (source de financement normal de l’organisation) n’a cessé de diminuer au profit de contributions extra-budgétaires, volontaires, de certains Etats, de fondations et d’entreprises privées. Or, les structures qui donnent une telle contribution "volontaire" à l’OMS peuvent décider à quelle action sera affecté l’argent qu’elles versent. 

 

Aujourd’hui, sur l’ensemble des fonds à la disposition de l’OMS, seuls 41% proviennent des contributions obligatoires des Etats membres. Le reste, soit la majorité, est constitué de contributions volontaires. L’OMS devient donc de plus en plus dépendante de ses donateurs. Actuellement, l’organisation est en partenariat avec environ 80 groupes privés (ONGs, laboratoires pharmaceutiques, fondations caritatives). Cette nouvelle stratégie de financement constitue bel et bien un choix de la part de l’OMS : les contributions obligatoires des Etats n’ayant pas diminué en chiffres absolus, ce choix n’apparaît pas justifié par des difficultés de financement. Il pose un réel problème car il rend l’OMS dépendante de ses généreux donateurs. 

 

Sous leur influence, l’OMS a été amenée à modifier ses conceptions directrices. Sous le mandat de Mme Brundtland, l’OMS a tendu de plus en plus à considérer la santé, non plus comme un droit, mais comme un moyen au service de la production et de la croissance économique. C’est ce qui ressort du discours intitulé "Pourquoi investir dans la santé ?", prononcé en novembre 2000 par Mme Brundtland devant des dirigeants d’entreprise, des banquiers et des chefs d’Etat de grandes puissances. Dans cette conception, les maladies sont considérées comme préjudiciables avant tout à la croissance économique : une forte prévalence du sida dans un pays y ferait, souligne Mme Brundtland, baisser le PIB d’1% par an.  

 

Cette évolution de l’OMS, qui fait passer de plus en plus les intérêts économiques avant les intérêts humains ("le profit avant l’homme" comme l’analyse Noam Chomsky    s’inscrit dans le cadre d’une évolution en ce sens de l’ensemble du système des Nations Unies depuis les années 1990. Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU de 1997 à 2006, a fortement poussé cette organisation dans cette direction, comme l’illustrent par exemple son rapport "L’esprit d’entreprise et la privatisation au service de la croissance économique et du développement durable" (1998), et son projet de "Pacte mondial" des Nations Unies (1999-2000), qui entendait donner une place centrale aux firmes transnationales au sein de l’ONU. Ce tournant des Nations Unies s’inscrit lui-même dans le cadre plus large de l’essor du "new public management", conception venue des Etats-Unis qui préconise d’appliquer aux administrations publiques les méthodes de l’administration du secteur privé, y faisant prévaloir les objectifs de performance et de maîtrise des coûts, et favorisant le développement des partenariats publics-privés, la "libéralisation" et l’externalisation des politiques publiques par la création d’agences autonomes privées. 

 

Illustration de cette nouvelle orientation, en mai 2001 Kofi Annan a proposé la création d’un "Fonds mondial pour la santé" doté de 7 à 10 milliards de dollars par an, afin de lutter contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Malgré les promesses faites alors par les pays du G8, lors de leur sommet à Gênes en 2001, de lui attribuer des fonds importants, ce "Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose" n’a été finalement doté, lors de sa création en 2002, que de 0,2 milliard de dollars. Surtout, c’est le statut même de ce fonds qui pose problème : il ne fait pas partie du système des Nations Unies mais, conformément aux idées de Kofi Annan (favorable au secteur privé), il s’agit d’une fondation privée. Il est conçu comme un partenariat entre gouvernements, organismes privés, "société civile" et institutions internationales. Sa création retire, de fait, à l’OMS une partie importante de ses attributions. La place de l’OMS au sein de ce fonds est d’ailleurs minime : l’organisation n’y dispose que d’un siège au Conseil d’Administration, et les sommes récoltées par le fonds sont gérées par la Banque mondiale. L’OMS se voit donc marginalisée dans son propre champ de compétences.

 

L’OMS sous influence ?

 

L’OMS apparaît donc de plus en plus influencée par les intérêts de grandes puissances et d’acteurs privés. Ce phénomène, en réalité ancien mais qui s’est accru au fil des années, a des conséquences nettes, observables dans plusieurs des champs d’activité de l’organisation. 

 

Une sous-estimation des dégâts et des dangers de la radioactivité 

 

Parmi les prises de position les plus anciennement controversées de l’OMS figure le protocole d’accord entre l’OMS et l’AIEA (Agence Internationale de l’Energie Atomique), signé en 1959 sous la pression des deux superpuissances (Etats-Unis et URSS). Ces dernières, dotées de l’arme atomique et nucléaire, étaient alors anxieuses d’éviter que se diffuse dans le monde des connaissances et bilans précis sur les dangers de la radioactivité. L’accord stipule que les deux organisations doivent se concerter sur tous les sujets d’intérêt commun. En pratique, il implique que l’OMS ne peut pas publier d’études sur les maladies provoquées par les radiations sans l’accord préalable de l’AIEA. L’OMS a ainsi censuré, depuis un demi-siècle, toutes les études sur les maladies liées à l’industrie nucléaire, civile ou militaire, et en particulier concernant les essais nucléaires et leurs dégâts sanitaires, et concernant la catastrophe de Tchernobyl. Cela a entamé la crédibilité de l’OMS. 

 

L’OMS et le sida 

 

Alors que le sida est découvert en 1981, c’est seulement en 1986 que l’OMS lance ce qui deviendra le "Programme mondial de lutte contre  le sida» (Global Programme on AIDS, ou GPA). Cependant, du fait de dysfonctionnements dans ce programme, en 1996, la responsabilité de la coordination de la lutte contre le sida est retirée à l’OMS et confiée à une nouvelle structure, l’ONUSIDA : il s’agit d’un programme inter-agences des Nations-Unies, dont les fonds sont gérés par la Banque mondiale. Rapidement, sous l’influence des Etats-Unis et de donateurs privés (comme le réseau catholique Caritas Internationalis), des principes économiques libéraux et des conceptions traditionalistes ont prévalu à l’ONUSIDA. 

 

Dans les années 2000, l’OMS a été, comme l’ONUSIDA, très influencée dans son action de lutte contre le sida par les conceptions puritaines en vigueur aux Etats-Unis sous les deux mandats du président George W. Bush. Les Etats-Unis ont d’ailleurs à cette époque lancé, séparément de l’OMS, et donc en concurrence avec elle, une grande offensive en matière de lutte contre le sida dans le monde : le "Plan présidentiel d’urgence de lutte contre le sida" ou PEPFAR (President’s Emergency Plan For AIDS Relief). Lancé en 2003 pour cinq ans, ce plan, qui se concentrait sur les pays les plus touchés par le sida( (comme l’Ouganda, le Kenya et l’Afrique du Sud), a bénéficié d’un budget bien supérieur à ceux de l’OMS, de l’ONUSIDA et de l’UNITAID réunis. En outre, il a contribué à diffuser des idées chrétiennes conservatrices : à partir de 2006, 33% des fonds de prévention du PEPFAR sont destinés exclusivement à la promotion de l’abstinence et de la fidélité Le Journal du Sida, nextdegree 193, février 2007, p. 13.)). Avec ce plan, les Etats-Unis ont imposé leur leadership dans la lutte contre le sida en Afrique, au détriment de l’OMS, marginalisée ; ils ont aussi imposé leurs conceptions, leurs méthodes et leurs normes, qui tendent dès lors à prévaloir sur celles de l’OMS, et même à influencer ces dernières. Trente ans après l’apparition du sida, le bilan de l’OMS dans la lutte contre le sida apparaît très décevant. 

 

Un repli de l’OMS sur l’action d’urgence ? 

 

Au fil des années, peut-être pour tenter de compenser par la médiatisation la diminution de son action de fond, l’OMS semble être passée d’une action conçue et menée à long terme à une action à court terme, une action d’urgence, centrée sur la gestion des crises. L’organisation semble désormais se concentrer sur les "crises", pics épidémiques ponctuels, comme le syndrome respiratoire aigu sévère ou SRAS (2002-2003), la grippe "aviaire" H5N1 (2004), la grippe "porcine" A/H1N1 (2009-2010). 

 

En réalité, la médiatisation de ces alertes ponctuelles ne doit pas faire oublier que, au quotidien, d’autres maladies sont beaucoup plus meurtrières : le paludisme tue entre un et trois millions de personnes par an, et le sida, considéré depuis 2002 comme une pandémie globale, tue plus de deux millions de personnes par an.

 

En mars 2003, l’OMS lance une alerte mondiale en raison de l’épidémie de SRAS. L’année suivante, en 2004, l’OMS médiatise le virus grippal H5N1 ("grippe aviaire"). Les experts de l’OMS multiplient les déclarations catastrophistes : fin 2004, le directeur régional de l’OMS pour l’Asie déclare que "les évaluations les plus prudentes font état de sept à dix millions de morts, mais [que] le maximum pourrait être de cinquante millions ou même, dans le pire des scénarios, cent millions"   . En réalité, fin 2008, on compte à peine 248 morts dans le monde entier en dix ans de "grippe aviaire". 

 

Une telle disproportion entre la dramatisation et le danger réel n’a pas tardé à éveiller des soupçons : l’OMS ne serait-elle pas motivée par la volonté de faire parler d’elle, d’apparaître au devant de la scène ? Par ailleurs, l’hyper-médiatisation de maladies en fait peu répandues mais concernant potentiellement les populations du Nord (alors que des maladies beaucoup plus répandues telles que le paludisme touchent essentiellement les populations du Sud) n’est-elle pas motivée par la volonté de favoriser les intérêts économiques des laboratoires pharmaceutiques ? De fait, la crise de la "grippe aviaire" (H5N1) a été très bénéfique aux firmes pharmaceutiques Roche et GlaxoSmithKline, auxquelles les gouvernements, sur les conseils de l’OMS, ont commandé des millions de vaccins.

 

L’OMS soumise aux intérêts des Etats Unis ? 

 

Plusieurs décisions et positions de l’OMS laissent soupçonner une subordination de l’agence aux intérêts des Etats-Unis. En 2006, l’OMS a recommandé, pour combattre le paludisme, d’employer à nouveau l’ancienne méthode consistant à pulvériser du DDT. Cet insecticide, reconnu comme toxique et dangereux pour la santé animale et humaine, était interdit depuis 1972. Encore en 1992, au "Sommet de la Terre" à Rio, le DDT a été qualifié de "polluant organique persistant" et de menace pour l’environnement. Or, depuis, l’OMS a changé de position et affirmé que le DDT vaporisé dans des pièces d’habitation serait sans danger pour la santé et pourrait réduire la transmission du paludisme de 90%. 

 

Cette décision de l’OMS a été fortement soutenue par les Etats-Unis, premier fabricant de DDT du monde. Les Etats-Unis avaient justement l’année précédente promis à l’OMS le versement de fonds importants (au titre de contributions extrabudgétaires) destinés à la lutte contre le paludisme. Selon le Dr Cheikh Fokhana, chercheur paludologue à l’IRD (Institut de recherche et de développement) au Sénégal : "il y a des enjeux financiers" évidents   En effet l’argent versé par les Etats-Unis à l’OMS pour financer la pulvérisation du DDT sur les murs intérieurs des habitations de pays touchés par le paludisme a été en fin de compte reversé aux firmes américaines, productrices du DDT utilisé pour l’opération. De plus cette opération permet aux Etats Unis de renforcer leur influence sur le continent africain. 

 

Une collusion entre l’OMS et les laboratoires pharmaceutiques privés ? 

 

Déjà dans les années 1970, le pouvoir d’influence des "trusts du médicament" avait commencé à être dénoncé, par exemple par le syndicaliste canadien Charles Levinson   . Mais c’est à partir des années 1990 que l’influence des firmes pharmaceutiques sur les Etats et sur l’OMS se révèle de manière de plus en plus patente. 

 

Dès le début de son mandat en 1998, Mme Brundtland a favorisé le resserrement des liens entre l’OMS et les laboratoires privés. Corollairement, elle a orienté son discours dans le sens des intérêts de ces acteurs : "Nous devons protéger les droits des brevets [. . . et] empêcher la réexportation de médicaments à bas prix vers des économies plus riches", affirme-t-elle ainsi en janvier 2001, à l’encontre de l’intérêt des populations. Il est également significatif que ce discours ait été prononcé au Forum économique mondial de Davos, qui réunit chaque année les PDG des plus grandes entreprises transnationales. "Nous avons absolument besoin du financement privé. [. . . ] Comme l’économie américaine est la plus riche du monde, nous devons faire de l’OMS un système séduisant pour les Etats-Unis et les marchés financiers", précise sans ambages le directeur de cabinet de Mme Brundtland, David Nabarro.  

 
 

Plusieurs décisions et avis pris par l’OMS à partir de ces années apparaissent motivés davantage par l’intérêt des firmes pharmaceutiques que par l’intérêt des populations : par exemple les avis de l’OMS de 1999 sur le traitement de l’hypertension artérielle recommandaient d’utiliser certains médicaments de prix élevé, alors qu’il n’y a aucune preuve scientifique que ces médicaments soient plus efficaces que d’autres médicaments équivalents et moins chers.  

 
 

En 2009-2010, la crise de la grippe H1N1 relance le débat sur les liens entre l’OMS et les intérêts de certains Etats et de l’industrie pharmaceutique. 

 

Controverses autour de la "crise" de la grippe H1N1 

 

Le rôle occulté d’une firme agro-alimentaire américaine dans l’apparition de la maladie au Mexique En avril 2009, à La Gloria, petit village mexicain de l’État du Veracruz, un enfant malade est diagnostiqué comme porteur d’un nouveau virus de grippe, dite "porcine" ou A/H1N1. La Gloria est une des zones qui concentrent le plus grand nombre au monde de porcs en élevage intensif. Ces exploitations sont principalement détenues par la firme américaine Smithfield Foods, plus grand transformateur de viande de porc au monde. Présente dans dix pays du monde, la firme élève 14 millions de porcs par an et transforme la viande de 27 millions de porcs. Elle a fait l’objet de critiques (et même, aux Etats-Unis, de condamnations) pour la pollution qu’elle crée dans l’environnement de ses exploitations (fleuves, nappes d’eau) du fait de l’accumulation de millions de litres de purin résultant de l’élevage intensif de porcs, qu’elle stocke sans les traiter. Depuis des mois, les habitants de La Gloria, souffrant de graves problèmes respiratoires causés par la fumée émanant des lisiers de porcs, manifestaient, excédés, devant le siège local du groupe Smithfield Foods, accusant la firme de mettre leur santé en danger. 

 

Pourtant, dans les médias, il n’a pas beaucoup été question de la firme Smithfield. Très vite, l’OMS a occupé le terrain, multipliant les déclarations alarmistes, annonçant l’arrivée d’un nouveau virus de grippe, inconnu et très contagieux. Le 11 juin 2009, Margaret Chan, DG de l’OMS, annonce que la propagation du virus de la grippe H1N1 a atteint le niveau 6 de l’"urgence pandémique".

 

Le rôle trouble des "experts" de l’OMS 

 

Dans cette "crise", l’OMS a agi sur les conseils de son "Groupe stratégique consultatif d’experts" (SAGE, Strategic Advisory Group of Experts), et en particulier de l’un des membres les plus influents, le Néerlandais Albert Osterhaus, professeur à l’université Erasme de Rotterdam. Albert Osterhaus est également le président du "Groupe de travail scientifique européen sur la grippe" (ESWI, European Scientific Working group on Influenza), qui se définit comme un "groupe multidisciplinaire de leaders d’opinion sur la grippe, dont le but est de lutter contre les répercussions d’une épidémie ou d’une pandémie grippales". Or l’ESWI est une structure entièrement financée par des laboratoires pharmaceutiques, et plus précisément par des laboratoires, comme Baxter, MedImmune, GlaxoSmithKline, Sanofi Pasteur, Novartis (qui fabriquent les vaccins contre la grippe) et Hofmann-La Roche (qui distribue le Tamiflu) .   . L’indépendance de l’ESWI peut donc légitimement être mise en question. De plus, Osterhaus est aussi actionnaire de la firme Viroclinics (qui développe des traitements contre la grippe).

 

Outre Albert Osterhaus, les autres membres du SAGE ont eux aussi quasiment tous des liens étroits avec l’industrie pharmaceutique : par exemple le Dr Frederick Hayden est consultant pour plusieurs firmes pharmaceutiques telles Roche ou GlaxoSmithKline. Le Dr Arnold Monto est lui aussi rémunéré par plusieurs firmes pharmaceutiques fabriquant des vaccins (MedImmune, GlaxoSmithKline et ViroPharma). Le directeur du SAGE lui-même, le Dr Salisbury, est très lié à l’industrie pharmaceutique privée. En outre, des représentants des firmes pharmaceutiques elles-mêmes participent comme observateurs aux réunions du SAGE. 

 

L’alerte pandémique : une excellente affaire pour les laboratoires 

 

Fin janvier 2010, l’OMS comptabilise à peine un peu plus de 14 000 morts de la grippe H1N1 en dix mois dans le monde entier, alors la grippe saisonnière tue 250 000 à 500 000 personnes chaque année. La grippe H1N1 représente donc moins de 6% des cas mortels de l’habituelle grippe saisonnière. Dès lors, était-il justifié que l’OMS déclare l’urgence pandémique et pousse les Etats à prendre des mesures exceptionnelles, extrêmement coûteuses pour les contribuables ? 

 

L’alerte pandémique lancée par l’OMS aurait permis aux grandes firmes pharmaceutiques de percevoir 7,5 à 10 milliards de dollars de bénéfices.   L’opération "grippe A" a donc été très rentable pour les laboratoires ; d’autant plus que dans plusieurs pays, à l’instar des Etats-Unis, le gouvernement a assuré l’impunité aux fabricants et aux distributeurs des vaccins et des médicaments contre cette maladie, afin d’empêcher que des citoyens, victimes d’éventuels effets secondaires graves, puissent leur intenter un procès. 

 

L’OMS remise en cause 

 

Quelques mois après la déclaration de l’urgence pandémique, et devant le flagrant contraste entre les déclarations catastrophistes de l’OMS et la réalité, des critiques ont été exprimées de la part de plusieurs médecins. Ainsi en juillet 2009, l’épidémiologiste britannique Tom Jefferson dénonce : "c’est toute une industrie qui se prête à espérer une pandémie. (. . . ) L’OMS et les responsables de la santé publique, les virologistes et les laboratoires pharmaceutiques (. . . ) ont construit tout un système autour de l’imminence de la pandémie. Beaucoup d’argent est en jeu, ainsi que des réseaux d’influence, des carrières et des institutions tout entières !".  

 
 

Ces critiques ont amené certaines instances à entreprendre des enquêtes. Dès 2009, le Parlement néerlandais a ouvert une enquête pour conflit d’intérêts et malversations contre le Dr Osterhaus.

 

Le médecin épidémiologiste Wolfgang Wodarg (ex-SPD), président de la Commission santé du Conseil de l’Europe, est un de ceux qui ont le plus activement contribué à dénoncer la gestion de la grippe H1N1 par l’OMS. En janvier 2010, dans un entretien à L’Humanité, il expose plusieurs éléments à charge contre l’OMS, et en particulier le fait que l’organisation ait discrètement modifié sa définition de la pandémie, fin avril-début mai 2009. "Avant cette date, il fallait non seulement que la maladie éclate dans plusieurs pays à la fois mais aussi qu’elle ait des conséquences très graves avec un nombre de cas mortels au dessus des moyennes habituelles. On a rayé cet aspect dans la nouvelle définition pour ne retenir que le critère du rythme de diffusion de la maladie". Ce qui a opportunément permis à l’OMS de déclarer le niveau 6, le plus élevé des niveaux d’alerte, atteint. Par ailleurs, Wodarg dénonce la consigne, donnée par l’OMS, et non justifiée scientifiquement, de n’utiliser que des nouveaux vaccins brevetés, alors que des solutions plus simples et moins coûteuses existaient. Il conteste aussi la recommandation, faite par l’OMS, de procéder à deux injections de vaccin, alors qu’une seule injection suffit. "On a voulu faire du profit en diffusant de la peur", dénonce-t-il. Enfin il estime que les personnes vaccinées ont été mises en danger, car les vaccins et les adjuvants auraient été insuffisamment testés. "Pouvons nous encore laisser la production de vaccins et la conduite de ces productions à des organisations dont l’objectif est de gagner le plus possible d’argent ?" s’interroge Wodarg, qui déplore "une gabegie d’argent public considérable".  

 

A sa demande, le Conseil de l’Europe a lancé une commission d’enquête, qui a entamé ses travaux en janvier 2010. La commission a auditionné le numéro deux de l’OMS, Keiji Fukuda. Ce dernier a défendu la position de l’organisation en faisant valoir que celle-ci applique des "normes strictes demandant à ses experts de signaler leurs engagements" dans le secteur privé ; puis, poussé dans ses retranchements, Keiji Fukuda a reconnu que "ce n’est pas toujours facile" de faire la part entre l’aspect scientifique et les intérêts privés.  

 

Pour répondre aux critiques, l’OMS a elle-même annoncé, à la mi-janvier 2010, qu’elle ouvrira une enquête sur sa gestion de la pandémie. L’évaluation sera menée par des "experts externes" et les résultats rendus publics. Mais l’organisation précise aussi que l’étude "sera menée quand la grippe sera terminée" et affirme que la maladie pourrait durer "plusieurs saisons". 

 

Conclusion 

 

La gestion des crises et catastrophes sanitaires mondiales par l’OMS est actuellement en question. Alors que de réelles et graves pandémies (sida, paludisme, tuberculose) sévissent au quotidien depuis de longues années et provoquent 6 millions de morts par an dans le monde, l’OMS agit finalement peu face à ces catastrophes structurelles. Son action dans ce domaine, peu visible, est concurrencée et même aujourd’hui dépassée par celle de structures privées (ONG caritatives, fondations privées) et par l’action bilatérale de certains Etats, comme les Etats-Unis. Face à cette perte de vitesse dans ses missions à long terme, l’OMS semble aujourd’hui plutôt concentrer son discours et son action sur des "crises" ponctuelles, qu’elle orchestre et qu’elle contribue d’ailleurs en partie à créer elle-même par des déclarations alarmistes surmédiatisées. Mais même dans ce dernier domaine, la pertinence de l’action de l’OMS est remise en cause : la mise en évidence de liens étroits entre l’organisation et les intérêts de l’industrie pharmaceutique privée a sévèrement entaché son prestige et sa crédibilité. 

 

L’évolution de l’OMS depuis les années 1980 et surtout 1990 s’inscrit en fait dans le cadre de l’évolution générale des Nations Unies : sous la pression des grandes puissances, des institutions financières internationales et des grandes firmes transnationales, il semblerait qu’aujourd’hui la promotion d’une gestion plus efficace du système international, se traduisant par la libéralisation croissante des politiques mises en oeuvre et la prise en compte grandissante des intérêts privés, se fasse au détriment des valeurs fondatrices de l’ONU qui reposent sur la recherche de la paix, de la démocratie, de la justice et du progrès social. 

 

Dans un monde où le fossé économique et sanitaire ne cesse de se creuser (aussi bien entre le Nord et le Sud qu’à l’intérieur de chaque pays), l’OMS apparaît pourtant comme une instance essentielle, ayant un rôle décisif à jouer, non seulement dans la gestion des crises à court terme, mais aussi dans une action de longue haleine au service de l’amélioration du niveau sanitaire de la population mondiale. Pour qu’elle puisse accomplir sa mission, et faire primer les intérêts humains sur les intérêts mercantiles de l’industrie pharmaceutique, il apparaît indispensable d’opérer une nette séparation entre l’OMS et les acteurs privés (fondations, laboratoires pharmaceutiques, et "experts" rémunérés par ces derniers), et d’entreprendre une véritable démocratisation du fonctionnement de l’organisation, ce qui passe nécessairement par un contrôle rigoureux de celle-ci par des instances publiques

 

Chloé Maurel Ancienne élève de l’ENS, agrégée d’histoire, chercheuse associée à l’IHMC