S'ils furent imprimés à plus de cinq mille kilomètres de distance, les ouvrages État dépressif et temporalité. Contribution à la sociologie de la santé mentale (Liber, Montréal, 2009) de Nicolas Moreau, et Une sociologie de l'autodestruction. Addictions, auto-récluson, errance, abandon de soi... (L'Harmattan, Paris, 2010) de David Grange s'inscrivent dans une proximité intellectuelle. Leurs auteurs ont souhaité saisir au prisme de la sociologie deux de ces phénomènes « psychologiques » qui hantent nos sociétés contemporaines. Le premier s'est attaqué à la dépression, le second aux comportements d'autodestruction. Parce qu'ils questionnent le sens commun selon lequel dépressions et autodestructions seraient des mécanismes exclusivement individuels, ces travaux attirent l'attention. D'où notre désir d'inviter leurs auteurs à croiser leurs regards sur des questions de fond qui régissent la possibilité d'une sociologie de la santé mentale   .

Nonfiction.fr : Le point commun de vos conclusions pourrait se résumer ainsi : la dépression et les comportements d'autodestruction sont les reflets en négatif de normes sociales emblématiques dans nos sociétés occidentales contemporaines : injonctions à la responsabilité individuelle, à l'auto-construction de soi, à la gestion de son temps, que l'on peut « fui » ou ne pas réussir à atteindre par la dépression ou l'autodestruction. La manière dont ces injonctions sociales se transmettent ou pas aux individus, ce qui permet à certains de s'y conformer et ne permet pas à d'autres de les assumer, pose une question fondamentale : comment penser la causalité des phénomènes que l'on étudie en sciences sociales de la santé mentale. Dans vos recherches, comment abordez-vous cette question ?

Nicolas Moreau : Les liens de causalité en sciences humaines sont choses complexes et, à mon sens, souvent dangereuses. Pour ma part, je n’incombe pas l’explosion des troubles dépressifs à une cause précise mais constate simplement la concomitance de deux phénomènes sociaux (croissance des troubles dépressifs et apparition de nouvelles règles sociales) que j’essaye de mettre en lien par le biais de considérations sociologiques. De plus, les liens entre exigences sociales et traits psychiques sont toujours difficiles à montrer et le jeu métaphorique propre à ce type d’analyse n’est pas sans faire écho à une possible socialisation des phénomènes psychologiques ou psychiatriques. Ces liens restent néanmoins possibles. Ainsi, je pense que le nouveau jeu normatif fragilise intrinsèquement et psychiquement l’individu. Le phénomène de dépression est, pourrait-on dire, une pathologie de l’autonomie, de la responsabilité et de l’initiative. Elle est la contrepartie du poids normatif que subissent les individus contemporains. L'ouvrage d’Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi   , en constitue une belle illustration   . Dans mon livre, j'emprunte le chemin inverse, à savoir j’étudie ce qui pose problème pour comprendre la normalité. Cette posture épistémologique s’inscrit directement dans une perspective foucaldienne. Pour être plus précis, j’étudie par un jeu d’opposition comment la symptomatologie des personnes dites dépressives est indicatrice de notre rapport au temps. Si la réalité sociale n’est pas compréhensible directement tant elle est complexe, le sociologue se doit de prendre des chemins de traverse et la santé mentale en constitue l’un des plus pertinents. 

David Grange : Je suis entièrement d’accord sur le principe. Le fait de raisonner en termes de causalité dans le domaine des sciences humaines n’est pas sans receler de difficiles problèmes, et de considérables dangers. Tout d’abord, sur le plan pratique, on s’ouvre ainsi la voie de l’essentialisme, voire du dogmatisme. De là à « brimer » la parole de l’informateur afin de la faire entrer de force dans un modèle préconçu, à consonance plus ou moins idéologique, il n’y a ensuite qu’un pas. Par ailleurs, sur le plan fondamental, la causalité appartient à un « monde » dont on peut se demander s’il est bien le nôtre. Un monde où l’on établit des lois, où l’on met en lumière des constantes empiriques… Or on sait bien, notamment depuis Claude Lévi-Strauss, qu’il n’existe aucune constance dans les comportements humains, telles que Konrad Lorenz avait su en observer par exemple dans le comportement des canards, dont la parade nuptiale comporte toujours la même succession de mouvements, toujours dans le même ordre, quand bien même le sujet observé aurait été isolé des autres canards depuis le jour de sa naissance. S’il existe une nature humaine (et pourquoi pas), caractérisée entre autre par un certain nombre de schémas comportementaux immuables, possiblement formulables dans des lois anthropologiques ou dans des tableaux de causalité, cette nature se manifeste toujours par la médiation de la culture, c’est-à-dire sous la forme d’une profusion, d’un pluralisme, d’une complexité, qui s’accommode mal d’être réduite dans une argumentation linéaire. Son expression est structurante, ou structurelle, et non pas déterminante. Par conséquent, sur les sujets qui nous concernent, il semble effectivement plus judicieux de raisonner en termes de liens que de causalité.
Pour autant je crois qu’il faut également se garder d’une certaine tendance à la tiédeur : cette nécessaire précaution épistémologique a souvent servi d’alibi, conduisant toute une sociologie française des années 1980 à ne plus du tout s'aventurer à des discours analytiques - au motif, officiellement, de ne pas altérer la vérité du sacro-saint « terrain ». Il y a parfois le souci fort légitime de ne pas réifier de simples corrélations en causes absolues, de ne pas placer sur le même niveau les facteurs effectifs d’un phénomène et les simples conditions qui en favorisent la survenue, abandonnant tout l'espace de l'interprétation aux prénotions uns et aux autres. S’il est une leçon à retenir de l’héritage de Michel Foucault, une référence que nous avons en commun Nicolas Moreau et moi, c’est en effet celle-ci : la sanction d’un terrain méticuleusement décrit doit toujours tempérer l’engagement du chercheur, mais elle ne doit pas devenir pour lui une « terreur » qui stériliserait sa capacité à produire des hypothèses et à développer des arguments.

Nonfiction.fr : Vos objets d'étude respectifs sont habituellement pensés par les professionnels de la santé mentale (psychiatres, psychanalystes, psychologues, etc.). Quel est le rôle du sociologue dans ce contexte ? Quelle est votre position concernant les rapports entre les sciences sociales et la psychiatrie ?
 
David Grange : Une question très intéressante qui me concerne effectivement sans doute de manière encore plus criante que Nicolas Moreau (dans la mesure où l'on admet assez volontiers l'influence du contexte sur les pathologies de type « mal du siècle », comme la dépression, alors que je suis amené quelquefois à m’aventurer dans le domaine des psychoses). Elle comporte deux aspects, celui de la légitimité de l’objet (un sociologue a-t-il le droit de parler de ces choses-là) et celui de la « répartition des tâches » (si oui à quel moment doit-il s’arrêter ? Quelle portion de la conduite et de la parole de son informateur doit-il abandonner au commentaire exclusif des psychiatres et psychologues ?)
J’y ai donc été confronté très tôt dans le cadre de mes travaux : d’abord lorsque j’ai dû justifier mon positionnement au regard des canons de la discipline sociologique, ensuite, très pratiquement, lorsqu’il m’a fallu décider de ce que je faisais avec certains de mes informateurs, comme Fabien par exemple, pour citer un cas étudié dans mon livre.
J’ai désormais pris l’habitude d’y répondre au travers d’un exemple qui me paraît assez éclairant, celui du philosophe Jean Jacques Rousseau : Rousseau, donc, qui a connu une grande notoriété de son vivant, a été très visité, par des personnes qui se sont généralement fait un devoir de relater par écrit leur rencontre avec le « grand homme » et de rendre compte de son caractère. Or tous ces témoignages s’accordent sur un certain nombre de constats ; à savoir d’abord que Rousseau était un hôte et un interlocuteur particulièrement difficile, dont l’humeur oscillait sans cesse entre des phases de profond abattement et des moments de frénésie, dont les capacités au dialogue constructif étaient quasiment inexistantes, en présence de qui il fallait absolument éviter de tenir des messes basses au risque qu’il ne se croie dénigré, et qui de toute manière finissait forcément tôt ou tard par vous soupçonner de fomenter un complot contre lui… Bref n’importe quelle personne vaguement formée à la psychologie verrait aujourd’hui immédiatement défiler ici le tableau clinique complet de la schizophrénie paranoïde. Sauf qu’aucun de ces témoins, ni personne d’autre au dix-huitième siècle, n’a jamais songé à qualifier Rousseau de fou (mis à part Voltaire qui le haïssait), ni d’ailleurs à stigmatiser son attitude comme exprimant autre chose qu’un simple trait de caractère. Dans la même période par contre, Sade, dont a priori aucun psychiatre contemporain ne trouverait à ranger la tournure d’esprit dans une catégorie de pathologies, se voyait harcelé par les « hommes en noir » du lieutenant général et se sentait condamné à consacrer son œuvre entière au décryptage de son étrange et inquiétante tendance à l’excès.
Ce que je retiens de cet exemple c’est alors d’abord ma complète légitimité, en tant que sociologue, à discourir sur des « objets » tels que la schizophrénie, la dépression, la toxicomanie… les « troubles psychiques » en général. En effet, quand bien même on admettrait que certains des comportements caractéristiques d’un schizophrène, d’un dépressif, ou d’un toxicomane sont la résultante de particularités physiologiques préexistantes, sur lesquelles l’évolution du contexte social n’exerce aucune influence déterminante, il n’en reste pas moins que le phénomène schizophrénie, le phénomène dépression ou le phénomène toxicomanie n’existe pas en dehors d’un contexte social particulier. Pour dire les choses simplement, à état psychologique identique, on n’est éventuellement schizophrène que dans une société qui s’inquiète centralement de la capacité des individus à « compatir », à se reconnaître mutuellement, à s’inscrire dans un même mouvement, dans un même consensus (ce que j’appelle la qualité de participation) sinon on est simplement une personne dotée d’un caractère particulier.
Les rapports entre les sciences sociales et la psychiatrie n’ont donc pas lieu, selon moi, d’être envisagés sur le mode de la conflictualité, de la « division du territoire » ou de la répartition des tâches. Les « objets » schizophrénie, dépression ou toxicomanie… existent pleinement dans l’espace de la sociologie qui a pleine compétence à en traiter (et donc aussi pleine légitimité à interroger des schizophrènes, des dépressifs et des toxicomanes, et à analyser leur parole au moyen de ses outils caractéristiques), ce qui ne les empêche pas d’exister tout aussi pleinement dans l’espace de la psychologie. Simplement, ces objets n’existent pas alors au même niveau. Pour un psychologue, ou un psychiatre, la schizophrénie est un ensemble de déficiences, vraisemblablement d’origine génétique, qui entrave la capacité du sujet à distinguer les termes d’une représentation consensuelle que l’on nomme coutumièrement « la réalité ». Par contre pour moi, sociologue, la schizophrénie est un cadre d’expérience. C’est la condition sociale d’un certain nombre d’individus qui se révèlent incapables de répondre favorablement à l’injonction diffuse de se reconnaître dans un consensus, et qui se voient par conséquent pris en charge par un mécanisme de stigmatisation qui va secondairement leur imposer un certain rôle.
Pour rendre compte de ce phénomène je n’ai par conséquent aucun besoin, ni en fait aucun moyen, de me positionner face aux modèles de la psychologie, que ce soit pour me les approprier ou pour les contester (ce qui ne signifie pas que le fait d’échanger avec des psychologues sur notre objet commun ne puisse pas m’être profitable).
J’insiste particulièrement sur ce principe de non interférence entre les domaines de la sociologie et de la psychologie parce qu’il m’a servi, et me sert encore, de garde fou contre une tentation très puissante que doivent affronter, je pense, tous ceux qui travaillent auprès de populations affligées par des « troubles mentaux », la tentation de « trier » dans la parole de leurs informateurs, ce qui relève du délire, ou du symptôme (en en abandonnant le commentaire aux psychologues) et ce qui relève du « véritable » témoignage. Une opération non seulement extrêmement douteuse sur le plan fondamental mais en réalité plus ou moins impraticable. 

Nicolas Moreau : Michel Foucault, dans Folie et Déraison. Histoire de la folie à l’âge classique     a – il y a maintenant quelques décennies – répondu, en partie, à cette question en montrant les relations entre l’évolution de la folie et le contexte social, philosophique, politique, religieux, etc. des sociétés occidentales. Autrement dit, la santé mentale s’inscrit toujours socialement, ce qui influence la définition et la régulation des troubles psychiques. Comme le dit la sociologue québécoise Dahlia Namian : « On n’est pas fou, névrosé ou déprimé en dehors de certaines figures institutionnalisées de la pathologie mentale ou des symptômes, de même qu’on n’intervient pas en dehors de certaines formes institutionnalisées de soi, du traitement, voire de la guérison ». Le rôle premier du sociologue est donc d’apporter une dimension sociale et historique à la compréhension du champ de la santé mentale et de ses acteurs de premières lignes, à savoir les psychiatres, les psychologues, les travailleurs sociaux, etc. À l’instar des travaux de Michel Foucault, la nécessité de dépasser une sociologie évènementielle, pour reprendre la terminologie Braudélienne, et de faire preuve d’une profondeur historique est plus qu’essentielle pour que soit pertinente une sociologie des maladies mentales. Permettez-moi ici d’emprunter à Henri Dorvil l’exemple de la frigidité qui est passée d’une vertu à l’époque victorienne à un trouble psychique aujourd’hui. Influence sociale dirons-nous. Il nous faut également mentionner qu’il existe, lorsqu'on parle d’une sociologie de la santé mentale, une possible distinction entre névroses et psychoses. En ce sens, un travail sociologique sur la dépression apparaît toujours moins socialement dérangeant qu’un travail sur les psychoses tant il est admit que les névroses fluctuent selon les structures sociales en place (cf. augmentation des troubles dépressifs au cours des quarante dernières années ou disparation de l’hystérie). Ainsi, le rôle du sociologue est, dans cette première perspective, de mettre en exergue les dimensions sociologiques de la folie, pourrait-on dire. Il tente d’apporter de la profondeur sociologique et historique à des phénomènes que l’on tente souvent d’individualiser. Nous sommes tous ici des enfants de Durkheim et de son étude sur le suicide.
Cependant, une autre perspective est à mentionner – qui est d’ailleurs presque opposée à la première – à savoir se servir des troubles psychiatriques pour mieux saisir le monde social (alors que précédemment, nous avions recours au social pour mieux saisir la santé mentale). C’est précisément ce second lien entre sciences sociales et psychiatrie qui a nourri mon livre, puisque celui-ci repose sur le postulat que les troubles dépressifs constituent un révélateur des impératifs sociaux actuels permettant, tel un miroir réfléchissant, de poser un regard indirect sur le social. Autrement dit, il s’agit d’analyser la folie en tant qu’objet sociologique. L’enjeu est de trouver une porte d’entrée. Je me suis servi de celle ouverte par Ehrenberg à la fin de son ouvrage La fatigue d’être soi qui mentionnait : « défaut de projet, défaut de motivation, défaut de communication, le déprimé est l’envers exact de nos normes de socialisation » et adopté cet angle d’analyse en observant en détail la symptomatologie des personnes dépressives sur le plan du rapport au temps.

Nonfiction.fr : Cette question découle probablement de la précédente. Très peu de travaux sociologiques traitent de « troubles psychiques » (comme on dit usuellement) de façon directe, c'est-à-dire en parlant de ces troubles en tant que tel et non comme des constructions sociales issues de discours institutionnels, médiatiques, psychiatriques, etc. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce une frilosité des chercheurs face à ces objets compliqués à aborder ? Mais l'état de la recherche est surement différent au Québec et en France...

Nicolas Moreau : « On s’imagine parfois que la sociologie des maladies mentales est une science récente ; en fait, elle est aussi vieille que la sociologie, puisque c’est Comte qui fonde l’une et l’autre ». Que l’on soit d’accord ou non avec le fait qu’Auguste Compte soit le père fondateur de la sociologie importe peu ici. Ce qu’il convient de retenir de cette citation de Roger Bastide dans son livre Sociologie des maladies mentales paru en 1965    est que la sociologie des maladies mentales n’est pas un champ propre à la période actuelle. Néanmoins, il est vrai que cet intérêt « direct » pour les troubles mentaux ne fut pas très important, même si, que ce soit au Québec ou en France, on assiste à un accroissement des travaux de ce type au cours des dernières années. Comment expliquer ce phénomène ? Plusieurs hypothèses pourraient bien entendu être développées. En ce qui me concerne, je m’essayerai par le biais d’une hypothèse qui mériterait bien entendu un approfondissement plus complexe. Celle-ci renvoie à la légitimité d’une sociologie s’intéressant aux troubles mentaux. Si Foucault et Goffman, par deux postures méthodologiques radicalement différentes, ont su rendre compte de l’univers des institutions psychiatriques et qu’il est admis communément du regard sociologique une telle capacité de compréhension et de critique, la sociologie des troubles mentaux semble toujours, si ce n’est poser problème, du moins peu entendue. L’absence d’intervention « directe » de cette discipline auprès des patients me semble expliquer en partie la frilosité de la sociologie des troubles mentaux dont vous parlez : Qu’a le sociologue à dire sur la maladie mentale, lui qui n’intervient pas directement au chevet des patients ? Cet état de fait est d’ailleurs des plus dommageables étant donné que le travailleur social se nourrit directement de ce type de littérature et qu’il est également possible d’utiliser les troubles mentaux afin de mieux comprendre (souvent par un effet de miroir) les composantes sociales.

David Grange : Il y eut d’abord Auguste Comte sans aucun doute, mais n’oublions tout de même pas Durkheim qui, bien qu’il ait abordé le suicide sous l’angle de la statistique, ne s’est jamais privé de discourir sur la mentalité du suicidaire, et sur les ressorts de son passage à l’acte (le plus souvent il est vrai sans autre argument qu’une série de spéculations dérivant de sa définition primaire de l’anomie). Dans le même registre, on pourrait encore citer Maurice Halbwachs, Robert Merton, Talcott Parsons… tous ces grands « médecins du social », pour qui la souffrance individuelle et les désordres comportementaux n’étaient en dernier lieu que le témoignage d’une défaillance ou d’une mutation du « système social ». On pensera également à Jean Duvignaud qui, en préambule d’Anomie. Hérésie et subversion   , nous ouvre littéralement une porte sur l’intérieur du cerveau d’une jeune Tunisienne en errance, et finalement suicidée. En réalité je crois que cette réticence des sciences sociales vis-à-vis de la problématique des troubles mentaux est un phénomène tout à fait récent, moins lié à la difficulté intrinsèque de ces objets ou à l’incertitude de leur statut épistémologique qu’à des éléments purement conjoncturels, tels que l’évolution de la raison sociale du sociologue vers le statut « d’expert conseil » auprès de professionnels qui, eux, seront appelés à intervenir directement auprès des populations. Nicolas Moreau en identifie d’ailleurs fort bien la source dans une inquiétude diffuse qui se rapporte plus encore à la question de la décence qu’à celle de la légitimité. Combien de fois par exemple, après avoir présenté le cas d’un de mes informateurs, ai-je dû répondre à cette question angoissée : « mais tu l’as un peu aidé quand même ? ». Pour un sociologue, comme pour un ethnologue, un philosophe, un journaliste ou un écrivain, c’est-à-dire pour toute personne qui produit des discours sur « les problèmes » mais ne les résout pas stricto sensu, se porter directement vers la personne troublée implique de s’exposer quasiment nu à une culpabilité rampante qui se rapporte en fait à « l’indignité » générale de son statut « d’inutile », de commentateur, de raisonneur, en un temps où tout se justifie de l’action déterminée ; une culpabilité qui n’est pas pour rien dans ce que l’on appelle la chute des humanités. On ne fait tout simplement pas de « tourisme » dans les territoires de la grande détresse humaine. Face à cette menace de devoir s’affronter à une image dégradée de soi-même, prenant le visage du dilettante, du parasite, voire celui du vautour, qui se repait de la misère d’autrui pour assurer son confort en assouvissant les sombres penchants voyeuristes du public, l’une des solutions les plus faciles, sinon les plus sensées, est alors de se tenir à distance de l'individu souffrant, de se cantonner dans le domaine des abstractions, des statistiques, de l’analyse des discours médiatiques et des programmes institutionnels, où l’on sait pouvoir bénéficier d’une relative tolérance. Une autre solution, qui marche souvent en tandem avec la première, sera aussi de se positionner en tant qu’auxiliaire des véritables intervenants (psychologues, travailleurs sociaux) auxquels la sanction d’un regard évaluateur, sinon critique, permettrait d’optimiser leurs procédures. 

Je suis à titre personnel plus que circonspect concernant la pertinence de cette dernière posture (séduisante de prime abord l’intention d’infléchir de l’intérieur, par le dialogue et l’appel à la bonne volonté [incontestablement présente chez les acteurs], la logique d’un système d’assistance qui trouve sa véritable cohérence dans une fonction répressive inassumée n’a jamais conduit qu’à l’échec et l’on se retrouve finalement complice des abus que l’on prétendait dénoncer). En fin de compte, j’ai choisi pour ma part d’adopter la même posture que Douglas Harper dans le cadre de son travail sur les vagabonds du Nord-Ouest américain. Refusant tout autant le cynisme ou « l’objectivisme » bon teint que le statut d’auxiliaire du système d’assistance ou de pseudo-thérapeute, je revendique, sinon celui de porte voix (qui n’est lui-même pas sans poser de problèmes), celui d’oreille attentive et « accompagnante ». La condition première des personnes que j’interroge étant justement de n’être jamais vraiment écoutées : leur parole, ordinairement captée par une oreille de psychologue ou d’assistant social, se trouve soit invalidée comme la dictée de la « maladie » ou comme l’expression d’un point de vue « rancunier » déformé par leur déficit d’intégration sociale, soit extorquée sous la forme d’aveux et de serments thérapeutiques. Je considère que ca n’est déjà pas si mal.

Nonfiction.fr : D'un point de vue historique, vous expliquez que la dépression et les comportements d'autodestruction semblent de plus en plus fréquents ces dernières décennies. Il y a deux interprétations possibles : soit l'on envisage cet accroissement comme une réelle montée en puissance de ces phénomènes, soit on y voit un effet de visibilité médiatique, sans que cela ne s'appuie sur une hausse « réelle ». Pour laquelle de ces deux hypothèses pencheriez vous ?

David Grange : Problème difficile et en vérité définitivement insoluble pour cause d’absence de statistiques fiables et véritablement comparables. Alain Ehrenberg en introduction de La fatigue d’être soi évite astucieusement de le trancher, en laissant notamment planer un doute quant à la possibilité que la notion de dépression, qui « décline les différentes facettes du malheur intime » à l’âge de la performance, puisse n’être qu’une simple reformulation de la notion de neurasthénie, en cours dès les premières décennies du vingtième siècle – ce qui lui permet, je pense, d’annoncer sa conviction qu’il existe une réelle montée en puissance du phénomène dépressif sans avoir à apporter à l’appui des preuves qu’il serait incapable de fournir – et je dois dire que je lui ai pour ma part largement emboîté le pas. Pour répondre à la question sans langue de bois, mon opinion personnelle est qu’il y a bel et bien une montée en puissance réelle des comportements d’autodestruction, bien qu’elle ne soit pas homogène. Par exemple, toutes les données épidémiologiques s’accordent pour constater que le nombre d’alcooliques en France n’a quasiment pas évolué en cinquante ans, tandis que d’importants changements se sont produits à l’intérieur de cette population, allant notamment dans le sens d’une féminisation et d’un effacement des déterminismes de classe. En ce qui concerne le phénomène de la toxicomanie, il est a priori impossible de se prononcer pour ou contre la thèse d’un accroissement réel, les seules statistiques disponibles avant les années 1970/80 ciblant essentiellement les dépendances contractées en milieu hospitalier suite notamment à des blessures de guerre (de là l’immense, et peu crédible, différence entre les 7000 toxicomanes recensés en 1958 et les 150 000 reconnus aujourd’hui). Pour ce qui est des autres phénomènes que j’étudie, comme la « route » ou l’auto-réclusion, il n’existe à ma connaissance aucune statistique. Peut-être le considérable accroissement constaté du phénomène des troubles alimentaires (boulimie-anorexie) constitue-t-il alors un argument efficace, en ce qu’il semble peu probable que la médecine ait pu passer pendant des décennies à côté de dizaines de milliers de cas de femmes qui se laissent mourir de faim. Cela dit, on pourrait aussi trouver des explications purement circonstancielles à un accroissement réel du phénomène des troubles alimentaires, liées par exemple à la disparition tendancielle de la coutume des repas pris en famille (les parents exerçant ainsi de moins en moins de contrôle sur les habitudes alimentaires de leurs filles) ou à la fixation, dans les années 1980, du canon esthétique de la maigreur. 

Nicolas Moreau : Sur le plan épidémiologique, il est clair qu’on assiste à une explosion des troubles dépressifs, certains à l’instar de Philippe Pignarre, allant même jusqu’à emprunter le terme d’épidémie. Est-ce une hausse réelle ou un effet de visibilité médiatique ? Je ne pourrai répondre pour l’ensemble des troubles mentaux, mais pour la dépression, il est clair que l’on assiste aujourd’hui à une hausse réelle, ce qui n’empêche absolument pas de valider l’autre hypothèse, à savoir l’effet de visibilité puisqu’il s’agit bien entendu d’hypothèses non exclusives. Cependant, il serait plus pertinent de parler d’effet de légitimité plutôt que de visibilité en ce qui a trait aux explications concernant la croissance des troubles dépressifs et leur place dans l’espace social contemporain. En effet, la souffrance dépressive est devenue, me semble-t-il, doublement légitime. D’une part, il convient d’en parler pour la prévenir, la prendre en charge, etc. et ce quelle que soit notre position sociale. C’est une légitimité de santé publique. D’autre part, celle-ci peut également être mise de l’avant pour des revendications sociales. Par exemple, les employés de l’usine X ont beaucoup de problèmes de santé mentale (généralement des troubles dépressifs, anxieux ou de « burn out ») et conséquemment, ces derniers peuvent légitiment dénoncer leurs conditions de travail (un des pièges pour les travailleurs est d’ailleurs dans la possible médicalisation et psychologisation des rapports sociaux, mais faisons l’hypothèse pour les fins de cet exercice d’une approche structurelle, pour reprendre le vocabulaire des travailleurs sociaux). Une partie du changement social passe aujourd’hui par la mise en exergue d’une souffrance psychique. C’est une légitimité de changement. Pour revenir à la question posée initialement, si à l’instar d’Ehrenberg, on peut mettre en corrélation certains changements normatifs (développement des normes de l’autonomie, de l’initiative personnelle et de la responsabilité) avec la croissance des troubles dépressifs (Ehrenberg dit même de la dépression qu’elle constitue « notre principal malheur intime »), l’effet de légitimité susmentionné fait que ceux-ci sont plus visibles puisqu’ils sont devenus un point d’ancrage fondamental des conflits sociaux contemporains.

Nonfiction.fr : Vos ouvrages se basent essentiellement sur des entretiens, donc sur la parole de vos enquêtés. Quel est le statut de cette parole ? Autrement dit, avez-vous pris en compte cette parole comme un moyen d'accès aux « causes » des comportements que vous étudiez, comme un discours mettant en jeu des représentations sociales essentiellement, comme un moyen de décrire l'expérience de la dépression ou de l'autodestruction ? Parce qu'on pourrait considérer que ces individus en question, étant donné leurs difficultés, sont incapables d'accéder eux-mêmes aux conditions de leurs propres difficultés.

David Grange : Juste une petite remarque concernant le dernier volet de cette question que j’abandonne sur le principe à Nicolas Moreau. J’ai travaillé longtemps dans le domaine de la sociologie urbaine, en interrogeant des personnes qui n’étaient pas spécialement affligées de « troubles mentaux ». Je ne crois pas cependant en avoir jamais rencontré aucune qui soit capable d’accéder elle-même aux conditions de ses propres difficultés et comportements. Par définition, la parole d’un informateur est un regard qu’il porte sur sa propre biographie sous l’influence de différents « prismes » déformants, c’est une reconstitution « romancée » (ce qui ne signifie pas nécessairement malhonnête ou mensongère) de ce qu’a été sa vie, qu’il appartient au sociologue de contextualiser et de mettre en perspective. À ce titre, si le recueil et l’analyse de la parole des personnes affligées de « troubles mentaux » posent assurément des problèmes techniques spécifiques, dans la mesure où l’on a nettement plus de chance de tomber sur un interlocuteur mutique, centré sur son obsession du moment ou incohérent, je ne crois pas qu’il soit judicieux de conférer à cette parole un statut particulier ; il s’agit au fond toujours d’une « matière » à interprétations.

Nicolas Moreau : Pour ma part, mon travail a consisté à interroger directement la symptomatologie des personnes dites dépressives. J’ai donc esquissé la question des causes et des représentations pour m’attarder uniquement à la description que les individus faisaient eux-mêmes de leur symptomatologie. Les enjeux épistémologiques et méthodologiques d’une telle démarche auprès de personnes possiblement plus fragiles psychiquement sont ceux propres aux sciences humaines qui s’intéressent précisément à cet objet des plus complexes qu’est l’être humain. Permettez-moi ici de relater les propos de Bourdieu, Passeron et Chamboredon dans Le métier de sociologue    : « C’est peut-être la malédiction des sciences de l’homme que d’avoir affaire à un objet qui parle. […] Il ne suffit pas que le sociologue se mette à l’écoute des sujets, enregistre fidèlement leurs propos et leurs raisons, pour rendre raison de leur conduite et même des raisons qu’ils proposent : ce faisant, il risque de substituer purement et simplement à ses propres prénotions les prénotions de ceux qu’il étudie, ou un mixte faussement savant et faussement objectif de la sociologie spontanée du « savant » et de la sociologie spontanée de son « objet ». Interroger des personnes « dépressives » ajoute un obstacle supplémentaire à mon sens, à savoir que celles-ci présentent une difficulté importante de communiquer et d’interagir lorsqu’elles sont en « souffrance ». Ainsi, les discours que j’ai obtenus sur la symptomatologie dépressive sont toujours diachroniques, les personnes narrant toujours leur « dépression antérieure ». Si chaque terrain a ses limites, celui de travailler avec des personnes dépressives résulte dans les possibles biais de mémoires. Ajoutons également que certains thèmes furent difficiles à aborder, mais je pense que cela est inhérent à toute recherche empirique.

Nonfiction.fr : Une dernière question, un peu plus ouverte. Dans le domaine cinématographique ou littéraire, l'autodestruction et la dépression sont des thèmes fréquents. Y-a-t-il des films ou romans qui vous ont semblé traiter de manière particulièrement juste ces sujets ? Peut-être même que certains laissent transparaître des idées que vous exprimez dans vos ouvrages ?

David Grange : Globalement je me défie du genre de « livres témoignages » qui forment aujourd’hui la masse de la production littéraire sur le sujet des addictions et de l’autodestruction en général. Ce sont la plupart du temps de simples « récitations » des conceptions psychiatriques, ou psychanalytiques, en la matière, plus ou moins bien digérées et restituées sur un fond de pathos et de victimisation assez désagréable. Vis-à-vis de certaines productions plus ambitieuses, comme le film Trainspotting   , qui traite de l’univers de la toxicomanie, j’entretiens des sentiments ambigus. Souvent séduit au premier abord, par l’intention et le propos général, j’en sors toujours avec l’impression que la réalité que je connais, pour la côtoyer plus ou moins au quotidien, a été trahie au profit d’un souci de « pittoresque ». Sinon, l’inspiration de certaines de mes idées m’est souvent venue de la lecture de romans de science-fiction, s’agissant notamment de ceux de Wiliam Gibson qui est parvenu mieux que n’importe quel auteur « réaliste » à saisir les dilemmes et déchirures qui traversent la condition de l’individu contemporain et sur lesquels, je pense, mes informateurs se trouvent en quelque sorte « assis ».

Nicolas Moreau : Je serai peut-être, sur ce point, moins pessimiste que David Grange. Commençons tout de même par mes craintes. Les livres de psychologie populaire constituent probablement le plus grand des dangers actuellement tant ils ne font qu’accentuer les problèmes en incombant aux personnes la gestion de leur propre mal-être. Mis à part cette restriction initiale, je trouve que certains films, livres ou auteurs sont extrêmement pertinents en ce qui à trait à mon champ de recherche, à savoir les liens entre santé mentale et normativité sociale. Ainsi, je prends toujours beaucoup de plaisir à parcourir les ouvrages de Michel Houellebecq ou encore à regarder les films de Woody Allen. Sur le thème de la dépression, le film Prozac Nation   était, à mon sens, bien réussi. Certains épisodes de South Park sont également incroyablement intelligents. En fait, tout dépend de la lunette que l’on veut prendre, mais en ce qui me concerne, je me nourris beaucoup de la cinématographie et de la littérature. Nous sommes au Québec à une époque où nombre de talents émergèrent de ces deux sphères. Il serait tellement dommage de s’en priver…