Un livre étonnant qui nous fait découvrir comment la pensée de Bergson fut au centre de deux pensées de la décolonisation : la négritude de Léopold Sédar Senghor, et la reconstruction de la pensée islamique de Mohamed Iqbal.

Le titre du dernier livre de Souleymane Bachir Diagne a d’emblée de quoi intriguer : Bergson postcolonial. L’élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal. “Bergson postcolonial”, que faut-il entendre derrière cette dénomination ?

Les lecteurs lointains ou familiers de Bergson auront du mal à cacher leur surprise. En effet, dans la pensée du philosophe, il n’y a quasiment pas de référence au problème des colonies ( une allusion, seulement, dans le quatrième chapitre du grand livre de 1932, Les Deux Sources de la morale et de la religion). Et aucun texte dans le corpus même de l’auteur ne semble autoriser à faire de Bergson un “auteur postcolonial” avant la lettre, comme on pourrait aisément le faire pour un Sartre qui, non seulement, a pris des positions très claires sur la question coloniale (Situation V), mais qui en plus a préfacé des textes désormais classiques pour les penseurs des Postcolonial studies, à savoir Portrait du colonisé de Memmi, Les damnés de la terre de Fanon ou encore la préface Orphée noire de L’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor. Or, il n’y a aucun texte de ce type chez Bergson, aucune réflexion politique développée ayant pour centre la question coloniale ou faisant la promotion de pensées décolonisatrices. Comment faut-il alors comprendre le titre du livre de Souleymane Bachir Diagne ? Que peut signifier l’expression “Bergson postcolonial”?

Loin de céder à ce que quelques mauvaises langues pourraient appeler l’air du temps, le titre du livre de Souleymane Bachir Diagne défend une lecture très forte et très profonde de Bergson, excédant le simple champ universitaire des études bergsoniennes en exhibant, en acte, la réalité d’une circulation intellectuelle des pensées - circulation hybride, métissée, affranchie du prisme de la domination culturelle et impérialiste.

En effet, le livre se propose d’étudier quelque chose comme l’ “influence” de Bergson sur Léopold Sédar Senghor (1906-2001) et Mohamed Iqbal (1877-1938), tous les deux poètes, tous les deux philosophes, tous les deux politiciens, tous les deux issus des colonies, le premier catholique et Africain, le second musulman et Asiatique. C’est la nature de cette influence de la pensée bergsonienne sur les philosophies iqbaliennes et senghoriennes que le livre nous invite à concevoir. Et la thèse est très claire : cette influence n’a rien d’une domination imposée, comme si les deux auteurs n’avaient pu échapper à l’“épistémé occidentale” représentée ici par Bergson ; au contraire, derrière le terme “influence”, qui donne l’impression de rapports dissymétriques, il faut plutôt reconnaître des affinités   réelles entre des projets philosophiques dont les contenus et les problèmes dialoguent et se répondent. C’est ainsi que Souleymane Bachir Diagne peut dire, dans l’introduction de son livre : “Qu’il s’agisse de la défense des valeurs de la Négritude de Léopold Sédar Senghor (1906-2001) ou du projet de Mohamed Iqbal (1877-1938) d’une “reconstruction de la pensée religieuse de l’Islam” (c’est le titre de son principal ouvrage en prose), au cœur de ces projets se trouve la pensée du philosophe Henri Bergson (1859-1941).”  

On comprend ainsi le sens de l’expression “Bergson postcolonial” et les contresens qu’elle doit permettre d’éviter : les grands concepts philosophiques bergsoniens ( durée créatrice, intuition, élan vital) ne sont aucunement des concepts qui ont permis aux pensées d’Iqbal ou de Senghor de prendre conscience d’elles-mêmes, de se révéler à elles-mêmes. Ce sont au contraire des concepts qui, du fait de leur construction singulière, nécessitée par les bouleversements de la connaissance scientifique à la fin du XIXe s. et au début du XXe s., pouvaient se laisser absorber par d’autres types de questionnements et participer à leur constitution. Pour le dire plus clairement : le projet bergsonien de penser la réalité de manière satisfaisante et donc autrement a pu résonner au cœur de pensées cherchant à penser l’autre, le non européen, dans sa pleine positivité.

Parler d’un “Bergson postcolonial” invite ainsi à relire Bergson d’une manière féconde : la philosophie bergsonienne a pu (ou peut) participer à la constitution de pensées émancipatrices, qui, partageant son orientation métaphysique, ont affirmé contre une certaine domination coloniale leur dimension politique - celle de la négritude et d’un socialisme africain pour Senghor, celle d’une reconstruction créatrice de la pensée islamique pour Iqbal.

Pour montrer cela, le livre de S.B. Diagne se divise en quatre chapitres - chapitres qui furent d’abord des conférences prononcées au Collège de France entre le 18 décembre 2009 et le 18 Janvier 2010, sauf le quatrième qui fut l’objet d’une publication séparée dans la revue Diogène. Ces quatre chapitres expliquent comment les pensées senghorienne et iqbalienne prennent appui sur la pensée de Bergson. Mais, ils s’attachent aussi à faire redécouvrir la négritude par-delà les lectures hâtives qui ont pu être faites de Senghor ainsi que l’éclosion d’une pensée philosophique islamique vivante dans les années 20-30’ s à travers l’œuvre d’Iqbal.

Les deux premiers chapitres du livre sont consacrés à Senghor - le premier circonscrivant avec précision le sens de la reprise senghorienne des concepts bergsoniens de durée et d’intuition, le second établissant la nécessaire continuité entre la pensée vitaliste de Senghor nourrie de Bergson et sa défense politique d’une “voie africaine du socialisme”.  

Pour Senghor, la pensée de Bergson constitue un moment heureux du renouveau de la pensée philosophique, moment que le poète nomme de manière évocatrice à partir du jeu de mots suivant : “La révolution de 1889”. 1889 - année de parution de L’essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson. 1889 - année qui inaugure une certaine redécouverte de la durée et, en filigrane, de l’intuition   , cette dernière devant permettre de ressaisir, de façon non exclusive, quelque chose comme les modes d’expression des pensées d’un “monde africain”.

On sait à quel point cette dernière idée suscita les nombreuses attaques dont la philosophie senghorienne fut l’objet. En effet, l’insistance de Senghor sur la pensée intuitive a pu être interprétée comme la réactivation d’un essentialisme rattachant deux approches cognitives de la réalité, intuition et raison analytique, à deux modes de pensées homogènes racialisés, celui d’un monde noir africain, d’une part, celui d’un monde blanc occidental, de l’autre. La phrase, ô combien fameuse, que Senghor écrivit en 1939 dans un article intitulé “ Ce que l’homme noir apporte” fit, à ce titre, couler beaucoup d’encre : “ L’émotion est nègre, comme la raison hellène.” Faut-il voir, dans l’attachement de Senghor aux concepts d’intuition et d’émotion, une adhésion consciente et assumée aux thèses d’un Lévy-Bruhl ? La négritude senghorienne reprendrait ainsi , “au compte des africains, ce que Lévy-Bruhl a caractérisé comme étant la mentalité primitive prélogique.”  

Souleymane Bachir Diagne montre bien que Senghor revint souvent sur cette phrase de 1939 “en s’expliquant d’une manière qui tient souvent à la fois de la palinodie et de la fuite en avant.”    Cependant, la lecture attentive des textes de Senghor et surtout l’analyse de la genèse bergsonienne de la catégorie d’intuition telle que le poète l’emploie doivent permettre, au moins, de couper court à cette filiation hâtive entre la philosophie de Senghor et les concepts de Lévy-Bruhl. Il ne s’agit ainsi aucunement, pour l’auteur, de défendre une cause Senghor, mais de saisir, avec patience, la genèse des concepts de la négritude senghorienne. C’est ainsi à partir d’une telle étude que S.B. Diagne montre que Senghor ne fonde pas sa philosophie sur la conception lévy-bruhlienne de la mentalité primitive et qu’il parvient à éclairer le sens de la fameuse citation de 1939. Cette phrase définit une philosophie de l’art africain où l’hellène et le nègre ne caractérisent pas deux âmes, mais “deux profondeurs de l’âme”.   L’intuition, chez Senghor, a ainsi un sens bergsonien et ne renvoie pas à la mentalité primitive lévy-bruhlienne. Chez Bergson, intuition et intelligence constituent deux modes distincts d’appréhension de la réalité propres à l’homme. L’intuition, en un sens bergsonien, ne peut donc aucunement être comprise comme une faculté racialisée définissant la mentalité fantasmée d’un groupe humain donné.   L’utilisation du concept bergsonien d’intuition par Senghor jette plutôt les fondements d’une philosophie de l’art, où le “nègre” peut être entendu comme une catégorie esthétique autorisant, comme le fait Senghor dans ses écrits, à voir en Claudel, Péguy etc. des “poètes nègres”.  

A partir de son affinité profonde avec la philosophie vitaliste de Bergson construite autour de l’image de l’élan vital, puis, celle de Teilhard de Chardin, Senghor développe une pensée politique qui prend corps au sein d’une théorie du socialisme africain, analysée dans le chapitre deux de Bergson postcolonial. S.B. Diagne s’attache, ici encore, à montrer que la thématisation d’un tel socialisme dans l’œuvre de Senghor vient “compliquer”   le portrait établi du poète présenté comme “l’illustration même de l’accommodement au colonialisme qui a fait le lit du néocolonialisme après les indépendances.”     Cette complication ne cherche cependant pas à balayer, d’un revers de la main, le problème politique dans sa globalité chez Senghor; elle invite plutôt à se concentrer sur un moment précis de sa pensée : la relecture du Marx des Manuscrits de 1844 à travers le prisme de la philosophie vitaliste. La pensée d’une voie africaine du socialisme, chez Senghor, se fonde sur la réinterprétation vitaliste du concept marxien d’aliénation. L’être, en tant qu’élan vital, est surabondance de vie : être consiste donc toujours à plus être. L’aliénation, comprise comme “perte de la substance vitale au profit d’un objet extérieur, étranger”   doit ainsi être pensée comme négation de l’être. Cette réinterprétation vitaliste du concept d’aliénation inaugure une voie spirituelle, non matérialiste, du socialisme qui n’est plus incompatible avec l’idée de Dieu. Elle appelle aussi à une “libération totale de l’humain de son état d’aliénation pour faire advenir un véritable humanisme.”  

L’étude du vitalisme constitutif de la pensée senghorienne permet à S.B. Diagne de déconstruire une lecture rapide et parfois même malhonnête   de la pensée de Senghor et de redécouvrir, avec nuance, les orientations intellectuelles qui sont au cœur de ses philosophies esthétiques et politiques, c’est-à-dire de la négritude.

Un travail similaire de lecture est reconduit dans les chapitres 3 et 4 pour l’œuvre de Mohamed Iqbal - auteur indien, né dans une ville du Penjab, qui conçut l’idée, ouverte et indéterminée, d’un Etat “musulman” autonome qui devait donner lieu, des années plus tard (bien après sa mort), à la création du Pakistan. Sur ce dernier point, S.B. Diagne invite le lecteur à beaucoup de prudence : Iqbal n’est pas celui qui “a semé la graine du séparatisme [convaincant] Mohammed Ali Jinnah [ père de l’indépendance du Pakistan] de s’engager dans cette voie”.   Sa vision d’un Etat musulman autonome, si elle reste très imprécise, ne vise pas à défendre un Etat islamique   , mais bien plutôt à circonscrire un espace où les musulmans, en vertu d’une interprétation de la cosmologie coranique bien comprise, pourraient inventer les règles et les pratiques qui s’adaptent à la modernité et se transforment avec elle. On pourra ainsi aisément le concevoir : la vision politique d’Iqbal, aussi indéterminée soit-elle, n’a de sens que si on la rattache au projet philosophique strict d’une reconstruction de la pensée religieuse islamique - reconstruction qui s’appuie, comme cela a été dit plus haut, sur une interprétation de la cosmologie coranique bien comprise, c’est-à-dire comprise en un sens bergsonien.   Les précisions et les éclaircissements apportés par S.B. Diagne, sur ce point, sont très importants : la philosophie iqbalienne n’est pas une philosophie de la clôture et du repli identitaire, elle appelle, comme Bergson le fit lui-même, à la reprise de l’élan créateur de vie qui fait les sociétés ouvertes.  

Chez Iqbal, la philosophie bergsonienne de l’élan vital, de l’évolution créatrice, entre en résonance profonde avec sa lecture du Coran et l’étude de la tradition prophétique de la pensée islamique, permettant de donner corps au projet de reconstruction de la pensée religieuse de l’Islam. En effet, pour Iqbal, la cosmologie coranique est une cosmologie de l’émergence : le monde décrit par le Coran est un “monde ouvert [...] où l’acte créateur de Dieu est toujours à l’œuvre, au lieu qu’il se retire du monde et l’abandonne à son mécanisme”.   Cette cosmologie de l’émergence trouve son expression philosophique dans la pensée de Bergson pour qui vivre, c’est changer, durer. Le temps coranique est ainsi celui d’une évolution créatrice ; il est rétif à toute forme de fatalisme présupposant la cosmologie d’un monde fermé où le futur est déterminé. La cosmologie bien comprise du Coran nécessite de manière interne     et non pas externe le recours aux concepts bergsoniens : le temps du monde créé par Dieu est lui-même création, ouverture à la nouveauté. Et la personne humaine, en tant qu’elle possède la capacité de se réaliser elle-même dans l’action, joue un rôle tout à fait central au sein de cette cosmologie : en se créant lui-même dans l’action, l’être humain réalise sa mission, et devient le collaborateur de Dieu.

La reconstruction iqbalienne de la pensée religieuse de l’Islam est très profonde : la cosmologie coranique, comprise comme évolution créatrice, défend une anthropologie au sein de laquelle les hommes sont appelés à créer, à constamment inventer les pratiques, les règles qui doivent répondre au contexte, aux époques dans lesquelles ils vivent. Cette cosmologie n’impose aucunement aux hommes une manière de vivre donnée une fois pour toute, suivant une législation applicable en tout temps et en tout lieu, mais invite à un constant effort d’interprétation créatrice des textes (véritable sens de l’ijtihad, autour duquel se concentre la philosophie d’Iqbal).

Ce n’est donc pas à partir de la notion d’influence que l’importance de la philosophie bergsonienne sur les pensées de Senghor et d’Iqbal peut être appréhendée, mais à partir de celle d’affinité, comme le montre S.B. Diagne. Le sens de cette affinité peut désormais être, lui aussi, bien compris. Iqbal, Senghor, Bergson sont traversés par le même souci de résistance à la pétrification de la pensée - souci dont le sens est d’abord ontologique et épistémologique, mais dont les résonances sont presque immédiatement politiques. Car il s’agit pour Iqbal et Senghor (et il faudrait aussi le montrer pour Bergson, ce que ne fait pas le livre) de construire les catégories d’un monde qui advient, commençant à se libérer des représentations réifiantes de l’altérité dans lesquelles il s’était muré.

On peut donc penser avec pertinence un “Bergson postcolonial” et suivre le chemin ouvert par la réflexion de S.B. Diagne. La philosophie bergsonienne de la durée créatrice possède bien une force critique, masquée peut-être, au premier abord, par toutes les gloires institutionnelles qui l’entourèrent. Cette force critique lui permit d’entrer en résonance avec les philosophies émancipatrices de deux grands penseurs de la décolonisation. On comprendra, dès lors, la triple nouveauté du livre du livre de S.B. Diagne, triple nouveauté qui en rend la lecture nécessaire. Il invite à ressaisir le caractère éminemment subversif de la philosophie bergsonienne qui, elle aussi, en un sens, risqua la pétrification sous les caprices de la mode et de l’oubli. Il permet une relecture conséquente et dépassionnée de la négritude senghorienne et une attention soutenue au renouveau d’une pensée islamique qui se définit comme créatrice. Et enfin, il présentifie la constitution, en acte, de pensées hybrides qui se réalisèrent avant la période des grandes décolonisations, autour d’une communauté d’inquiétudes et de problèmes