Un ouvrage clair et bien documenté qui fait le point sur ce que les découvertes archéologiques révèlent de l’existence des communautés juives en France et en Europe au fil des siècles. Une réflexion sur les méthodes, les enjeux et les obstacles de cette archéologie enrichit l’exposé de ces découvertes importantes et prometteuses.
Alors que le chef de l’Etat évoquait le 9 février dernier dans une conférence au Crif " les racines juives " de la France, paraît la publication des actes du colloque " L’archéologie du judaïsme " qui s’est tenu au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme en janvier 2010 organisé avec l’Institut national de recherches archéologiques préventives. C’est surtout depuis 2001 et l’adoption en France de la loi sur l’archéologie préventive qu’on a une meilleure connaissance du patrimoine archéologique que recèle notre sol, et en particulier des vestiges témoignant d’une occupation juive.
Les études liées à ces découvertes archéologiques renversent complètement le lieu commun, relayé par le silence de grands historiens français sur la question, selon lequel les communautés juives en France, plus ou moins réduites aux métiers de la banque et victimes de grandes persécutions, n’existaient qu’autour des villes, ou dans des quartiers spécifiques séparées des communautés chrétiennes, et sans lien avec elles. Il réfute aussi l’idée selon laquelle les communautés juives n’étaient que " de passage " en France, toujours chassées et jamais stables à cause des nombreuses persécutions et expulsions qui rythment l’histoire du pays (Philippe Auguste en 1182, Philippe le Bel en 1306, Philippe V en 1322, etc.) . Quelques contributions archéologiques portant sur des vestiges d’occupation juive dans des villes européennes aident à repenser cette présence juive en Europe et à mieux comprendre la place du judaïsme en Europe antique, médiévale et moderne.
La plupart des contributions sont ainsi construites : elles débutent par un bref examen des traces écrites qui révèlent la présence de communautés juives dans ou aux alentours du site étudié, puis sont exposées, quand elles ont eu lieu, les fouilles antérieures de ce site. Y succède l’étude spécifique des données archéologiques du site en rapport avec l’architecture, l’urbanisme ou l’anthropologie funéraire, ce qui conduit à une analyse de ce que devait être la vie de la communauté à l’époque étudiée (nombre de foyers, rapports avec les chrétiens voisins, liens avec le pouvoir, etc.). Parfois s’ajoute à cela l’explication de l’éventuel projet de restauration ou d’approfondissement de fouilles dans d’autres sites en rapport avec celui qui a été étudié.
Ce que montre ce livre, c’est d’abord ce que les découvertes archéologiques récentes, la plupart menée grâce à l’archéologie préventive, révèlent des communautés juives en France. On a trouvé et fouillé de nombreux sites dans plusieurs régions françaises qui ont révélé des vestiges spécifiques d’une présence juive : mikve, synagogue ou yeshiva, cimetières, etc.
Ce que cet ouvrage contribue à faire connaître également, ce sont les méthodes et les enjeux de " l’archéologie juive ". En effet, identifier comme juifs des bâtiments, des lieux ou des constructions, présuppose une connaissance des rituels et la pensée juive telle qu’elle puisse distinguer dans un site ce qui est spécifiquement juif (par exemple des chandeliers à sept branches (Menora) sur des épitaphes ou des mosaïques, de la vaisselle spécifique, etc.) . Or, on trouve dans certains sites des traces d’une occupation juive à une époque donnée, le site ayant été avant ou après cette époque occupé par des chrétiens. De l’analyse des os dans le sol (des restes de vaisselle inscrite permettant de distinguer les plats réservés aux aliments lactés de ceux réservés aux aliments carnés, la rareté des restes de certains animaux permettant de conjecturer une présence juive liée aux interdits alimentaires, comme à Orléans , à l’orientation des tombes (liée aux rituels funéraires juifs) en passant par l’étude des sources d’ " eau vive " permettant de savoir si l’on est en présence d’un mikvé (un bain rituel) , ou celle des différences entre catacombes juives et catacombes chrétiennes à Rome, on apprend comment sont connues les traces de la présence des communautés juives en France. L’urbanisme et l’archéologie permettent également de montrer comment les communautés juives et chrétiennes ne vivaient pas toujours de façon complètement séparée, ce qui permet de conclure qu’il n’y avait pas une juxtaposition spatiale des communautés, mais des échanges fréquents et normalisés, du moins à certaines époques, entre elles. La place de telle ou telle synagogue ou quartier juif dans la ville montre sa relative intégration à la vie et au développement de la ville. On remarque également une grande diversité dans les moyens qui séparaient spatialement les différentes communautés.
Sont également abordées des problématiques particulières à la l’archéologie juive. La plupart des intervenants regrettent fermement et formellement certaines initiatives politiques ou religieuses qui empêchent la libre étude de certains sites. Certains sites sont trop vite détruits pour permettre des fouilles approfondies dont les ébauches s’annonçaient prometteuses, tandis que certaines communautés religieuses refusent qu’on étudie les restes trouvés dans des fosses ou des tombes qu’on présuppose juives. Ces décisions posent des problèmes de responsabilités. D’une part on peut se demander pourquoi c’est le dirigeant de telle ou telle communautés qui a le droit de déterminer ce qu’il adviendra de ces restes (un article fait ainsi le point sur l’attitude de la communauté israélite de Barcelone et d’autres groupes juifs qui ont persuadé les autorités catalanes de faire abandonner l’étude de restes de fosses communes à Tàrrega et leur réenfouissement ailleurs, ce qui a provoqué la perte irrémédiable d’informations capitales pour l’étude d’un massacre ; plus généralement, M. Polonovski voit deux tendances à cette particularité : l’une est la volonté de " certaines fractions du judaïsme [de] faire admettre la suprématie de la loi religieuse sur la loi du pays " (p39), l’autre serait l’autocensure des autorités publiques qui considéreraient les juifs comme une communauté à part obéissant à ses propres lois), finalement on pourrait se demander à qui aujourd’hui appartiennent ces morts ? D’autre part, il faut interroger l’idée selon laquelle les convictions, ici religieuses, d’une communauté justifieraient qu’elle échappe à la loi commune et puisse exiger que les investigations scientifiques qui s’appliquent aux autres ne s’appliquent pas à elle. Idée d’autant plus singulière que ces investigations scientifiques permettraient sans doute une meilleure connaissance de son histoire et de son inscription dans le territoire sur lequel elle vit. Rappelons avec l’un des auteurs par exemple qu’à Yedwabne, en Pologne, a eu lieu un massacre de juifs, massacre dont on ignore le nombre de victimes. Une fouille permettrait de le déterminer, mais les autorités rabbiniques s’y opposent faisant ainsi le jeu des négationnistes… Et de plus, une telle attitude isole la communauté des autres hommes, puisqu’elle empêche les citoyens d’un pays d’avoir accès à la meilleure connaissance possible de leur histoire.
On voit ainsi le problème entre des enjeux de mémoire (qui sont évoqués par F. Mitterrand dans sa préface de l’ouvrage : " nous faisons œuvre de mémoire "), mémoire d’une communauté qui veut parfois véhiculer l’image de la continuité de la religion juive et de sa pérennité et ceux d’une histoire critique, scientifique et objective (exposés par Paul Salmona dans sa préface et sa conclusion) , histoire permettant au contraire, notamment grâce aux fouilles archéologiques, de " redéfinir les contours de l’histoire officielle et de sa vision téléologique " (p32.). L’étude des traces matérielles des existences passées tend en effet à montrer, non pas que les témoignages textuels sur des événements sont toujours exacts, mais plutôt qu’ils sont une " réaction aux conditions matérielles des sociétés " (p228-229), ce qui enrichit prodigieusement la connaissance historique, quitte à " rectifier " la mémoire. Là où le problème se complexifie, c’est qu’on dépend, malgré tout, des textes et des dogmes pour pouvoir interpréter les données livrées par les fouilles archéologiques : il n’est donc pas, dans la pratique, facile de laisser parler les témoignages matériels indépendamment des textes, car c’est à la lumière de ces derniers qu’on interprète les premiers. La conclusion de l’ouvrage relève d’ailleurs les manques patents de référence au judaïsme dans l’histoire de France telle que l’écrivent les grands historiens contemporains. Espérons, avec les auteurs de ce livre, que la progression de l’archéologie et l’étude méticuleuse de ses données, si on ne lui met pas trop de bâtons dans les roues, tiendront leur promesse et permettront de dessiner plus précisément la place du judaïsme dans l’histoire de France. Et ce projet de comprendre au mieux la place et la présence des communautés en France et en Europe au cours des siècles rejoint assez précisément celui du MAHJ.