Une biographie richement documentée qui ne parvient pas à restituer avec force la vie d’un des plus grands poètes russes.

“Et chéris le secret où mûrissent mes chants”  

Écrire la biographie d’un poète tel que Pouchkine, c’est prendre le risque d’être toujours en-deçà du mythe brodé autour de sa figure : par ses lecteurs, par les auteurs, comme Dostoïevski ou Marina Tsvétaieva, qui le placent dans leur généalogie littéraire, par les défenseurs de l’âme russe. C’est pourtant aussi substituer à la bise des rumeurs la tempête de la vérité, redonner élan et vigueur à un culte moins béat et plus juste. Henri Gourdin, l’auteur d’Alexandre Sergueïévitch Pouchkine, restitue les vérités de celui que la Russie considère comme son premier poète par un travail richement documenté – mais il en affaiblit le souffle en réduisant la totalité de son œuvre aux événements biographiques qui ont pu l’inspirer.

Le premier poète russe
Suivant un ordre chronologique – structure qui semble dispenser l’auteur de construire un fil directeur solide, si bien que la biographie du poète n’est pas soutenue par une thèse particulière –, Henri Gourdin aborde en premier lieu l’enfance et les six années passées dans le Lycée impérial de Tsarkoie Sélo (ville rebaptisée “Pouchkine” pour le centenaire de la mort du poète) inauguré lorsque Pouchkine y fait sa rentrée.

Le jeune homme, né dans une vieille famille de la noblesse russe, possède une généalogie prestigieuse. Il compte en effet parmi ses aïeuls Abraham Hannibal, prince Africain capturé par des esclavagistes et acheté par Pierre le Grand à des fins scientifiques : le tsar souhaitait montrer qu’un enfant noir avait les mêmes capacités qu’un enfant russe. Octavon, puisque Hannibal est son arrière-grand-père, Pouchkine était fier de cet ancêtre et des traits particuliers qu’il lui avait transmis. Henri Gourdin, pourtant, n’en dit que trop peu sur le chapitre des ascendants qui, précédant certes l’existence du poète, sont pourtant pour lui fortes de sens. Alexandre Sergueïevitch est tiraillé pendant son enfance entre les histoires que lui raconte sa grand-mère, histoires du “nègre de Pierre le Grand”, de princes et de châteaux, et celles de sa nourrice, vieilles comme la Russie, peuplées de paysans, de mauvaises récoltes, de jeunes filles pauvres. Deux mondes diamétralement opposés qui sont les deux mamelles de l’inspiration pouchkinienne, et entre lesquelles il oscillera toute sa vie, ne sachant s’il préfère la vie mondaine de la capitale, près de ses amis, ou celle de Mikhaïlovskoïe, dans le calme propice au travail de la maison d’Hannibal.

Le sang noir du côté maternel, l’inspiration paysanne… Dans la bibliothèque de son père, Pouchkine découvre très tôt la langue de Molière, qui est encore la langue de l’aristocratie européenne. Son apprentissage du français se perfectionnera au lycée, où il excelle en la matière. C’est au lycée impérial, à Tsarkoïe Selo, près des appartements du tsar, que le poète rencontre ceux qui resteront ses amis jusqu’à ce la mort, poètes eux aussi. C’est également au lycée qu’il rencontrera le poète Derjavine, déjà vieux et canonisé, qui portera la réputation du jeune prodige en dehors des murs du lycée impérial. S’il lit effectivement les classiques français, anglais, l’ambition qu’il a pour la littérature russe lui interdit d’imiter un de ces modèles. Il hisse la langue russe, y compris celle des paysans (tel qu’on peut la voir transcrite dans les Récits de feu Ivan Petrovitch Bielkine), au rang de littérature. Il désirait “laisser à la langue russe une sorte de rusticité biblique” et luttait contre les “grâces européennes et les délicatesses françaises”   .

Pouchkine et ses muses
Qu’est-ce qui inspire les poètes ? Quels événements de la vie suscitent l’écriture ? Que deviennent les femmes et le désir des femmes une fois coulés dans le creuset du vers ? Henri Gourdin s’attache à montrer à quel point Pouchkine cherchait à conquérir toutes les femmes, à quel point l’auteur du Convive de pierre connaissait le cœur de Don Juan. La jeune Marie, dont Pouchkine sera épris le temps de tomber dans d’autres filets tendus par le désir, dit de lui : “En tant que poète, Pouchkine se croyait obligé d’être amoureux de toutes les jolies femmes et de toutes les jeunes filles qu’il rencontrait. En réalité, il n’était amoureux que de sa muse et transposait tout ce qu’il voyait sur le plan poétique.” Henri Gourdin commente ainsi cette intuition très juste de l’aimée, passant à côté de l’enjeu essentiel du travail poétique : “Peut-être, mais que nous importe ? Marie ou la muse, l’essentiel n’est-il pas que cet émoi ait inspiré le personnage inoubliable de Tatiana […] ?”   Rien ne permet de dire que telle femme plutôt que telle autre, que tel trait sur celle-ci a été calqué sur l’être de fiction qu’est l’héroïne d’Eugène Onéguine. Et ce qui importe, c’est bien plus l’attitude que nous dépeint Marie : la transposition sur le plan poétique, qu’il est bien dommageable d’inverser pour revenir au plan réel. Montrer les probables tissus, sans un seul mot sur l’art d’assembler ensemble, sur le travail poétique (l’auteur semble considérer le poète comme un trouveur de rimes)   , c’est découdre les parures du poète. Cette note malheureuse du biographe   , sur la Cléopâtre du poète, déshabille l’impératrice et la réduit aux seuls “traits et personnalité d’Élisabeth Vorontzov”.

Influences de Clio
Au-dessus de ces multiples muses, Clio, muse de l’Histoire, a eu une influence plus directe sur la plume du poète. Cette anecdote de la petite enfance du poète semble préfigurer les rapports qu’entretiendra toute sa vie Pouchkine avec les tsars et leurs gouvernements : la nourrice de Pouchkine croise le chemin du tsar Paul Ier et se découvre la tête immédiatement, comme la loi l’ordonne. Mais l’empereur lui fait remarquer que l’enfant, Alexandre Sergueïevitch, n’a pas été découvert, alors qu’il est un sujet comme les autres. L’auteur de l’Ode à la liberté sera inquiété toute sa vie par le pouvoir, toute sa vie on lui rappellera qu’il est un sujet comme les autres. Ses écrits étant jugés dangereux, il est contraint à l’exil par Alexandre Ier en 1820. Le biographe nous donne de suivre avec Pouchkine les routes de la Russie du début du XIXe siècle, à travers les récits de voyageurs français comme Charles de Saint-Julien décrivant Odessa. À la mort du tsar, Pouchkine veut rentrer sans attendre à Saint-Pétersbourg pour plaider sa cause auprès de Constantin, héritier de la couronne, dont il connaît les opinions libérales. Cependant, le poète croit voir dans certains événements l’empêchant de quitter sa retraite de mauvais présages : c’est à ces signes, sans doute, qu’il doit de ne pas avoir participé à l’insurrection du 14 décembre 1825, tentative durement réprimée de coup d’État. On retrouve dans les tiroirs de certains décembristes des lettres du poète, tous récitent ses vers. Mais, comme le note Henri Gourdin, “ses vers incendiaires, si virulents qu’ils soient, n’ont pas le caractère subversif et intransigeant de ceux du poète Ryleïev”, condamné à mort par Nicolas Ier. “C’est en poète qu’il voit et veut voir l’oppression du faible par le fort, l’absence des libertés élémentaires, les brimades de la police et la censure”   .

S’il échappe à la mort et à la Sibérie, le poète n’en est pas moins privé de liberté. Le poète, malgré ses lettres désinvoltes, malgré ses poèmes qui critiquent l’oppression et la censure sans détour, est à la merci du tsar. Nicolas Ier, qui monte sur le trône alors que toute la Russie s’attendait à célébrer le couronnement de Constantin, et qui, contrairement à ce dernier, rejette violemment toute modernisation, toute réforme, suit en effet le jeune poète de très près. Il demande à la police d’ouvrir les lettres du poète à sa femme, Natalie, ce qui fera écrire à Pouchkine dans une lettre de la correspondance conjugale de 1834 : “On peut très bien se passer de la liberté politique, mais sans l’inviolabilité de la vie de famille, l’existence est impossible. Le bagne est infiniment préférable”   – On pourrait se demander si le biographe ne devrait pas rougir lui aussi d’éplucher avec autant de minutie les lettres intimes du poète, à la recherche de quelle vérité plus grande que son œuvre ? – Il devient également son censeur personnel. Il lit chacun des manuscrits de Pouchkine et les lui renvoie corrigés, annotés, préférant tel autre titre à celui proposé par le poète, y allant de ses suggestions. La Fille du capitaine est néanmoins publié, qui a pour argument la révolte de Pougatchev, prétendant au trône ayant organisé une insurrection durant le règne de la Grande Catherine ; Les Tziganes sont illustrés par une vignette où figurent des symboles de la liberté : une chaîne brisée, un poignard, “incitation évidente au meurtre”, un serpent, “symbole incontestable d’empoisonnement”   .

Chanter la liberté
Cette idée de la liberté, sans doute vient-elle à Pouchkine des Français de la bibliothèque paternelle qui véhiculent les idées de 1789, idées révolutionnaires qu’incarne, dans un premier temps au moins, Napoléon Bonaparte. Henri Gourdin montre bien que l’élite russe est partagée à l’égard de la France entre une admiration intellectuelle et une certaine amertume après l’invasion de 1812. Alexandre Sergueïevitch est encore à Tsarkoïe Selo lorsque les Français attaquent la Russie : il vit donc ces événements-là où les décisions impériales sont prises. À coup sûr le poète a été fortement marqué par cet épisode, comme le montre Henri Gourdin en citant le poème que Pouchkine a déclamé devant les courtisans au lycée impérial. Un peu plus tardivement, en 1831, on peut noter également cette célébration de la victoire russe dans le poème “À ceux qui calomnient la Russie” : “Rachetant de tout notre sang / l’honneur, la liberté et la paix de l’Europe” (une des qualités de cette biographie est la volonté de citer abondamment l’œuvre du poète, même si les traductions choisies perdent parfois beaucoup de l’émotion en privilégiant des aspects formels tels que l’octosyllabe et la rime – tout comme la biographie perd en passion en préférant le factuel).

En 1821, le poète s’intéresse à l’insurrection grecque et se demande si, après la France et la Grèce, la Russie ne pourrait pas elle aussi secouer ses chaînes. Cent ans plus tard, le poète Alexandre Blok, dans un discours historique pour la construction du mythe pouchkinien, faisait de la mort du père de la littérature russe lors du célèbre duel l’opposant à un soupirant de Natalie Pouchkine, un symbole de l’oppression impériale – tandis qu’Henri Gourdin en fait un récit romancé, quasiment heure par heure, qui laisse de marbre. Pouchkine, dans une Russie gouvernée d’une main de fer, s’est débattu pour que les Russes soient libérés du servage et semble avoir payé, quand on constate que les autorités, au courant des moindres faits et gestes du poète, n’ont rien fait pour empêcher ce règlement de compte désormais illégal d’avoir lieu, d’avoir chanté trop haut la liberté.

L’expérience intime du poète, sa vie dans l’Histoire, nourrissent incontestablement l’œuvre de Pouchkine. Peut-être tous les faits rapportés par Henri Gourdin sont-ils exacts. Peut-être le valet de Pouchkine, Nikita, discutait avec son maître dans des dialogues comme en invente l’auteur, donnant à sa biographie des allures de téléfilm historique. Sans doute quiconque aime à flâner dans les archives, dans les lettres poussiéreuses d’une connaissance lointaine, sera enchanté par cette lecture. Mais profaner le “secret où mûrissent” les chants du poète pour accéder à ce tableau sans ombre, sans place pour la rêverie ? Écoutons plutôt le poète dans ce dialogue sur la vérité daté de 1830 : “À mille vérités sordides / Préférons l’erreur exaltante !”