Quelques généralités sur le design, dans un nouvel ouvrage de poche, qui va vite, trop vite.

Il a fait beaucoup de bruit, presque un buzz. Avec lui, la blogosphère a vibré. Longtemps à l’avance, on avait été préparé à son arrivée. On l’attendait impatiemment. Et puis, comme une merveille de l’aérospatiale (ou peut-être comme le dernier produit Apple), il a eu droit à son "lancement". Grandiloquent ! En plein cœur du Palais de Tokyo ! C’était beau. C’était grand. C’était émouvant. Mais, au fond, s’est-on réellement demandé de quoi était fait ce Court traité du design conçu par Stéphane Vial et publié aux PUF en novembre 2010 ?

La pensée salvatrice

Après quelques vers du groupe U2 mis en exergue, après une préface de Patrick Jouin qui, dans sa concision, tient du haïku (mais qui néanmoins fera vendre l’ouvrage), la thèse de l’auteur est là : "Le design est avant tout une pratique de la pensée, mais il n’y a pas de pensée du design. Ni chez les designers ni chez les philosophes." Et Stéphane Vial, qui n’est pas designer mais philosophe, entend bien là corriger cette lacune.
Selon lui, ou peut-être avant lui, le design était "orphelin d’une théorie". À ses yeux, la discipline semblait embourbée dans une dangereuse "approximation conceptuelle", elle évoluait dans une confusion généralisée avec laquelle il était nécessaire de rompre, et cela sans plus tarder.
Si, dans votre bibliothèque, vous aviez du Raymond Guidot, du Danielle Quarante, un peu de Pierre-Damien Huyghe, du Armand Hatchuel ou quelques vieux numéros des Cahiers du CCI par exemple, questionnez-vous en ouvrant cet ouvrage. Tout cela était très probablement confus, approximatif. Jusque-là, soyez-en certains, il n’y avait pas de pensée du design. D’ailleurs, dans cette récente publication, pas un mot n’est écrit à propos du "Design Thinking" qui fait polémique aujourd’hui.
C’est donc sous la forme traditionnelle du Traité (par définition, un ouvrage didactique qui tend à exposer de façon systématique un sujet donné) que l’auteur a décidé d’enfin "traiter le design, c’est-à-dire de le soumettre à la pensée" et, par là même, de faire un net distinguo entre ce qui relève du design et ce qui relève du "non-design" – l’art, par exemple. Le lancement de l’ouvrage au Palais de Tokyo (centre d’art) ne facilitant certes pas ce travail de clarification. 

Opus citatum

L’approche de Stéphane Vial est d’abord historique. Il tâche, en quelques pages, de mettre fin à l’ambigüité du mot "design", de repérer l’origine de la pratique autonome qui y est associée et tend à démontrer que cette discipline nait véritablement avec "l’assomption de l’industrie".
Ici, rien de véritablement nouveau. Cole, Behrens, Ruskin, Morris, Muthesius, Loewy, Bel Geddes, etc. : les références s’enchainent assez rapidement, elles sont bien connues et le regard qui y est porté n’affirme que trop peu sa singularité. D’autant plus que les sources de l’auteur sont, dans cette partie, rarement de première main. En effet, la majorité d’entre elles sont empruntées au récent ouvrage d’Alexandra Midal   , dont la rigueur historique laisse elle-même parfois à désirer   . Ainsi, chez Vial, Sottsass parle à travers Midal et les nombreux effets d’écho de ce type pourront lasser certains lecteurs.
Au lieu d’avancer immédiatement le fait que, de prime abord, ce Court traité ressemble étrangement à un Que sais-je ? déguisé, il faut précisément se demander à qui celui-ci s’adresse. Au fond, si ce n’est évidemment pas le spécialiste qui est visé ici, n’est-ce tout de même pas un bon outil d’approche pour le jeune étudiant ?

Jargon de l’authenticité ?

"C’est le livre que, étudiant, j’aurais voulu lire !", se serait justement exclamé Patrick Jouin en découvrant le manuscrit du Traité   . Stéphane Vial étant lui-même enseignant dans une grande école d’arts appliqués parisienne, on peut penser qu’il était effectivement conscient des désirs de lecture des jeunes adultes qu’il côtoyait quotidiennement lors de son travail d’écriture. En témoigne le ton "amical" que prend parfois le texte du philosophe, au travers d’interjections anglophones telles que ce "applause" ironique placé après une citation de Starck.
Mais, paradoxalement, il nous faut constater que lorsque l’auteur aborde plus directement ce à quoi œuvre le design contemporain, ce qu’il appelle "l’effet de design", son discours perd en simplicité. Un nombre important de néologismes conceptuels viennent ainsi obscurcir le texte. À force de "réduplication", "d’empirie d’usage", "d’effet calimorphique" ou "socioplastique", l’auteur risque de perdre le lecteur novice.
De plus, au-delà de la forme que prend son discours, on peut également remettre en question certaines de ses assertions. L’étudiant doit-il réellement s’entendre dire que "le design commence avec la jouissance inhérente à la perception de la beauté formelle" ? Comprendra-t-il que le primat dudit "effet calimorphique" décrit ici ne concerne pas essentiellement la courbe d’un siège mais qu’il peut également être lié, comme dans le cas du design de service, à des formes immatérielles ? Pas sûr. En tout cas, l’auteur ne l’indique pas expressément et laisse planer une certaine… confusion.

La recette du design

Par ailleurs, des angoisses similaires peuvent également se faire sentir lorsque l’auteur aborde la question du projet et tente de résumer la pratique du designer en une demi-page à peine : "Premièrement, il analyse. Il prospecte, il s’informe, il se documente. Il a besoin de connaître et de comprendre le contexte, les acteurs, les enjeux. Deuxièmement, il problématise. Il demande, il questionne, il interroge. Il formule le problème que son projet doit résoudre. Troisièmement, il conçoit. Il imagine, il invente, il rêve. Il forge des solutions et en choisit une qu’il assume et qu’il est prêt à défendre. Quatrièmement, il dessine. Il fait des esquisses, des plans, des maquettes. Il crée les formes finales de son projet. Cinquièmement, il explique. Il parle, il expose, il justifie. Il fait comprendre ses choix afin de défendre son projet."
Était-il nécessaire d’offrir à l’étudiant en design une telle caricature du processus créatif ? De verbeux et compliqué, le discours de Stéphane Vial en vient ici à être simpliste. Il est du moins certain que des généralités de la sorte ne feront pas réfléchir le jeune lecteur sur le métier de designer.
 
D’une manière générale – est-ce le jeu du traité qui veut cela ? –, on est étonné de voir un philosophe proposer de telles recettes et finalement (se) poser si peu de questions. Sur de nombreux points, le Court traité du design de Stéphane Vial nous semble ainsi aller trop vite en besogne. À trop vouloir donner des leçons (et il n’a pas peur d’en donner à Danielle Quarante ou à Kenya Hara), l’auteur ne fait qu’effleurer certaines problématiques, quand il ne les manque pas carrément. Heureusement, dans les dernières pages de cet ouvrage, a été insérée une communication particulièrement intéressante faite à l’École des Gobelins à propos de la  "révolution numérique" – la marotte du philosophe qui prépare actuellement une thèse sur le sujet. On attend la publication de celle-ci avec impatience