Comment s'écroule une puissance ? C'est tout l'enjeu du livre de Hardman qui nous explique comment l'Assemblée des notables de 1787 se révèle, contre toute attente, le début de la fin de la monarchie absolue.


À l’heure où les études révolutionnaires en France semblent battre de l’aile, plus à cause de l’absence d’une approche globale qui puisse restituer à la Révolution sa place fondatrice dans la société du XXIe siècle qu’à cause de la qualité des recherches, on demeure du premier coup surpris par la publication d’un livre dédié à l’Assemblée des Notables de 1787. On pourrait se demander pour quelle raison un historien anglais de grande expérience tel que John Hardman   ) devrait dédier tant d’attention à une Assemblée provisoire, dotée de compétences douteuses, qui n’arrive pas à prendre une seule décision d’envergure lorsqu’elle est convoquée en toute hâte pour sauver le royaume.

La réponse s’esquisse dès les premières pages d’un livre passionnant et clair. Hardman ne veut pas rendre compte de la déliquescence de la société d’Ancien Régime et notamment de ses élites : son intention est de nous raconter leur suicide. En plaçant au centre de son analyse un événement relativement méconnu, Hardman voudrait reconsidérer le problème, très cher à l’historiographie anglo-saxonne, des origines et des causes de la Révolution   . Notamment il souhaiterait remettre en question toute une approche historiographique qui a longtemps soutenu l’inévitabilité du processus révolutionnaire. Selon Hardman, celui-ci serait plutôt la conséquence de la faillite des tentatives de réforme de la monarchie. Rien que ce renversement de perspective dévoile l’enjeu du livre et tout son intérêt.
 
Calonne ou de l’absolutisme éclairé

L’idée maîtresse de Hardman est que la Révolution française serait commencée en 1787, lorsque échoue la dernière tentative de la monarchie absolue de se moderniser et d’introduire une réforme financière fondée sur le principe de l’égalité fiscale. C’est à cette époque en effet que Charles-Alexandre de Calonne, contrôleur général des finances depuis 1783, présente au roi un vaste plan de réformes financières et administratives qui visent à remodeler les institutions d’Ancien Régime. Il en a compris les faiblesses structurelles et il en propose un profond renouvellement à l’avantage des pouvoirs centraux.
Si son objectif primaire demeure celui de tous les contrôleurs généraux, trouver des nouveaux crédits pour financer les caisses d’un État exsangue, Calonne refuse pourtant de continuer sur le chemin emprunté jusque-là par ses prédécesseurs (limiter les frais d’État et souscrire des nouveaux emprunts). Il envisage une refonte globale de la fiscalité, axée sur l’institution d’une nouvelle taxe dite " subvention territoriale " qui devrait prendre la place de toutes les anciennes contributions. L’impôt devrait être appliqué de manière uniforme et proportionnelle à tous les propriétaires fonciers en mettant ainsi fin au système de privilèges fiscaux dont jouissaient les deux premiers ordres de la société, la noblesse et le clergé. Ce volet fiscal devrait s’accompagner de la création des assemblées provinciales, élues par les contribuables et destinées à répartir les montants des contributions. L’avantage du plan de Calonne pour la couronne est évident : en établissant un impôt durable et généralisé, la couronne aurait gagné une autonomie politique qui l’aurait soustraite aux compromis et aux tractations, qui caractérisent la vie politique de l’Ancien Régime.

Hardman retrace bien les origines physiocratiques de ce plan en remarquant la continuité entre les propositions de Calonne et celles de Turgot. Au-delà des détails, d’ailleurs finement évoqués, l’historien anglais s’efforce de présenter le projet de Calonne comme la dernière tentative d’édifier en France un despotisme éclairé. La souveraineté et la légitimité politique seraient restées le plein apanage de la couronne qui aurait dû se faire l’interprète des changements. Dommage que la mise en perspective de Hardman ne prenne en compte que le cas anglais, sans s’attarder un moment sur les exemples des Habsbourg et des États italiens,à l’époque engagés dans des processus de réformes similaires. Cette comparaison aurait mieux aidé à comprendre le caractère ambitieux et les aspects innovants du programme du contrôleur général.

Ambitieux, ce programme l’est sans doute, à défaut d’être partagé par tous les groupes de pouvoir, qui gravitent autour de la cour. Calonne trouve notamment dans son prédécesseur Necker, un ennemi à la fois puissant et implacable, d’où la convocation d’une Assemblée des Notables. Son espoir est de gagner l’accord de principe des élites du royaume sur les points décisif de la réforme et, fort de cet appui, de l’imposer à tout le royaume, en dépit des prévisibles résistances des Parlements. #sdp #

 

Assemblée, dérapage et défaite

Le plan de réforme financière et administrative s’écroule dans l’espace de quelques semaines. L’Assemblée des Notables, présidée par les princes de sang et composée de 144 représentants des trois Ordres, sélectionnés par Calonne et par Louis XVI, s’avère dès le départ moins docile que ce qu’on avait prévu. Les discussions s’éternisent, chaque réforme donnant lieu à des tractations infinies. D’ailleurs, c’est davantage la manière de gouverner et les principes du contrôleur général qui suscitent l’hostilité, plutôt que son action concrète.

Bientôt les débats s’enlisent et progressivement surgit un front d’opposition commun formé par les fidèles de Necker et par le clergé. Si ce dernier se caractérise par une défense outrancière, et efficace, de ses privilèges fiscaux, en revanche le deuxième groupe se fait l’interprète d’une autre vision réformatrice de l’État, qui selon Hardman souhaiterait une évolution à l’anglaise de la monarchie française.

Les partisans de cette option  remettent en question la fonction politique de la couronne : ils n’envisagent plus une évolution de l’absolutisme mais plutôt son dépassement. Sur ce contraste politique se greffent aussi des rivalités personnelles et des oppositions entre les groupes de pression à la cour, auxquelles Hardman donne peut-être trop d’importance. Très vite en effet les travaux de l’Assemblée des Notables sont au centre d’une véritable bataille de presse dans l’opinion publique, qui transforme et amplifie les enjeux. La résistance des notables aux mesures de Calonne est ainsi relue et réinterprétée par une partie des acteurs politiques de l’époque comme une défense des droits de la Nation.

Hardman arrive habilement à reconstruire ce dérapage ou mieux cette transformation de l’Assemblée qui refuse d’adopter, en dépit des multiples efforts de la monarchie, tout projet de réforme. Calonne prend acte de l’impasse et, à la fin d’avril 1788, présente sa démission. Désormais, le projet d’un absolutisme éclairé est bel et bien mort, d’autres projets de réforme prendront sa place. “In 1787 the emphasis had been on liberty rather than privilege; in 1788 with the assumption that the return of Necker meant the emergence on constitutional monarchy, the emphasis was reversed.”  


 
Des coteries à la Nation

Overture to Revolution est un livre intéressant pour tout spécialiste de la période peut-être plus par les questions qu’il pose que par les réponses qu’il offre. Sur le plan purement formel d’abord, Hardman nous livre un ouvrage clair et simple à lire, impeccable sur le plan scientifique. Sans se perdre dans les méandres des détails, il maintient stable sa ligne interprétative.

Cette approche, qui est d’ailleurs l’une des caractéristiques de l’école anglaise, permet à Hardman de déverrouiller l’échafaudage historiographique classique et de nous proposer une lecture " longue " de l’événement révolutionnaire, qui remonte à la moitié des années 1780.  Du coup, la compréhension des événements post-1789 est moins énigmatique, quitte à demeurer toujours complexe. Un exemple parmi d’autres, Hardman démontre comment la nuit de 4 août 1789, longtemps célébrée à la fois comme le produit exceptionnel et nécessaire de l’élan révolutionnaire   , était déjà à l’ordre du jour deux ans auparavant. L’abolition des privilégies fiscaux est longuement débattue à l’Assemblée des Notables sans pourtant être approuvée.

Néanmoins, à notre avis, cette volonté de lire téléologiquement la crise de 1787 constitue la limite la plus significative du livre. Hardman s’efforce d’expliquer les positions de l’Assemblée des Notables toujours par rapport à ce qui est à venir, en nous éclairant sur les suites de la crise politique qui commence en 1787. En revanche, il s’interroge moins sur la situation de départ. Explorer cet élément aurait pu être décisif pour comprendre la faillite de la réforme de Calonne, et l’inscrire dans un contexte politique plus général. En se privant d’une recherche en amont sur la situation politique de la fin de l’Ancien Régime, Hardman est contraint d’inscrire l’échec de Calonne dans les circonstances et de l’expliquer à travers l’analyse de la lutte des coteries.

Loin de nier l’importance de ces intrigues, l’on pourrait néanmoins se demander si l’on ne doit pas davantage attribuer la faillite de la monarchie à un défaut de légitimité plus profond. Autrement dit, pourquoi ne pas admettre l’hypothèse que cette tentative de réformer l’État par le haut arrive trop tard ? Lorsque tout le livre est fondé sur l’opposition entre " l’option Calonne ", qui aurait pu être une solution pour fonder l’égalité (civile et fiscale) sans la liberté (politique), et " l’option Necker ", qui privilégie la question politique, on pourrait se demander si, au fond, l’échec de Calonne ne démontre pas plutôt l’absence d’alternative pour le pouvoir. Dès 1787, le problème politique décisif est de parvenir à conjuguer la liberté et l’égalité dans le cadre d’une monarchie régénérée.  Ce sera l’enjeu de la lutte politique révolutionnaire jusqu’au 10 août 1792. Bref, plutôt qu’un suicide des élites en 1787 n’assisterait-on pas à un éveil ? C’est peut-être alors la naissance de la Nation qui s’annonce.

Voilà donc le plus grand mérite du beau livre Hardman : relancer le débat et nous proposer à nouveau une problématique rebattue sous un point de vue original.