Deux études qui reviennent sur l'histoire du pouvoir des médias et sa réception dans la société actuelle. L'une à travers un retour sur les théories sociologiques, l'autre à travers un questionnement de l'actualité.

A l’heure des grandes révélations de Wikileaks ou du rôle des réseaux sociaux dans les révoltes arabes, parler du "pouvoir" des médias ne semble pas si démodé. Daniel Cornu et François Jost, tous deux spécialistes des médias, ne tombent cependant pas dans le vieil écueil de la diabolisation des médias "tout-puissants" ou au contraire "asservis par les instances politiques". A l’ère des réseaux sociaux, de la nouvelle place accordée au "public" et à ses pratiques, chacun tente à sa manière de définir ce "pouvoir", si celui-ci existe encore. Le livre de Daniel Cornu se place dans une démarche actuelle, qui a le mérite de nuancer toute cette réputation socio-historique des "mauvais médias" influents sur une opinion souvent bêtifiée. Il amorce ainsi le livre de François Jost qui va renverser le problème en s’occupant avant tout de notre relation aux médias et donc des "publics" autonomes et aguerris. Aux chapitres bien agencés du livre de Daniel Cornu répondent les questions innombrables de François Jost. Comme si finalement on ne pouvait aujourd’hui que s’interroger encore et toujours sur le pouvoir des médias afin de tenter d’en cerner les contours.

L’intérêt des deux études est de redonner au "public" et non plus à la "foule" une place essentielle dans le pouvoir des médias. Elles se placent ainsi dans la récente tradition des cultural studies, que ce soit en revenant sur l’idée de "média de masse" et de son emprise sur les foules ou au contraire sur le rôle actif du public aujourd’hui face à la télévision. La phrase de François Jost, "nous sommes responsables de notre télé", prend alors toute son ampleur dans cette perspective, et le rôle des médias se joue sur deux versants : la manipulation est-elle encore présente ? Comment est-elle reçue ? Que font les gens des "médias" aujourd’hui ? Sont-ils passés du statut de "consommateur passif" à celui de "récepteur actif" et même "critique" ?


Quel(s) pouvoir(s) ?

L’un s’intéresse aux mécanismes, à travers un panorama sociologique et  historique dans son livre Les médias ont-ils trop de pouvoir ?, l’autre aux modes de production, effets et usages de ce "pouvoir", dans un questionnement sur notre relation aux médias à travers l’ouvrage Les médias et nous. Un constat domine chez les deux, le pouvoir des médias est bel et bien présent mais diffus, et difficile à définir ou évaluer. Si l’omniprésence des médias est avérée (surtout la télévision comme le montre François Jost), leur pouvoir l’est moins. D’une part parce que les multiples supports médiatiques rendent difficile aujourd’hui de parler d’un "pouvoir" univoque des médias. Mais aussi parce qu’il est pluriel et multiforme. De quel pouvoir parle-t-on ? Daniel Cornu tord le cou dès le début de son livre à la vieille idée des médias comme "quatrième pouvoir" car cette formule sous-entend une "force d’exécution" que les médias ne possèdent pas. De plus, cette notion de quatrième pouvoir se cantonne à l’idée du média comme contre-pouvoir politique, ne permettant pas d’élargir la théorie.

L’étude de Daniel Cornu revient à la rigueur historique de l’étude des évolutions de ce "pouvoir des médias". Evitant les idées préconçues dès le début, il parle cependant bien des grandes théories de l’Ecole de Francfort sur les masses en montrant leurs conséquences sur la vision des médias, à la fois comme vecteurs de la propagande et manipulateurs. Dans son second chapitre "Sur les mauvaises ondes de la propagande"   , il montre ainsi comment le prétendu pouvoir des médias en temps de guerre est limité. "L’avènement de régimes totalitaires fausse le débat sur le pouvoir des médias. Réduits à n’être que des porte-voix, les médias peuvent-ils encore être considérés en termes de pouvoir ?"   . Cette idée débouche alors sur une théorie des "effets puissants des médias" et donne naissance à une école critique issue du marxisme qui viendra démontrer le pouvoir offensif des mass media comme "injecteurs d’idées " et "instruments de domination"   , ce qui engendre un "lourd héritage" pour les médias   qui mettront du temps à se débarrasser de cette réputation. A toutes ces idées répondent en effet dès les années 50 des contre-thérories "antidotes" comme le dit Daniel Cornu qui, en s’intéressant à l’interprétation du message, à ses modes de réception, viennent relativiser les théories précédentes. Du "flux de communication à deux temps "   .

Ces théories et contre-théories font ainsi émerger les "publics" qui se constituent progressivement et donnent lieu à une réflexion sur le "réel" pouvoir des médias. Dans son dernier chapitre, "Les gens n’ont pas dit leur dernier mot"   , Daniel Cornu montre comment l’exposition grandissante des modes de fonctionnement des médias (cadrage, agenda, neutralité) ont changé la donne et leur relation avec le public. "Pour chaque individu, plusieurs réseaux de relations interpersonnelles coexistent et se superposent, selon les domaines, les circonstances (…). L’influence des médias reste ainsi fragmentée, diffuse, capillaire, comme accidentelle." Revenant sur les thèses actuelles qui mettent en avant les divers modes de réception du message médiatique, Daniel Cornu n’évacue pas la thèse d’un pouvoir mais pose bien la question de sa définition.


Les médias et nous


Par "pouvoir des médias", il faut donc entendre plusieurs formes de pouvoir. Comme le montre François Jost, est-ce-que le fait de coloriser et d’améliorer une image d’archive dans un documentaire historique   (se référant à Apocalypse diffusé sur France 2) n’est pas déjà un abus de pouvoir flagrant où le média télé s’octroie le droit de refaire l’histoire afin de l’adapter aux besoins de ses téléspectateurs nourris d’images-couleurs ? Ou encore cette histoire belge   d’un faux reportage en 2006 de la RTBF sur la sécession de la Flandre qui aurait déclaré son indépendance,  réalisé pour "faire prendre conscience au peuple belge de la situation en Belgique" ? Les producteurs avaient justifié leur procédé de manipulation par l’idée d’agir pour le "bien du public", non sans rappeler ainsi les manipulations des "mass media" au temps où Orson Welles annonçait le débarquement des martiens sur les ondes de la CBS, créant la panique des auditeurs américains l’instant d’une nuit d’octobre 1938. Cette histoire citée par Daniel Cornu fait écho à l’anecdote de François Jost, montrant bien qu’encore aujourd’hui la question du pouvoir mérite d’être posée mais à travers ses "limites et ses dérapages". La particularité du livre de François Jost est de s’intéresser avant tout à l’actualité et de questionner chaque problème comme pourrait le faire un téléspectateur en proie au doute. "Quelles sont les obligations morales des médias ?", "la mort est-elle télégénique ?", "Peut-on tracer une frontière entre information et émotion ?", toutes ces questions, banales mais pertinentes, viennent questionner le pouvoir des médias non pas à travers les théories mais à travers la perception, le regard que l’on en a. Ce sur quoi se clôturait justement l’étude de Daniel Cornu. François Jost remet au centre face au public et au téléspectateur qui a des droits et un pouvoir de jugement, le journaliste, ses motivations et ses dilemmes déontologiques.



Le regard du journaliste

Daniel Cornu s’intéressait déjà à l’ambiguïté qui réside dans la "notion" de pouvoir à partir du moment où celui-ci met en jeu un journaliste "énonciateur" et un récepteur. Le pouvoir des médias résiderait dans l’incapacité d’une neutralité totale du journaliste, s’accordent les deux auteurs. Ne serait-ce que par le cadrage d’un reportage qui met déjà en jeu des facteurs subjectifs. Et Daniel Cornu présente dès le départ ce paradoxe éthique du journaliste consciencieux, soumis encore aujourd’hui à l’interrogation : dans quelle mesure mon regard influence-t-il ? A l’auteur de répondre : "Les journalistes en viennent à douter de leur influence, au point de se défendre d’une quelconque volonté d’agir sur le public : ils ne chercheraient qu’à l’informer. L’esquive ne trompe personne. L’information journalistique n’est pas seulement une manière de restituer les faits de l’actualité et des acteurs sociaux. Elle offre une vision de la réalité, elle n’est pas innocente de toute intention d’en révéler certains aspects plutôt que d’autres en vue de la faire évoluer, de changer les choses (…) Un journalisme sans prétention à la moindre influence se déchargerait de toute responsabilité quant à ses conséquences, comme un miroir ne saurait se voir imputer l’image qu’il renvoie". Outre ce paradoxe duquel ne peut se défaire le journaliste, l’auteur en citant Tocqueville montre aussi que dès le XIXe siècle, certains penseurs doutaient de la réelle ampleur de l’influence des médias. "Selon Tocqueville, la presse n’a pas le pouvoir de manipuler les esprits : elle, "qui sait bien enflammer les passions humaines, ne peut cependant les créer à elle toute seule".

François Jost vient apporter des solutions à cette contradiction du journaliste en s’interrogeant sur les lois journalistiques elles-mêmes. Comment allier le principe de distance morale et la loi de proximité ? Comment montrer la mort et jusqu’où ? Où se trouve la frontière entre le droit à l’information et le droit à la dignité de la personne ? En utilisant l’exemple récent de la mort de Neda, jeune iranienne tuée dans les manifestations de 2009 et sa retransmission télévisée   , on voit que deux visions se confrontent toujours : l’insupportable monstration de l’image et la violation de la dignité de la personne, ainsi que la question toujours lancinante : pourquoi celui qui filme ne fait rien pour aider ? Et l’autre vision après coup : ces images montrent les atrocités de la répression, devenant un symbole, elle font de Neda une martyre qui "concourut à stigmatiser le régime iranien" dans l’imaginaire collectif. L’image révèle et confirme une vérité sur le régime dictatorial, elle est en cela une information précieuse. Face à cette contradiction, l’auteur revient à celui qui est victime, celui qui est pris en image, en martyre imposant une "éthique du regard" nécessaire.


Relativiser le pouvoir des publics


Et pourtant après avoir disséqué en long et en large ce "pouvoir" des médias, on s’interroge toujours sur l’effet malencontreux qu’il pourrait avoir sur nous. L’année dernière le documentaire Le Jeu de la mort de Christophe Nick diffusé sur France 2 a  réimposé cette question dans le débat. Soumettant un public à l’épreuve d’un jeu de torture factice dans la "zoneXtreme", les conclusions montraient que soumis à la pression "médiatique" d’une structure de production, qui plus est dans le divertissement "spectacle", la plupart des participants étaient capables de passer à l’acte et de continuer le jeu jusqu’à l’extrême limite. François Jost montre très bien que plus qu’une révélation de l’emprise télévisuelle sur la conscience du participant, le jeu révélait les capacités "sadiques" d’un public toujours demandeur de plus de divertissement. Il souligne   que le buzz fait autour de cette "émission" avait pourtant averti de son contenu et qu’elle a attiré un grand nombre de téléspectateurs. Ces derniers, malgré leur "dégoût" déclaré, sont allés au bout de leur curiosité poussant même jusqu’à regarder le documentaire "en famille". "La prétérition télévisuelle qui donne à voir d’un côté ce qu’elle condamne de l’autre est une tartufferie destinée à faire de l’audience tout en se donnant bonne conscience". Manipulation donc oui, mais pas si explicite que l’on croit.
Daniel Cornu évoque d’ailleurs trop brièvement cette limite de l’émancipation des publics ; il parle à la fin de son livre de la question du "déterminisme technologique" évoqué par le sociologue des médias Eric Maigret   qui s’intéresserait à l’individu "hyper connecté" assujetti à un "pouvoir" par une dépendance physique et psychologique aux nouvelles technologies.

François Jost émet un avis plus radical se penchant sur cet idéal du "public autonome" via, notamment, les nouvelles interactivités introduites par le Web. Ils montrent l’aspect pervers de celles-ci qui tout en donnant la possibilité au téléspectateur de participer, cerne ses goûts, ses désirs afin de cibler une "audience " toujours "invisible". "Ainsi est-il naïf de penser que l’autonomisation du spectateur ou sa volonté de fabriquer, va éliminer d’un coup le spectacle télévisuel." De l’infotainement aux nouvelles technologies, le public se retrouve encore parfois pris dans les tentacules du pouvoir "médiatique".

Face à ces questions, les deux auteurs choisissent la prudence. Daniel Cornu résoudra la question des "médias ont-ils trop de pouvoir ? " par la "théorie des effets incertains" et l’idée que le pouvoir des médias "tiendrait surtout à la perception, la conviction que chacun a de ce pouvoir". L’espoir ne résiderait donc pas forcément que dans le public "revalorisé" mais dans une "rigueur " des médias. La connaissance par le public des "coulisses" et des conditions de production d’un produit médiatique serait ainsi une solution qui s’ajouterait à un meilleur respect de la part des journalistes des règles déontologiques.

Les deux livres se complètent dans la mesure où l’un offre une rétrospective historique essentielle lorsqu’on s’attaque au pouvoir des médias et enrichit son étude par une vision d’ensemble et l’autre, à travers l’actualité, ne cesse de revenir aux réflexions anciennes. Comment ne pas faire de lien par exemple entre les suicides de France Télécom, leur traitement médiatique et la théorie du "mimétisme" étudiée par Gabriel Tarde dans la psychologie des foules ? Il pose ainsi une question : faut-il ou pas parler des suicides ou du fait divers dans la presse ? Si "c’est toujours la manière d’en parler" qui prévaut sur le "fait d’en parler"   comme le montre l’étude de Daniel Cornu, on peut ici se demander : où est la limite du traitement de la violence par les médias ? Il rejoint ainsi la question plus large évoquée par François Jost de "l’image violente", et plus particulièrement l’image violente télévisuelle. Là encore comme le dit l’auteur, il faut distinguer une "image violente" d’une "image qui montre la violence du monde". Ces distinctions sont importantes car elles montrent bien à quel point le recul critique est important lorsque l’on parle d’un "pouvoir" des médias. C’est cette capacité critique dont se dote aujourd’hui le public qui constitue la solution principale. Les deux auteurs ont d’ailleurs le mérite de rester humbles dans leur démarche, en tenant compte de toutes les problématiques actuelles. Ils ne proposent plus une grille de lecture unique mais plurielle.

On peut se demander si cela ne témoigne pas d’une certaine incapacité aujourd’hui à émettre une opinion tranchée lorsque l’on parle des médias. Le risque du "médiacentrisme", d’un questionnement perpétuel de la profession sur elle-même, n’est-il pas aussi un facteur de stagnation, une inaptitude à dépasser la critique de la critique ?

On peut aussi s’interroger sur une certaine lacune volontaire ou non de ces deux études de se désintéresser du pouvoir des médias via la politique. Instrumentalisé ou non, ce pouvoir reste important. François Jost l’effleure en questionnant la place du fait-divers à la télé en période électorale ou les jeux télévisés qui deviennent des "enjeux de communication politique". Mais qu'en est-il de l’usage des réseaux sociaux par les politiques ? De la place d’Internet dans les campagnes électorales ? En plaçant leur initiative sous le signe de l’interrogation critique, les deux auteurs ne manquent donc pas de soulever d’autres questions, montrant que le pouvoir des médias n’est jamais un acquis