S’il évoque son amitié pour Michel Foucault et sa relation avec son père Jérôme Lindon, qui fut le directeur des Éditions de Minuit durant plus de cinquante ans, Mathieu Lindon n’a pas eu la prétention d’écrire un livre d’hommage. Avec l’humilité qui le caractérise, l’auteur affirme que si les livres écrits par l’un et ceux publiés par l’autre ne suffisaient pas en eux-mêmes à leur rendre hommage, comment le pourrait-il, lui ? C’est donc avant tout un livre d’amours. Le pluriel a son importance : les amours de Mathieu Lindon sont en effet multiples, plurielles et singulières en même temps : “Le legs de Michel Foucault, écrit-il, c’est cette possibilité de créer des relations inimaginables et de les cumuler sans que la simultanéité soit un problème.”

De nombreuses figures anonymes, dont le lecteur ne connaîtra que le prénom, Gérard, Rachid, Corentin, ou au contraire célèbres, telles que Hervé Guibert, Roland Barthes, Samuel Beckett, Alain Robbe-Grillet, traversent les pages de Ce qu’aimer veut dire où l’amour ne se réduit pas à son expression habituelle et stéréotypée et peut englober famille, amis, amants… Au fil de ces rencontres, il est également question de drogue, de bonté, d’intelligence, de désir et de plaisir, de littérature prise comme source d’hédonisme.

Alors qu’il a commencé son œuvre de romancier de façon fort provocatrice et sexuelle, Mathieu Lindon parvient avec Ce qu’aimer veut dire à être tout aussi subversif qu’à ces débuts, alors même qu’il est question ici avant tout d’amour et de sentiments.

Comment avez-vous rencontré Michel Foucault ?
Je l’ai rencontré par un amant qui avait été un amant de Michel Foucault. Ce dernier lui prêtait un studio qui était attenant à son appartement. Au fil des fois où j’y ai dormi, nous prenions le petit-déjeuner ensemble et nous sommes devenus très proches.

Quelle est la place de l’admiration dans votre amitié pour lui ?
J’avais énormément d’admiration pour lui, bien sûr, avant même de l’avoir rencontré. Il avait publié le premier tome de l’Histoire de la sexualité. Mais, curieusement, hormis le texte en collaboration avec Arlette Farge sur les lettres de cachet, il n’a rien publié du temps où nous étions proches, si ce n’est L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi quelques jours avant sa mort. C’était surprenant de le connaître, mais aussi cela m’était familier de rencontrer des gens célèbres dans le domaine des livres, puisque mon père était éditeur et avait publié Samuel Beckett, Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras, Claude Simon, Robert Pinget… C’était des invités à la maison depuis toujours, et j’étais donc avec les auteurs dans un monde d’admiration mais familier. Ce qui n’était pas familier, parce que je n’ai pas eu une relation aussi proche avec aucun des auteurs de Minuit, c’est la relation qu’on a pu mettre en œuvre avec Michel Foucault.

De même que vous êtes familier avec des auteurs publiés par votre père, votre livre rend compte de votre familiarité et de votre proximité avec les livres en général. Ce qu’aimer veut dire commence d’ailleurs par l’évocation d’un texte de Willa Cather.
J’ai découvert ce texte de Willa Cather tout à fait par hasard à un moment où je ne m’en sortais pas avec mon propre livre. Elle y raconte sa rencontre, en 1930, avec une vieille dame qui s’avère être Caroline Flaubert, la nièce de Flaubert, dont il s’est toujours occupé. Willa Cather raconte son émotion et son respect devant cette vieille dame qui avait été proche de l’un de ses auteurs favoris. Ce texte m’a ému d’une manière exagérée et j’ai pensé que, toutes proportions gardées, je pouvais m’identifier à Caroline Flaubert par tous les êtres que j’avais connus, et à Willa Cather aussi parce que je suis écrivain. Mais je me suis également identifié à la rencontre même, à ce thème, à ces rencontres qui peuvent constituer une part importante d’une vie, telle que ce fut le cas pour moi avec Michel Foucault ou avec d’autres, comme Hervé Guibert.

Pourquoi associez-vous dans un même livre Jérôme Lindon, votre père et Michel Foucault ?
D’une certaine manière, j’ai voulu comparer l’effet qu’ils avaient sur moi. Mon père, en plus d’être mon père, ce qui est déjà quelque chose d’imposant, était imposant dans son travail par la réputation qu’il avait acquise comme éditeur. Il avait en plus un certain goût pour le rapport de force, je crois, et le fait que Michel Foucault m’aide comme il m’a aidé, sans m’en rendre compte, m’a permis de me mettre à une distance meilleure par rapport à mon père, ce qui a facilité mes rapports avec lui, ainsi que ma vie en général.

Michel Foucault avait l’âge de mon père à un an près, mais je ne me sentais absolument pas son fils, ni lui mon père. Et, malgré tout, son âge était un élément de respect supplémentaire. Je les compare parce que je parle d’amour, comme le titre l’indique, de ce qu’aimer veut dire dans mon esprit. De la même manière que je tâche de ne pas faire une différence, comme on a l’habitude de le faire, entre amour et amitié, je trouve que l’amour parental entre aussi dans ce même ordre des choses. Il n’y a aucune raison de séparer les amours les unes des autres, même dans le cadre de la famille. La sexualité ne doit pas être l’élément déterminant pour passer de l’amitié à amour.

Que vous a “enseigné” Michel Foucault ?
Ce que j’ai appris de lui – du moins, c’est ce que je crois : peut-être serait-il atterré d’entendre que je lui prête ce genre de pensées, je ne parle donc aucunement en son nom – c’est qu’on crée les relations de toutes pièces et non suivant des modèles, alors que la plupart des gens ont tendance à le faire selon des modèles et que ça n’engendre que du malheur, me semble-t-il. Très jeune, j’ai eu cette sensation que j’étais malheureux par convention, par rapport à des règles dont je ne percevais pas du tout la pertinence.

Vous écrivez : “Il y a la manière dont on aime et celle dont on est aimé.”
En effet, il me semble que nous n’avons comme vision de l’amour que celui qu’on ressent et non celui qu’on reçoit. Par conséquent, nous ne comprenons pas tout de suite la manière dont l’autre vous aime. Et quand on le comprend, cela fait une façon supplémentaire d’aimer : lorsque je me rends compte que l’autre ne m’aime pas forcément comme je l’aime, cela élargit le champ, cela permet de sortir des conventions et des règles. Est-ce cela l’enseignement de Michel Foucault ? Je n’en sais rien. Cela m’a aidé à être cette personne que je suis, et j’ai trouvé que c’était plus agréable d’être celle-ci plutôt que celle-là que j’étais avant. Je lui suis donc reconnaissant.

Vous faites le lien entre l’intelligence de Michel Foucault et sa générosité.
Le premier épisode littéraire qui m’ait bouleversé, c’est Monseigneur Myriel avec Jean Valjean, lorsqu’il lui offre les chandeliers. S’ajoutent ici à la bonté une telle imagination et une telle intelligence : personne n’aurait songé à l’innocenter et à lui dire : “Vous n’avez pas pris les chandeliers…”, même si Monseigneur Myriel ment. C’est quelque chose de très romanesque que j’aurais aimé vivre et je me suis rendu compte, toutes proportions gardées, que c’est ce que Michel Foucault avait été pour moi : j’ai le sentiment qu’il m’a sauvé avec intelligence et bonté.

Certains critiques ont parlé de l’aspect générationnel de votre livre en prétendant que les événements que vous racontez, la drogue, le sexe libre, ne pourraient plus avoir cours aujourd’hui.
Ce que je raconte renvoie davantage à la jeunesse qu’à une génération en particulier. Au début, j’avais peur que ce que je relate ne soit pas intéressant pour le lecteur, du fait que mon père était un éditeur particulier, et Michel Foucault une personne tellement extraordinaire. J’avais peur que personne ne puisse s’identifier alors que je voulais raconter quelque chose de très universel : le lien avec son père et la façon dont on le vit en grandissant. Puis je me suis rendu compte que le fait que ce soit des personnes d’une telle qualité élargissait en quelque sorte le spectre et que tout le monde pouvait s’y retrouver. Il en va de même pour ce que certains reconnaissent comme un aspect générationnel dans ce que je raconte : mon livre a à voir avec la jeunesse et il y a de la jeunesse à chaque génération.

Comme vous parlez d’amour, vous évoquez le désir et le plaisir. Or vous constatez que la fin des années 1970 accorde, selon vous, plus de place au désir qu’au plaisir.
La fin des années 1970 était en effet une époque “deleuzienne”, où les gens ne voyaient que cela dans l’œuvre de Deleuze : les machines désirantes… Le désir avait une importance qui m’a toujours agacé par rapport au plaisir. Moi qui étais la dernière personne susceptible de prendre de la drogue, je me suis retrouvé à prendre de l’opium ou du LSD, et j’en ai été très heureux alors que je n’en aurais jamais eu le désir. C’est une fois que j’en ai eu le plaisir, que j’en ai eu le désir. Les backrooms par ailleurs, ces salles obscures où les homosexuels pouvaient faire l’amour sans se voir, me fascinaient. Je me disais : “J’ai eu du plaisir avec quelqu’un que je n’ai pas vu, mais peut-être que si je l’avais vu, je n’aurais eu aucun plaisir.” Le désir n’aurait servi qu’à me priver du plaisir.

Propos recueillis par Mathieu Bermann
À Paris, le 31 janvier 2010

Biographie

Mathieu Lindon est écrivain et journaliste littéraire à Libération. Il a publié, sous le pseudonyme inventé par Michel Foucault de Pierre-Sébastien Heudaux (P.-S. Heudaux, c’est-à-dire “Pseudo”), son premier roman intitulé Nos plaisirs en 1983 aux Éditions de Minuit. Depuis, il a publié chez P.O.L de nombreux romans, notamment Prince et Léonardours, Le Procès de Jean-Marie Le Pen, ou encore Ma catastrophe adorée et En Enfance. Il a également écrit deux recueils de “récits critiques”, Je t’aime et Je vous écris, qui sont des “aventures dont des livres sont les héros”.

Bibliographie

Aux Éditions P.O.L :

Le Livre de Jim Courage (1986)
Prince et Léonardours (1987)
L’Homme qui vomit (1988)
Champion du monde (1994)
Le Cœur de To (1994)
Merci (1996)
Les Apeurés (1998)
Le Procès de Jean-Marie Le Pen (1998)
Chez qui habitons-nous ? (2000)
La Littérature (2001)
Lâcheté d’Air France (2002)
Ma catastrophe adorée (2004)
Je vous écris, récits critiques (2004)
Ceux qui tiennent debout (2006)
En enfance (2009)
Ce qu’aimer veut dire (2011)

Aux Éditions de Minuit :

Nos plaisirs (1983), sous le pseudonyme Pierre-Sébastien Heudaux
Je t’aime, récits critiques (1993)