L’auteur tire à boulets rouges sur les politiques en faveur de l’emploi menées ces quarante dernières années

Les performances de la France en matière d’emploi sont particulièrement médiocres. On met régulièrement cela sur le compte d’un soi-disant mal français, et de comportements et d’institutions inadaptés, on a tort. Car la faute en incombe en réalité aux erreurs des politiques économiques menées depuis quarante ans, explique l’auteur   , qui continuent de produire leurs effets délétères.

L’une des plus lourdes de conséquences est la manière dont Raymond Barre a cherché à résoudre le chômage des jeunes à partir de 1977 avec les "pactes pour l’emploi" et leurs stages et contrats à durée déterminée, subventionnés par l’État, orientés de surcroît vers les emplois manuels, qui ont instauré la précarisation dont les jeunes souffrent encore aujourd’hui.
L’autre erreur majeure de ces politiques est de ne pas avoir investi suffisamment dans la recherche quand la plupart des autres pays de l’OCDE l’ont fait dans les années 1990 et 2000, et plus généralement de ne pas s’être projetées dans l’économie de la connaissance pour se demander quels besoins et quelles opportunités elle ouvrait.

Disons d’emblée que, trop peu systématique, la démonstration de Philippe Askenazy ne nous paraît pas totalement convaincante, en premier lieu parce qu’il omet de nous dire ce qu’il faudrait garder, selon lui, des politiques de l’emploi ou, ce qui revient au même, quelles conséquences précises il conviendrait de tirer de ses analyses les concernant pour les prochaines années, en attendant de toucher les bénéfices de la stratégie industrielle qu’il préconise. Par ailleurs, chercher à améliorer le fonctionnement du marché de l’emploi pour réduire le chômage est-il réellement devenu une chose vaine ? D’autres références théoriques que les modèles les plus usités, comme les marchés transitionnels au premier chef, ne gardent-ils pas quelque intérêt    ? Il reste qu’il s’agit d’un livre tout à fait intéressant à la fois par l’ampleur de la période couverte et les questions qu’il soulève.

Erreur de diagnostic, stigmatisation et précarisation

La crise des années 1970 marque l’entrée dans une phase de transition entre deux révolutions industrielles. Le retour à une croissance soutenue, tirée par les gains de productivité, a pris une trentaine d’années, entre le milieu des années 1960 et celui des années 1990. Il est passé par une refonte de l’organisation du travail et des entreprises, une intensification du travail et une précarisation des emplois, qui se sont diffusées à partir des États-Unis à l’ensemble des économies industrielles. Ces changements organisationnels et technologiques, biaisés en faveur des plus qualifiés et couplés à des changements institutionnels (désyndicalisation, financiarisation de l’économie, concurrence internationale) ont également induit une forte hausse des inégalités de salaire dans la plupart des pays de l’OCDE.



Ces pays s’en sont sortis, jusqu’à la crise de 2008, en suivant peu ou prou un même canevas de mesures : lutte contre l’inflation (une résultante de l’effondrement des gains de productivité), réformes structurelles des marchés des biens et des services et du marché du travail (plus ou moins libérales selon les pays) et élévation massive du niveau d’éducation, politique de redéploiement ou de stimulation de l’innovation   . Ainsi, la Grande-Bretagne a su très tôt parier sur le secteur financier, tandis que l’Allemagne s’est imposée comme un fournisseur clef des pays émergents en équipements industriels.

Mais les politiques conduites en France, alors même que le gouvernement disposait d’analyses pertinentes qui anticipaient une mutation profonde de l’économie et du marché du travail et recommandaient, déjà, de faire évoluer les institutions de l’emploi dans le sens de ce que l’on appellera plus tard la flexsécurité (ou flexicurité)   , ont consisté au contraire à stigmatiser des catégories entières de la population : les immigrés tout d’abord, puis les jeunes et, un peu plus tard, les femmes. Obsédées par le court terme et la montée du chômage, ces politiques ont multiplié, après l’échec des tentatives de relance macroéconomique de 1975 et de 1981 menées à contretemps des autres pays, les mesures ciblées destinées à agir sur le marché du travail. Elles ont eu au final peu d’effets significatifs sur l’emploi (du fait notamment des effets d’aubaine et de substitution), alors qu’elles représentaient un coût élevé, entraînant une augmentation des taux de prélèvements obligatoires   . Le bilan de la législature socialiste de 1981 à 1986 est décevant. Celle-ci instaure cependant de nouveaux droits pour les salariés. On peut également la créditer d’une relance de la politique de l’éducation, même si celle-ci mettra quelques années avant de se concrétiser.

Passés les premiers chapitres, le lecteur se perd quelque peu dans ce récit de quarante ans de politiques économiques, d’autant que les erreurs dénoncées relèvent de registres multiples (erreurs de prévisions macroéconomiques, de diagnostic et/ou insuffisance des modèles théoriques employés, emprise de l’idéologie libérale, etc.), qui ne sont pas toujours analysés pour eux-mêmes.

Poussée libérale et incapacité à se projeter dans le futur

La période qui suit, de 1986 à 1993, voit la progression de la pensée libérale, tout d’abord sous une forme dure, sous le gouvernement de droite, puis plus soft, avec le retour de la gauche à partir de 1988. Le ralentissement de la croissance au début des années 1990 incite à chercher à enrichir celle-ci en emplois, notamment à travers l’allègement des cotisations de Sécurité sociale sur le temps partiel (par Martine Aubry en 1993), mais qui se traduira par une forte augmentation du temps partiel contraint   .

Le modèle de référence s’agissant des politiques en faveur de l’emploi est alors le modèle WS-PS de Layard et Nickell, repris par l’OCDE dans la formulation de ses recommandations de politique économique, qui suggère, pour réduire le chômage, d’abaisser le coût du travail (notamment par des allègements de cotisations sociales) et/ou d’augmenter la productivité, d’affaiblir la protection de l’emploi des travailleurs intégrés (insiders) et de chercher à accroître l’employabilité des chômeurs   .



La période 1993-2002 voit ainsi la mise en œuvre, à côté de mesures plus classiques, de nouvelles politiques, dont l’allègement des cotisations sociales sur les bas salaires et la réduction du temps de travail (vue initialement par la droite comme un moyen d’améliorer la productivité), qui contribueront à créer cette fois plusieurs centaines de milliers d’emplois tout au moins à court-moyen terme dans un environnement international très favorable, laissant espérer au début de la décennie une fin du chômage de masse, qui ne se réalisera pas. L’accent est alors mis sur les mesures d’incitation à l’activité (prime à l’emploi…). "Mais cette période faste est aussi celle d’un déclin technologique relatif de la France et d’un choix en faveur de l’emploi non qualifié, quand les grands pays de l’OCDE se concentrent sur l’économie de la connaissance."   , explique l’auteur. De 1993 à 2002, la part de la R&D dans le PIB recule pour la France, qui perd alors cinq places dans le classement des pays de l’OCDE   .

Les politiques menées lors du second mandat présidentiel de Jacques Chirac de 2002 à 2007 sont "caractérisées par une multiplication désordonnée de nouveaux dispositifs, induite par une sclérose des analyses du marchés du travail et par la saturation du dispositif phare de la période précédente : la réduction du coût du travail."   Elles consisteront pour une part à détricoter laborieusement les 35 heures. Pendant ce temps, la recherche demeure une non priorité. "Les dépenses de R&D passent même en deçà des 2,1% du PIB. L’écart avec l’Allemagne se creuse inexorablement."  

Enfin, l’auteur n’est pas plus tendre pour l’action de Nicolas Sarkozy : "l’ensemble des mesures mises en œuvre depuis 2007 procède […] des mêmes caractéristiques : volontarisme malgré la crise, coût énorme pour les finances publiques, redistribution vers les entreprises ou les plus fortunés, machisme [à la fois, pour la réforme des heures supplémentaires et celles des retraites], saupoudrage pour les plus modestes, rapidité de mise en œuvre et corrélativement absence de réflexion sur les effets pervers de ces mesures […]. Ils risquent de léguer à terme un État budgétairement affaibli, des services publics défaillants, une France plus fracturée, insuffisamment éduquée et innovante"   . Du fait, toujours, d’une absence de projection dans le futur.

Retour sur le diagnostic de l’emploi et visée à 10 ans

Le dernier chapitre revient sur le diagnostic de l’emploi. Il compare ainsi les taux d’emploi dans les grandes économies européennes sur la base des chiffres d’Eurostat pour 2007 (avant la crise). C’est l’occasion pour l’auteur, après avoir dénoncé plus haut la sclérose des analyses du marché du travail, de donner à voir (mais peut-être trop rapidement) quel type d’analyse alternative il est possible de mener.



Alors que le taux d’emploi des 25-54 ans est similaire au sein des trois premières économies, le déficit d’emploi en France par rapport à l’Allemagne et au Royaume-Uni se situe aux deux extrêmes (15-24 ans et 55-64 ans). Mais ces différences, au demeurant bien connues, tiennent moins à la performance intrinsèque des marchés du travail, qu’à des modes d’éducation, de consommation ou encore de structure productive très différents. Si l’on prend en compte ces particularités, la situation des jeunes et les difficultés de leur insertion sont en réalité assez comparables entre ces pays.  

L’auteur se livre au même type d’analyse concernant les ‘seniors’. "Dans tous les pays, la probabilité d’être en emploi s’effondre d’autant plus après 55 ans que le travailleur a eu une scolarité brève"   . Or la France paye sur ce plan sa politique tardive de démocratisation scolaire. Si l’on prend alors en compte les niveaux de qualification, la France fait aussi bien que les autres pays pour les moins qualifiés. En revanche, ce sont ses plus qualifiés, qui sortent prématurément du marché du travail (à partir de 60 ans), alors que la politique d’emploi vis-à-vis des seniors se concentre, à tort donc, sur les moins qualifiés.

En résumé, tous les marchés du travail européens souffrent donc des mêmes maux, il est donc vain de chercher le modèle dont nous devrions nous inspirer. Pour cause : "les politiques de libéralisation du marché du travail ont partout atteint leur limite. […] elles ne peuvent plus en France que jouer à la marge sur le marché du travail"   . Et cela vaut également, selon Askénazy, pour la flexsécurité ou pour la Sécurité sociale professionnelle, dont il pense qu’elles ont peu de chance d’améliorer significativement le marché de l’emploi.   . ""En revanche comme employeur, l’État dispose de marges de manœuvres."   .

Il faut alors se concentrer sur la recherche des bases de croissance pour la décennie 2011-2020 et commencer par cerner les besoins et les opportunités des économies mondiales à cet horizon, explique l’auteur. L’importance de l’effort éducatif à consentir ne prête guère à discussion, mais la France devrait surtout construire une stratégie autour d’un secteur clef, comme les États-Unis l’ont fait pour les nouvelles technologies, la Grande-Bretagne pour le secteur financier et l’Allemagne pour les biens d’équipements à destination des pays émergents. Celui-ci pourrait consister, plutôt que dans le secteur des technologies vertes où les places sont déjà distribuées, dans le secteur de la santé, y compris pour offrir des services aux ressortissants des autres pays comme cela se pratique déjà. Cette proposition, qui n’occupe que quelques pages du livre, mériterait sans doute d’être regardée de plus près, mais ce qu’il faut lire ici, c’est l’invitation à moins se préoccuper du fonctionnement du marché du travail pour s’intéresser davantage aux facteurs de la croissance. Cela en prenant en compte la qualité des emplois créés, mais également, comme la crise de 2008 nous y incite, la répartition primaire des revenus

 

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