Pour la Saint-Valentin, un comparatif passionné de trois ouvrages philosophiques qui nous parlent d'amour.

Alors même que Badiou se plaint dans son Eloge de l’Amour, que Flammarion vient de rééditer à un prix plus décent à l’approche de la Saint-Valentin, que les philosophes ne se sont jamais intéressé sérieusement à l’amour   , les livres de philosophie sur le sujet semblent se multiplier.   Face à cette profusion de papier (et d’eau de rose) se pose alors la question cruciale : lequel offrir à votre tendre moitié pour s’assurer un joli succès (et plus si affinités) en cette fête des amoureux ? Pour vous guider dans votre choix, nous avons comparé trois d’entre eux.

#1 – Pascal Bruckner, Le mariage d’amour a-t-il échoué ?

Derrière un titre à première vue pessimiste, cet opuscule (150 petites pages écrit gros) de Pascal Bruckner milite en fait pour une réforme de notre conception du mariage et peut être découpé en deux (pas si) grandes parties : une partie « diagnostic » qui décrit les maux dont souffre de nos jours le mariage et en fait l’étiologie et une partie "thérapie" bourrée de propositions destinées à nous aider de faire le meilleur usage possible de cette institution qu’est le mariage.

La partie "diagnostic" s’ouvre sur cette constatation : "[le mariage moderne] crée de nouveaux fléaux sans annuler les anciens : ni le plaisir mercenaire ni l’infidélité ne disparaisse alors même que les divorces explosent et que le célibat s’étend"   . S’ouvre alors, pour trouver la raison de cet échec, une histoire du mariage qui va en opposer deux formes : l’histoire du mariage serait en effet celle du passage du mariage de raison (forcé) au mariage d’amour (libre). La forme classique du mariage (le mariage de raison) a été fortement décriée dès l’époque des Lumières : il a été accusé (à juste titre) de constituer pour la femme une prison à laquelle celle-ci devait se résigner. En d’autres mots, c’était "la résignation au cachot conjugual".   En réaction, la modernité a consacré le mariage d’amour, c’est-à-dire une union légale fondée sur le sentiment et la passion, dont l’ardeur devaient garantir le succès. Hélas, comme l’écrit Bruckner, "comment l’amour, qui n’a jamais connu de loi (Carmen) peut-il s’inscrire dans la loi puisque son oxygène, c’est la transgression ?"   Si le mariage est devenu si fragile, c’est qu’on l’a fait reposer sur une disposition – ou plutôt sur un idéal – dont les fluctuations sont incontrôlables : "l’inflation des divorces souligne le succès paradoxal du mariage d’amour dont on attend tellement, plénitude et volupté, qu’on est prêt à le rompre au premier accroc."  

Pire encore, le mariage d’amour n’est pas arrivé tout seul : il a été livré accompagné d’un certain idéal de l’amour passion, du vrai amour censé se traduire par une harmonie parfaite dans le couple, qui fragilise encore plus le mariage et les relations en leur imposant une certaine "norme" qu’il faudrait respecter, et face à laquelle aucun mariage ne semble jamais réussi. "Posez un idéal, vous engendrez immédiatement des millions d’inadaptés incapables de se hisser à cette altitude et qui se croient déficients."   Plus précisément : "Nos couples ne meurent pas d’égoïsme ou de matérialisme, ils meurent d’un héroïsme fatal, d’une trop vaste idée d’eux-mêmes. Ils s’écorchent à cette vision grandiose comme des prisonniers aux pointes des fils de fer barbelé. Chaque femme se doit d’être à la fois maman, putain, amie et battante, chaque homme père, amant, mari et gagneur : gare à ceux qui ne remplissent pas ces conditions !"   Sauver l’amour demandera donc de l’apprécier pour lui-même et d’écarter ces idéaux culpabilisateurs qui, loin de stabiliser les relations, les fragilisent : "nous sommes volages aussi par goût de l’absolu, parce que nous attendons tout de l’amour, devenu la forme laïque du Salut".  

Faut-il alors renoncer au mariage d’amour ? Cela semble impossible et intolérable, dès lors que l’alternative ne semble être que le mariage contraint ? Bruckner, devenu maintenant "thérapeute", tente alors de montrer que ce dilemme n’en est pas réellement un : "rien n’interdit d’envisager le retour des unions d’intérêt pourvu qu’elles soient librement décidées par les deux partenaires".   Le mariage de "raison" peut avoir ses avantages, dès lors qu’il n’est plus une contrainte subie, et des avantages que le mariage par passion ne peut procurer. En effet, "l’amour-passion c’est l’amour de la passion c’est-à-dire du tourment, c’est la guerre, la sommation permanente, le règne de la surenchère, le face-à-face à perpétuité. À peine le mot prononcé surgissent des images de bourrasque de larmes, de cris, d’extases tonitruantes ; or, c’est de gaieté, de régularité, d’enthousiasme que nous avons aussi besoin si nous voulons durer. Nulle nécessité de s’adorer au sens canonique du terme pour vivre côte à côte ; il suffit de s’apprécier, de partager les mêmes goûts, de chercher tout le bonheur possible à partir d’une coexistence harmonieuse. Cessons d’assujettir la vie commune à la norme despotique de l’exubérance si on veut qu’elle tienne."  


Certes, on ne peut que concéder à Bruckner que de tels mariages de raisons ont leur charme, et une stabilité supérieure à celle des mariages reposant sur la passion ardente mais évanescente. Mais Bruckner ne nous en demande-t-il pas trop en demandant de renoncer à l’amour-passion ? Non, car ce n’est pas ce qu’il suggère. Son conseil est plutôt de rechercher les deux, mais séparément : vivre l’amour-passion d’un côté tout en vivant l’amour-raison de l’autre. Il faut "retrouver des mœurs d’Ancien Régime, c’est-à-dire assumer une certaine schizophrénie, cloisonner sa vie en compartiments étanches."   Il faut apprendre à "dissocier le couple de la famille, la procréation de la passion, la parentalité du mariage" et réaliser qu’on peut tout aussi bien "vivre ensemble et séparés".   Bruckner va même jusqu’à suggérer de dissocier l’amour et la sexualité.   Au final, "il s’agit de redéfinir une nouvelle économie des passions, ne pas hésiter à cloisonner où l’on voulait réunir, à confondre où l’on voulait distinguer" et de comprendre que si le mariage a échoué, ce n’est pas tant de sa faute que de la nôtre, qui avons tenté d’apprivoiser l’amour.

Les plus : Un ouvrage court et au propos clair et argumenté, tout en étant plaisant à lire et jamais ennuyeux. Une bonne idée de cadeau.

Les moins : Ne l’offrez à votre tendre moitié que si celle-ci est ouverte d’esprit. Le simple titre de l’ouvrage peut lui donner l’impression que vous tentez de justifier un quelconque refus de vous engager. Et les conclusions peuvent être comprise par un lecteur peu attentif comme une invitation à l’adultère. Mais si cela fonctionne, peut-être ferez-vous partis des premiers à définir une "nouvelle économie des passions". C’est donc un pari risqué.

#2 – Luc Ferry, La révolution de l’amour

Si Brucker condamne, comme nous l’avons mentionné, ceux qui font de l’amour une forme laïque du Salut, c’est exactement la thèse que défend Luc Ferry dans son nouvelle ouvrage, qui a justement pour sous-titre : Pour une spirualité laïque.   Rappelons en effet que, pour Luc Ferry, la philosophie est avant tout une sotériologie, c’est-à-dire une doctrine du salut sans Dieu. Et, défend Ferry dans cet épais volume (470 pages environ), c’est l’amour qui va nous apporter ce salut.

Les dernières œuvres de Luc Ferry ont cela de semblable avec les monades leibniziennes que chacune d’elles contient d’une certaine façon toutes les autres (ceci expliquant peut-être son rythme d’écriture prolifique : pas moins de 5 livres parus en 2009 et 2 en 2010). On ne trouvera donc pas grand chose de fondamentalement nouveau dans ce livre, surtout si on a lu les livres précédents. L’idée même que notre salut viendra de l’amour se trouvait déjà dans L’Homme-Dieu ou le sens de la vie. Moins généralement, le livre se découpe en trois grandes partie, la troisième étant en gros un mélange d’Apprendre à Vivre II et de Qu’est-ce qu’une vie réussie ? et la seconde un condensé d’Apprendre à Vivre I. Les "nouveautés" se concentrent donc principalement dans la première partie, intitulée Theoria : Le bohème, le bourgeois et l’amour (partie qui se trouve être aussi la seule véritablement intéressante).

Dans cette partie, consacrée à "l’analyse du monde contemporain au sein duquel nos existences prennent sens", Luc Ferry achève de développer une thèse qui était déjà présente dans La Pensée 68 et selon laquelle les avant-gardes, en s’opposant sans relâche depuis le milieu du XIXe siècle aux bourgeois, ont en fait consacré leur triomphe, pour finir par fusionner avec eux dans la figure révélatrice du bourgeois-bohème (ou "bobo"). En résumé (fourni par Luc Ferry lui-même, à qui on ne peut refuser de grands talents de pédagogues) : "les bohèmes – malgré leur opposition apparente aux bourgeois, malgré aussi, en retour, la haine ou le mépris dont ces derniers vont pendant si longtemps les gratifier – n’ont été pour l’essentiel que le bras armé de l’épanouissement du capitalisme mondialisé, l’instrument de la réalisation parfaite de ce qu’on appellera finalement la "société de consommation" ".   Pourquoi ? Parce qu’il "fallait que les valeurs et les autorités traditionnelles fussent déconstruites par les bohèmes pour que le capitalisme, lui aussi moderne, puisse entrer dans l’ère de la grande consommation sans laquelle son épanouissement ne serait tout simplement pas possible."   En termes plus concrets, et pour citer encore une fois Luc Ferry : "si mes filles avaient les mêmes valeurs que mon arrière-grand-mère, […] je puis vous assurer qu’elles n’achèteraient certainement pas trois téléphones portables par an – ou l’équivalent en MP3 et autres consoles de jeux, du moment que c’est numérique et pourvu d’un écran."   Ah, ma bonne dame, ce que c’est que les jeunes d’aujourd’hui…

Quel rapport avec l’amour, me direz-vous ? C’est que la (deuxième) mondialisation entraînée par le développement du capitalisme va venir terminer le travail inauguré par la déconstruction par les avants-gardes des valeurs traditionnelles et permettre l’émergence du mariage d’amour : "Lorsque le capitalisme se met en place et qu’il subvertit de l’intérieur le régime féodal, il invente le salariat en même temps que le marché du travail. Or cette double invention va exercer un formidable effet de déconstruction sur les pouvoirs dont jouissaient sur les individus les communautés villageoises où les jeunes étaient mariés, sinon "de force", du moins sans libre choix."   Et ce n’est que la mise en route d’un engrenage inexorable, car "la montée en puissance de l’amour-passion dans le passage du mariage arrangé à l’union amoureuse librement choisie" va entraîner "la sacralisation de l’enfance, puis de la personne humaine en général."  

C’est ainsi que la mondialisation nous pousse, presque mécaniquement, dans un nouvel âge, celui d’un "humanisme de l’amour" qui va compenser les maux entraînés par cette même mondialisation et la "déconstruction" des valeurs qui lui est inhérente. L’amour, en effet, réintroduit le sacré dans nos vies (sachant que par "sacré", Ferry entend ce pour quoi nous sommes prêts nous sacrifier : ceux que nous aimons) en sacralisant l’humain, plutôt que Dieu, la patrie ou autre "abstraction vide".  

Les deux autres parties de l’ouvrage tentent ainsi de mesurer l’impact de cette "révolution de l’amour" sur nos vies. La deuxième partie, Morale : Une brève histoire de l’éthique, se propose ainsi de décrire le nouvel humanisme qui émerge de cette révolution. Elle commence par proposer une histoire simplifiée et lacunaire de la philosophie morale : d’abord vient l’éthique aristocratique, selon laquelle la vertu n’est pas un combat contre la nature, mais l’actualisation de celle-ci (Platon, Aristote) ; puis vient la morale religieuse judéo-chrétienne qui introduit l’idée d’égalité morale des individus et s’oppose à la morale aristocratique en faisant dépendre le mérite morale de l’effort, c’est-à-dire du fait d’aller contre sa nature ; dans un troisième temps, ce qui était en germe dans la morale religieuse est complètement développé l’éthique républicaine des Lumières, aussi appelé "premier humanisme", et qui fait de la raison et de la liberté les principes fondateurs de toute valeur ; mais celle-ci s’écroule dans un quatrième temps sous le coup de la grande déconstruction du XXe siècle qui vient consacrer l’éthique de l’authenticité, pour laquelle ce qui importe est de laisser s’épanouir l’individu.   La révolution de l’amour donne naissance au cinquième moment, celui du "deuxième humanisme", que Ferry décrit de la façon suivante : "après le principe cosmique, le principe théologique et le principe humaniste entendu au sens du rationalisme des Lumières, après la déconstruction et l’éthique de l’authenticité ou du culte de soi qui l’accompagne, c’est l’idéal de l’amour, de la fraternité et de la sympathie qui fait son entrée en scène." Ce second humanisme est censé surmonter les difficultés rencontrés par le premier humanisme, et qui avaient conduit à sa déconstruction. Le premier humanisme était colonialiste, apportant son aide aux pays étrangers comme un être supérieur amène la lumière à ceux qui ne l’ont pas encore – le second humanisme est la source d’une aide humanitaire fondée sur l’amour et la sympathie. L’autorité des professeurs s’est écroulée au nom de l’épanouissement des élèves et par disparion des valeurs – l’amour qu’ils portent à leurs enfants poussera les parents à demander un certain retour à l’ordre, lorsqu’ils s’apercevront que leur épanouissement même nécessite une certaine discipline.

La troisième partie, Spiritualité : Sagesse des modernes et spiritualité laïque, se présente elle aussi comme un catalogue de doctrines. L’astuce narrative tourne autour du personnage de Gilgamesh qui, suite à la mort de son ami Endiku, se lance "dans une quête du sens de la vie et de la mort"   et va chercher la réponse auprès des grandes sagesses philosophiques. Défilent ainsi stoïciens, épicuriens, bouddhistes, pessimistes schopenhaueriens, spinozistes, chrétiens, nietzschéens, etc. Mais aucun de ces enseignements ne satisfait Gilgamesh, qui en vient à la conclusion suivante : contre les pessimistes, la vie vaut la peine d’être vécue, et c’est l’amour qui lui donne un sens. En effet, le sens de nos vies nous échappe en permanence, "sauf, justement, dans l’expérience de l’amour qui est à cet égard la seule valeur absolue, la seule qui donne du sens à toutes les autres : à la vérité, comme à la justice et à la beauté, qui ne valent rien si je ne les aime." Au final, "Gilgamesh commence à percevoir que la philosophie n’échoue que si on lui adresse une demande religieuse quand on la juge, comme le fait le christianisme, à l’aune d’un impossible désir d’immortalité. Est-ce, dans ces conditions, la réponse qui est faible, ou la demande qui est insensée ? Si l’on opte pour le second membre de l’hypothèse, alors on admettra que la philosophie peut remplir à merveille sa mission qui est de nous ramener […] de l’illusion au réel, des mirages de l’immortalité à l’acceptation de la condition humaine, sans pour autant nous conduire au désespoir. Si le simple fait d’exister est une grâce et une joie, si l’amour est là pour mettre du sens dans nos existences, alors, oui […], il faut dire que la vie vaut la peine d’être vécue. Il faut même travailler à accroître autant qu’il est possible la quantité d’amour qui peut y prendre place."  

La révolution de l’amour est un livre agréable à lire, d’une grande clarté pédagogique, une histoire racontée par un auteur sympathique qui soigne son image d’homme ni post-moderniste, ni réac, tout en prenant soin de se rapprocher de ses lecteurs (même s’il a laissé tomber le tutoiement). C’est un livre qui est à la production philosophique ce que les romans de l’été sont à la littérature : lus pour le plaisir et sans difficulté, et rapidement oubliés. Luc Ferry peut ainsi se targuer d’être le Barbara Cartland de la philosophie. Seule ombre au tableau : son livre n’est pas tant de la philosophie que de l’histoire des idées mélangée à un soupçon de guide de développement personnel. Plus sérieusement, prenons les trois parties qui composent l’ouvrage de Ferry : dans la première partie, le rôle du philosophe est de comprendre le monde dans lequel nous vivons ; dans la deuxième partie consacrée à l’éthique, le philosophe se contente d’enregistrer les théories morales dominantes de chaque époque et leur succession : pas question de chercher laquelle est la "bonne" ou la "vraie", il n’y a pas de telles choses en philosophie ; dans la troisième partie, enfin, c’est supermarché : il s’agit de choisir, dans le grand catalogue des sagesses philosophiques, celle qui convient le mieux à notre époque et à la situation dans laquelle nous nous trouvons. Au final, pour Luc Ferry, le philosophe n’est qu’un thermomètre géant, planté dans le derrière de la civilisation européenne, qui doit se contenter d’épouser passivement ses fluctuations : il suffit de déterminer quelle est la morale qui correspond à notre époque, la sagesse dont elle a besoin, et les épouser. Pas question de tenter d’argumenter en leur faveur, ou de les justifier.  

Ces problèmes découlent de la conception que se fait Ferry de la philosophie, qui est selon lui une quête du sens de l’existence naissant de la prise de conscience de notre propre finitude (et surtout de notre propre mortalité) – une définition qui le conduit à embrasser un certain relativisme philosophique selon lequel plusieurs doctrines philosophiques incompatibles peuvent être également valables en même temps. Le problème est bien que cette définition de la philosophie ignore et rejette les neuf dixièmes de ce qui se pratique aujourd’hui en philosophie (par exemple : philosophie de l’esprit, du langage, épistémologie, ontologie, etc.), ainsi que de nombreux auteurs classiques qui ont finalement peu parlé du sens de la vie (au hasard : Bacon, Locke, Hume, Quine). Surtout, elle ignore une autre conception de l’origine de la philosophie : celle, aristotélicienne, selon laquelle la philosophie est avant tout le fruit de la curiosité, du désir de savoir. En présentant la philosophie comme une quête de sens, et en niant le nom de philosophe à ceux qui n’en font pas leur objet principal (comme Habermas, voir note p.309), Ferry ne fait que contribuer à creuser le fossé entre la philosophie universitaire et la philosophie plus populaire.

Les plus : Un cadeau idéal pour signaler à votre partenaire qu’il ou elle est ce qui donne du sens à votre vie.

Les moins : Si votre partenaire a quelques notions de base en philosophie, il ou elle pourrait se sentir insulté(e).

#3 – Alain Badiou (et Nicolas Truong), Eloge de l’amour

Les livres de Bruckner et de Ferry ont cela de décevant (et de dérangeant) qu’aucun d’entre eux ne s’arrête quelques lignes pour se demander ce qu’est l’amour, alors qu’ils ne parlent que de ça. Ainsi, la question ontologique "qu’est-ce que ?" passe à la trappe, ce qui autorise certaines affirmations qu’un peu de réflexion permettrait d’écarter comme fausses. Par exemple, celle selon laquelle l’amour est un sentiment. Mais peut-être serons-nous mieux servis par Alain Badiou, philosophe dont l’intérêt pour l’ontologie ne fait aucun doute ? En fait non : chez Badiou, l’amour devient encore plus insaisissable, changeant à chaque page de définition. On apprendra néanmoins (si on a jamais lu de Badiou) que l’amour, outre "une confiance faite au hasard" est une "procédure de vérité"   : "tout amour propose une nouvelle expérience de vérité sur ce qu’est d’être deux et non pas un."   C’est d’ailleurs pour cela, paraît-il, que nous aimons l’amour : "tout simplement parce que nous aimons les vérités."  

Eloge de l’amour s’ouvre sur cette citation de Rimbaud selon laquelle "l’amour est à réinventer" - citation que Bruckner commentait de la façon suivante : "phrase malheureuse, non de poète, mais de planificateur, de chef d’entreprise qui veut reconstruire pour mieux soumettre à ses vues sa propre création."   Suit une courte présentation puis, jusqu’à la fin de l’ouvrage, un dialogue assez informel et certainement complaisant entre le philosophe Alain Badiou et son interrogateur Nicolas Truong. La discussion démarre sur une citation de Badiou lui-même, tirée du livre qui en a fait une figure publique, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, et selon laquelle "l’amour doit être réinventé mais aussi tout simplement défendu, parce qu’il est menacé de toute part."   C’est d’ailleurs le titre de la première section : L’amour menacé. Et pour nous convaincre de ce terrible danger, Badiou embraye sur l’analyse d’une publicité pour le site de rencontre Meetic, qui promettait aux gens d’avoir « l’amour sans le hasard » et d’être amoureux "sans souffrir". Propositions qui choquent Badiou, pour qui sa vision héroïque et aventureuse de l’amour ne peut être que la bonne : "l’amour ne peut pas être ce don fait à l’existence au régime de l’absence totale de risques. Ca me paraît un petit peu comme la propagande qu’avait faite à un moment donné l’armée américaine pour la guerre "zéro mort"."  

Oui, vous avez bien entendu (ou plutôt lu) : Badiou ose d’entrée la comparaison entre Meetic et la guerre zéro mort (condamnée elle aussi implicitement au nom d’une morale de l’héroïsme : il serait tellement plus moral, tant qu’à tuer des gens, d’au moins risquer sa vie). Et il insiste : "C’est un peu le même monde tout ça. La guerre "zéro mort", l’amour "zéro risque", pas de hasard, pas de rencontre, je vois là, avec les moyens d’une propagande générale, une première menace sur l’amour, que j’appellerai la menace sécuritaire. […] Et puis, la deuxième menace qui pèse sur l’amour, c’est de lui dénier toute importance. La contrepartie de cette menace sécuritaire consiste à dire que l’amour n’est qu’une variante de l’hédonisme généralisé, une variante des figures de la jouissance. […] Nous avons là les deux ennemis de l’amour, au fond : la sécurité du contrat d’assurance et le confort des jouissances limitées." Autrement dit, si vous allez sur Meetic, c’est qu’au fond vous être sarkozystes c'est une insulte !), ou du moins les suppôts d’une conception "libérale" et/ou "libertaire" de l’amour qui ne peut qu’en signifier la fin, du moins selon les normes de la conception héroïco-pouet-pouet de l’amour que tente d’imposer Badiou.

Plus largement, le livre de Badiou est un plaidoyer pour une révolution traditionaliste (on ne dira pas "conservatrice"). En effet, le projet semble grandiose : "je pense réellement que l’amour, dans le monde tel qu’il est, est pris dans cette étreinte, dans cet encerclement, et qu’il est, à ce titre, menacé. Et je crois que c’est une tâche philosophique, parmi d’autres, de le défendre. Ce qui suppose, probablement, comme le disait aussi Rimbaud, qu’il faille le réinventer aussi. Ca ne peut pas être une défensive par la simple conservation des choses. […] Il faut réinventer le risque et l’aventure, contre la sécurité et le confort."   Mais le reste du livre ne fait que défendre, comme on le verra, la vision dominante de l’amour : celle du couple succombant dans la passion puis s’unissant pour (tenter de) rester ensemble jusqu’à la fin de ses jours. Pas question de tenter, comme chez Bruckner, de nouvelles formes de vie amoureuse. L’idée selon laquelle "on peut avoir d’un côté une espèce de conjugalité préparée qui se poursuivra dans la douceur de la consommation et de l’autre des arrangements sexuels plaisants et remplis de jouissance" n’est pour Badiou qu’une des formes de la menace qui plane sur l’amour.

La deuxième section, Les philosophes et l’amour, explique pourquoi, selon Badiou, les philosophes ne se sont jamais intéressés sérieusement à l’amour. La troisième section, La construction amoureuse, expose la conception follement révolutionnaire de l’amour que propose Badiou. Badiou commence par s’y attaquer à la conception romantique (ou "fusionnelle") de l’amour (celle que nous propose par exemple Roméo et Juliette). Cette conception saisit bien, contrairement à la conception libertaire, la part de hasard et d’événement qui se trouve à la source de tout amour véritable : "[l’amour] ne peut prendre qu’une forme hasardeuse ou contingente. C’est ce qu’on appelle la rencontre. […] Et cette rencontre, je lui donne le statut en quelque manière métaphysique, d’un événement, c’est-à-dire quelque chose qui n’entre pas dans la loi immédiate des choses."   Mais ce qu’oublie la conception romantique, c’est que "l’amour, ça n’est pas simplement la rencontre et les relations fermées entre deux individus, c’est une construction, c’est une vie qui se fait, non plus du point de vue de l’Un, mais du point de vue du Deux."   Autrement dit, le véritable amour est celui qui prolonge la rencontre sous la forme d’un engagement durable : "un amour, c’est avant tout une construction durable. […] Le côté aventureux est nécessaire, mais ne l’est pas moins l’obstination. Laisser tomber au premier obstacle, à la première divergence sérieuse, aux premiers ennuis, n’est qu’une défiguration de l’amour. Un amour véritable est celui qui triomphe durablement, parfois durement, des obstacles que l’espace, le monde et le temps lui proposent."   Voilà donc la révolution de l’amour proposée par Badiou. On aurait pu trouver la même chose en regardant (à nouveau) Love Actually.

La quatrième section, Vérité de l’amour, explique en quoi l’amour est découverte de vérités, avec en supplément un débat creux et purement verbal dont le but de déterminer si l’amour, c’est toujours du Deux et jamais du Un. La cinquième section, Amour et politique, permet à Badiou de reparler de communisme. Finalement, la sixième section, Amour et art, donne à Badiou l’occasion de parler de ses œuvres littéraires, qui n’ont pas vraiment trouvé de public. Dans un esprit somme toute très commercial, cette section se referme sur une bande-annonce : un extrait "gratuit" de la prochaine œuvre de Badiou, sa réécriture de la République de Platon. Que l’attente va être longue !

Au final, Eloge de l’amour est un dialogue creux, où on ne trouvera rien dans le fond et tout dans la forme. Car si le propos de Badiou est d’un conservatisme à pleurer, on ne peut qu’admirer son talent pour habiller la doctrine la plus plate de l’habit le plus étincelant : citations à foison, tours rhétoriques dévastateurs, et phrases dont on ne peut nier la beauté poétique, comme "les amants savent, jusque dans le plus violent délire, que l’amour est là, comme un ange gardien des corps, au réveil, au matin, quand la paix descend sur la preuve de ce que les corps ont entendu la déclaration d’amour."   Virtuose du fan service, Badiou parvient ainsi à offrir à ses lecteurs un dialogue plaisant où il leur dit ce qu’ils veulent entendre : que leur façon (classique) de vivre l’amour est la plus révolutionnaire d’entre toutes, et qu’en le pratiquant ainsi, ils luttent contre les forces rampantes du libéralisme et du libertarianism, contrairement à ces autres formes "pathologiques" que sont l’amour sur Meetic où dans des formes plus alternatives,… ah ! et que Sarkozy est méchant (ça ne mange pas de pain de le rappeler) ! Sortant de l’ouvrage, le bobo moyen aura ainsi eu le beurre (la révolution, bohème oblige) et l’argent du beurre (sans avoir rien à changer à ses habitudes et ses convictions, bourgeois oblige).

Les plus : Si votre précieux (ou votre précieuse) favori(te) se délecte de prose brillante et d’apparence profonde, le livre le (ou la) ravira.

Les moins : Votre conversation fera trop pâle figure à côté du bagou de Badiou. Mieux vaut acheter le livre et apprendre les meilleures phrases afin de les ressortir vous-même dans la conversation