La journaliste Justine Hardy décrit le quotidien de la communauté des houseboats avec qui elle a vécu et revient sur le conflit indo-pakistanais au Cachemire.
Justine Hardy, qui séjourna - semble-t-il - à plusieurs reprises dans la vallée du Cachemire bien avant l’éclatement (au terme de la décennie 1980) de ce que l’on nomme dans le sous-continent le phénomène militant, s’acquitte avec talent d’un exercice difficile. Elle se penche sur une dimension peu étudiée , celle de la vie quotidienne des Cachemiris de la fin des années 1980 aux récentes élections législatives (17 novembre-24 décembre 2008). Usant d’une narration aux accents poétiques qui rappelle, par exemple, au familier du lac Dal l’atmosphère toute particulière qui y règne, Hardy nous autorise notamment à suivre le cheminement d’une famille qui appartient à la communauté des houseboats. Ces maisons flottantes ont, aujourd’hui encore, coutume d’accueillir des touristes (de nationalités étrangère et indienne) à la saison estivale.
Hardy, ayant choisi le métier de journaliste, décidait de se rendre régulièrement au Cachemire au début de la décennie 1990 ; elle trouva refuge et appui au sein de cette même famille qui la recevait auparavant. C’est grâce à des séjours fréquents dans un lieu donné, l’apprentissage d’une langue véhiculaire ou le respect des coutumes et des normes vestimentaires - qui, dans certains contextes, s’appliquent strictement aux femmes - que l’anthropologue mais aussi le politologue et le journaliste parviennent à nouer des liens durables. Ces derniers les autorisent alors à une appréhension progressive des mentalités collectives dominantes et du climat socio-politique qui les structure. A l’heure où nombre de journalistes succombent à la tentation du grand reportage planétaire, usant de fixers - des journalistes locaux qui, certes, louent leurs services mais dont la contribution n’est guère mentionnée dans les reportages qui nous parviennent -, la démarche de Justine Hardy ne peut que susciter l’éloge. L’auteure, qui a vraisemblablement une bonne connaissance du hindi, n’hésita pas lorsque la situation le nécessitait à porter la burqa ou à se rendre seule sur les lieux de drames.
Le sous-titre de l’ouvrage que publie Hardy est quelque peu trompeur ; la journaliste évoque diverses sections de la société cachemirie, tandis qu’elle revient sur toute une palette d’événements qui rythmèrent le conflit. Toutefois la référence à l’histoire peu ordinaire d’une famille - One family’s extraordinary story - issue de la communauté des houseboats, lesquels appartiennent au demeurant à une caste jugée inférieure, sèmera peut-être le doute dans l’esprit de lecteurs qui adhéreraient aux orientations que le combat en faveur de l’azaadi prit rapidement. Ce vocable d’azaadi fait référence à la quête cachemirie d’une liberté que certains appellent indépendance, tandis que d’autres - désormais minoritaires - prônent le nécessaire rattachement au foyer musulman par excellence (le Pakistan). Tous s’accordent néanmoins à exiger que New Delhi consente à l’organisation d’un plébiscite impartial, conformément à l’engagement qu’il prît au lendemain de l’adhésion à l’Union indienne de l’Etat princier du Jammu-et-Cachemire . Quant au dévouement de la communauté des houseboats à la cause cachemirie, il est demeuré - durant ces années de lutte - sujet à caution. Du reste, l’affirmation d’un islam rigoriste qui mêlait l’exigence du combat armé à la conviction que l’Inde n’avait cessé de bafouer la dignité des Cachemiris, admettait mal que la principale source de revenus de la Vallée fût le tourisme. Celui-ci fut à demi-mot qualifié d’économie de prostitution : outre le revenu aléatoire qu’il générait alors que le Cachemire, refusant toute nuance, accusait l’Inde de lui avoir volontairement refusé les moyens de son industrialisation, le soumettant à un régime semi-colonial, le tourisme avait autorisé des populations européennes (dont les mœurs étaient condamnées) à affluer durant l’été. La moralité de la communauté des houseboats fut ainsi durablement entachée.
Hardy n’aborde guère ces dimensions, se refusant à envisager la problématique d’une réhabilitation des membres de la communauté des houseboats qui accèderaient ainsi au rang de patriotes cachemiris. De même l’auteure ne traite-t-elle pas d’une controverse qui continue de susciter l’intérêt des observateurs, celle de l’adhésion de la Vallée à l’azaadi. Elle signale néanmoins qu’en dépit de la différentiation stricte des rôles qui incombent aux genres masculin et féminin, l’ensemble de la population demeure attachée à son identité cachemirie. Dans sa courte introduction, elle rappelle la tendance toute traditionnelle des musulmans de la Vallée à ponctuer leur discours d’invocations à Allah. Elle n’en souligne pas moins un glissement à peine perceptible de la société cachemirie vers un rigorisme religieux soudain qu’elle-même ne saisit pas, lorsqu’en compagnie de sa mère, elle effectua une visite d’agrément à Srinagar durant l’été 1989.
L’auteure décrit les stratégies économiques de survie auxquels un nombre non négligeable de Cachemiris eut recours au lendemain de l’éclatement du conflit, se transformant par exemple en marchands itinérants, tandis que leur famille demeurait sous la garde d’un seul homme. Hardy signale le statut subalterne des Cachemiris dans les camps d’entraînement qui se trouvaient en Azad Kashmir pakistanais, s’interrogeant sur le sort de jeunes hommes à la beauté tentatrice dans un univers où les femmes étaient absentes. L’ouvrage revient aussi sur des épisodes que l’Inde - tout comme le Cachemire - préfère taire, tant les faits sont accablants. Ainsi le village de Kunan Poshpura, situé dans le district de Kupwara, fut-il, dans la nuit du 21 au 22 février 1991, le théâtre d’un viol massif, 800 soldats des Rajputana Rifles de l’Armée indienne s’en prenant à des jeunes filles et des femmes dont l’âge allait de 15 à 85 ans. Dans un rapport de 300 pages, une commission d’enquête que l’Inde mandata conclut à l’innocence de ces forces. Les maris fuirent leurs femmes ; certains villageois n’hésitèrent pas à demander publiquement aux victimes si elles avaient pris du plaisir aux sévices infligés ; et nul ne formula de demande en mariage aux jeunes filles qui avaient été épargnées.
A l’heure où l’Inde assiste au réveil d’une société civile longtemps étouffée par la chose politique, le livre de Hardy autorise en tout état de cause le lecteur à revisiter le conflit du Cachemire. L’auteure, pour sa part, a traversé une frontière invisible que tout observateur, cherchant à demeurer à la place qu’il estime la sienne, tente d’ignorer. Elle a ainsi décidé l’ouverture d’une ONG, le Kashmir Welfare Trust, qui tente notamment de contribuer à la résolution d’un phénomène aux proportions alarmantes : 90% de la population de la Vallée, selon des estimations sérieuses, souffrirait ainsi du trouble de stress post-traumatique.
* A lire également sur Nonfiction.fr :
- Un article de Nathalène Reynolds sur le "réveil tardif de la société civile cachemirie"