Un regard plein d’humanité sur le sort des Roms, loin des turpitudes de l’été dernier.

Passée l’agitation politique de cet été, les Roms sont retournés dans l’oubli. On a énormément parlé des expulsions en masse et de la destruction de leurs camps, mais beaucoup moins d’eux. Pourtant, les Roms continuent de vivre, pour la plupart dans la misère la plus sombre, ballotés entre des pays qui ne veulent pas d’eux. Sous la forme d’une BD reportage, Des nouvelles d’Alain rend compte du travail engagé d’Alain Keler, photographe de métier et compagnon de route de ce peuple par circonstance. Ce petit fils de déportés juifs a trouvé dans ces souffre-douleurs de l’Europe une résonance à l’histoire de sa propre famille.

C’est au Kosovo qu’il fait leur connaissance, lorsqu’en venant photographier les braises encore fumantes de la guerre, il tombe sur l’incendie de maisons roms par des Kosovars d’origine albanaise, dans un quartier des hauteurs de Pristina. Considérés comme collaborateurs de l’ennemi serbe, les Roms sont chassés du Kosovo. Dix ans plus tard, Alain Keler prend sa vieille Skoda pour aller à leur rencontre dans les pays d’Europe où les persécutions les ont fait échouer : Serbie, Slovaquie, République tchèque, Italie, France. "Dans ces bouts du monde, les hommes sont souvent plantés, seuls ou en petits groupes, comme des prisonniers. C’est l’effet du désœuvrement. Ils trainent, ils se chauffent au soleil. Les scènes se font et se défont, traversées par des courses d’enfants ou un petit triporteur chargé de vieux métaux."   Partout, l’indifférence et le rejet. En République tchèque, ce sont ces groupes nazis qui manifestent au pied des HLM où vivent des Roms. En Italie, c’est ce mur haut de quatre mètres "surélevé par les riverains qui ne voulaient pas voir le camp"   . En Slovaquie, c’est ce village rom plus que centenaire et menacé de destruction parce que situé à l’entrée d’une forêt à haut potentiel touristique. En France, enfin, où les expulsions ont été aussi médiatisées qu’inefficaces : en tant que citoyens européens, les Roms sont libres de revenir autant qu’ils veulent de Roumanie, un pays qui ne fait rien pour les retenir, et certains font l’aller-retour en trois petits jours. Partout, la même misère, et partout, des gens qui bravent l’ostracisme des riverains et des pouvoirs publics pour apporter leur aide, membres d’associations, d’organisations non gouvernementales, ou simples militants.

 

"Se soucier d’eux"

Ce n’est d’ailleurs qu’en passant par l’intermédiaire de ces structures bien implantées auprès des communautés qu’Alain Keler visite ces camps insalubres, souvent installés en périphérie des grandes villes. Il photographie les habitants et leurs habitations, les scènes de joie comme la dureté de la vie quotidienne. Mais il va beaucoup plus loin que cela. Lassé des allers-retours sans respiration qu’il effectuait en avion lorsqu’il travaillait pour des agences de presse, trente années durant, Alain Keler essaye désormais de "se soucier" des gens qu’il photographie. "Dès qu’on a échangé une brève connivence avec une grand-mère qui secoue son torchon, un adolescent filiforme qui cherche à dire deux mots et dont on apprend plus tard qu’il est hémophile, un gars affable qui va se pointer sur un chantier, c’est fait, on se soucie d’eux."   . La démarche semble anodine, mais le résultat s’en trouve bouleversé : c’est bien à travers le regard d’Alain Keler que ces histoires nous sont contées. Dans ce regard se mêlent une humanité et une incrédulité face aux problèmes séculaires que connaissent ces communautés, en Europe, au XXIe siècle, qui ne peuvent qu’interpeller le lecteur.

Malgré la présence du fixer, toutes les rencontres ne se passent pas comme prévu. Quand les hommes sont mal lunés ou alcoolisés, les rapports sont nettement plus tendus. Parfois même, "le coup de hache ou de gourdin ne sont pas passés loin"   . Alain Keller les comprend : "Il m’arrive souvent de penser que si un inconnu sonnait chez moi, entrait et commençait à photographier ma chambre à coucher, je le foutrais à la porte, moi aussi."   . En partageant ses doutes, Alain Keler offre l’aboutissement de sa mise en scène dans le récit, une deuxième lecture qui permet une distance propre à la BD reportage. De même, en prenant fait et cause pour ces peuples indésirables partout où ils vivent, il s’affranchit de la posture du reporter supposé imperméable aux souffrances dont il rend compte. Cette liberté ne va pourtant pas sans fond journalistique. Les malheureux qui considèrent encore la BD reportage comme un refuge confortable à la paresse intellectuelle trouveront en fin d’ouvrage des compléments d’information détaillés, sur lesquels le lecteur, forcément sensibilisé, se jettera avec avidité.

 

Les visages des femmes

Le genre de la BD reportage est d’ailleurs questionné tout au long de l’album. Les planches alternent entre photographies et dessins. Même si le style du dessinateur Emmanuel Guibert, d’un réalisme très épuré, fait le pont entre les deux arts, le contraste est saisissant. Les couleurs de Frédéric Lemercier y sont pour beaucoup. Elles adoucissent la réalité exposée par le noir et blanc des photographies d’Alain Keler. Une réalité crue, désespérante. "Le choc de la misère"   , comme le dit l’auteur. Heureusement, il y a les portraits. Les visages des femmes, "souvent les plus enjouées"   , les sourires des enfants qui jouent. Ces incarnations donnent à l’ouvrage davantage qu’une humanité : une espérance. Ils participent grandement à la quête de l’auteur : trouver, même dans les situations les plus tragiques, "la survivance de ce qui rend heureux"