Derrière l’étude d’une carrière politique, une histoire des idées et de la vie politique de la France contemporaine.

Les qualités d’un ouvrage réussi

Lorsqu’il referme le livre de Jérôme Perrier, le lecteur se plaît à rêver qu’il existe sur chaque grande personnalité politique de l’histoire contemporaine de notre pays un ouvrage aussi solide, accessible, riche et bien construit.
Ce n’est pas la moindre des qualités de l’auteur que d’être parvenu, par un maniement remarquable de l’art de la synthèse, à répondre avec clarté mais également nuances aux grandes questions que pose la carrière de Michel Debré, à faire le point historiographique sur celle-ci, en sachant mettre le tout à la portée de l’étudiant qui prend à bras-le-corps un cours nouveau sur l’histoire de la Cinquième République, d’un néophyte curieux de l’homme et de son siècle, mais en offrant aussi aux spécialistes ou aux savants versés dans ces questions un ouvrage d’un grand intérêt. 
Il est vrai que "l’objet d’étude", par sa longévité et sa participation aux grandes affaires de son temps, n’offrait rien de moins que la possibilité d’étudier la crise de l’État dans les années 1930, l’activité de la résistance intérieure, la Libération et la restauration de la légitimité républicaine, les heurts et malheurs de la Quatrième République, le tournant de 1958, la guerre d’Algérie, et enfin l’histoire, au sommet, l’histoire la Cinquième République dans ses quatre premières décennies.
Le plan de l’ouvrage suit les pas de Michel Debré dans son siècle en huit parties consacrées à ses origines et sa formation, à sa guerre, au service de l’État au sortir de celle-ci, à son opposition entre 1948 et 1958, à son rôle dans le changement de régime, aux trois années qu’il passa à Matignon, à ce que l’auteur appelle "la déchirure algérienne", à son retour aux responsabilités entre 1962 et 1973 et enfin à son rôle de "gardien du temple" gaulliste de son départ du gouvernement à sa disparition en août 1996.
Aidé par une liste de grands repères chronologiques, par un cahier central d’illustrations et par quelques documents, comme le très original projet de nouvelle carte administrative de la France mis au point par Debré à la Libération, on est assuré de profiter au mieux de la lecture de ce beau livre. Enfin, sept pages de guide des sources et de bibliographie complètent l’ensemble.
Pour nous offrir cette biographie   , l’auteur a pu consulter les archives de Michel Debré, qui, déposées au Centre d’histoire de Sciences Po, constituent un ensemble considérable de 900 cartons, soit 120 mètres linéaires, un journal intime tenu à la fin des années 1930 et l’immense quantité d’ouvrages qu’il rédigea de 1934 à la fin de sa vie : Jérôme Perrier parle à son sujet d’une "véritable graphomanie"   .

L’homme de l’État

On ne saurait ici résumer toute la carrière d’un homme dont le premier caractère fut l’attachement à un État fort et qui ne conçut pas plus belle activité que son service. Si de Gaulle et Debré s’entendirent, c’est qu’à la "certaine idée de la France" du premier correspondit "une certaine idée de l’État" du second, parfaitement montrée par Jérôme Perrier tout au long du livre et en particulier dans son chapitre sur l’écriture de la constitution de 1958   .
Pour Debré, il n’y a absolument aucune contradiction entre la liberté individuelle et l’autorité de l’État. En cela, il s’oppose complètement à certains tenants de la culture républicaine, tel Alain,  pour qui plus l’État est faible mieux les libertés sont assurées. Au contraire, et se rapprochant en cela de Jules Ferry, qu’il admirait et dont il se considérait comme un disciple, pour Debré, "plus l’État est fort, plus les libertés qu’il peut offrir sont étendues"   . Toute sa vie fut celle d’un combat et d’un travail acharné pour réformer l’État, rebâtir l’État, affermir l’État. C’est pour mieux former ses serviteurs qu’il créa à la Libération l’ENA.
Un État qu’il revient à ceux qui ont été légitimement choisis, lors d’une élection, de gouverner, dans le sens de l’intérêt général, sans se soucier outre mesure des manifestations de l’opinion, du pouvoir de la rue, des récriminations des défenseurs des intérêts particuliers, jusqu’au scrutin suivant, seul moment où le corps électoral peut alors se prononcer sur l’œuvre accomplie. Autant dire que Debré est un ennemi de la démocratie directe ou de la démocratie d’opinion ! C’est la méthode Debré que d’agir sans se préoccuper des sondages et sans chercher à être populaire, au point que l’auteur se demande s’il n’appréciait pas une certaine impopularité, la considérant alors comme la preuve que l’État était mieux servi que les intérêts corporatistes. Il est en cela, comme le rappelle plusieurs fois Jérôme Perrier, plus un libéral qu’un démocrate.
Dans ce service de l’État, sous de multiples formes, auprès de Paul Reynaud au ministère des Finances en 1938, au Comité général des Études, en préparant les cadres de la Libération, au Conseil de la République, à Matignon, rue de Rivoli, au Quai d’Orsay ou au ministère de la Défense, Michel Debré n’économisa ni son énergie, ni sa vigueur. L’auteur ne cache pas les outrances dont il fit preuve, par exemple dans son combat contre la CED, et attribue à Michel Debré le goût de l’emphase et une "passion de l’hyperbole"   .
Cette impossibilité de taire ses avis et de ne pas chercher à les faire partager, Debré la connaît également face au général de Gaulle. Il fait preuve de franchise et d’une authentique liberté de parole avec l’homme qu’il a décidé, définitivement, de servir à partir de leur première rencontre en août 1944. Et ce, même si, à plusieurs reprises, de Gaulle fait des choix opposés à ceux de Debré ; sur le type de scrutin en 1945, sur les apparentements en 1951, sur l’Algérie évidemment. C’est que la loyauté l’emporte sur tout. Debré est de choix, de conviction, de volonté et d’affection un gaulliste.

L’itinéraire d’un gaulliste

L’ouvrage de Jérôme Perrier nous en délivre l’histoire, avec ses phases et ses rythmes. Il insiste en particulier sur le combat qu’il mena, entre autre lieux, à la tribune du Conseil de la République, contre la Communauté européenne de Défense. Debré y gagna sa place parmi les barons du gaullisme. Plus encore, il devint alors non seulement un compagnon très populaire chez les militants mais également un homme politique national de premier plan.
À celui avec lequel il avait mis en forme, dès la Libération, sa pensée constitutionnelle, de Gaulle, revenu au pouvoir, confia un rôle clé dans l’écriture de la constitution de la Cinquième République avant de lui en donner la charge de l’appliquer au poste de premier ministre.
Les années 1959-1962 furent décisives dans l’histoire de notre régime. Le lecteur trouve dans l’ouvrage l’occasion de le vérifier. Même si cette période permet au général de Gaulle d’affirmer son autorité, Michel Debré protège et occupe pleinement ses prérogatives. Il compose lui-même son gouvernement, renvoie éventuellement tel ministre   , arbitre dans tous les domaines ministériels, et prend une part réelle à la politique étrangère et militaire du pays. Au point que Jérôme Perrier se demande si Debré n’a pas été "le seul vrai premier ministre de la Cinquième République", hors période de cohabitation. Sa lecture parlementaire des institutions se heurte de plus en plus à celle, plus présidentielle, du chef de l’État. Ce désaccord ajouté à celui qui exista, entre eux, sur l’Algérie, mais où là également la loyauté prima chez Michel Debré, au prix d’une souffrance personnelle profonde, explique son remplacement, souhaité et attendu par lui-même, en 1962.
Même s’il revint au gouvernement, avec Charles de Gaulle et Georges Pompidou, Michel Debré passa alors sur l’autre versant de son existence. A partir de 1968, l’auteur décrit son entrée dans un processus de marginalisation politique, même si l’ancien premier ministre du Général continua de se battre ardemment pour ses idées : l’échec de la liste qu’il conduisit avec Jacques Chirac aux élections européennes de 1979, les 1,66 % qu’il obtint au scrutin présidentiel de 1981 et sa défaite aux municipales à Amboise en 1989 en sont les étapes. Vînt alors le temps de l’écriture de ses Mémoires, publiés entre 1984 et 1994 et celui de la reconnaissance de l’Académie française pour son œuvre en 1989.

Il faut lire le livre de Jérôme Perrier. Il constitue l’instrument inégalé pour préparer le centenaire de Michel Debré qui interviendra en janvier 2012. Comment, en effet, la République et l’État pourraient ne pas commémorer celui qui leur consacra son esprit, son intelligence, ses actions et finalement sa vie ? Avec cet ouvrage, Michel Debré n’est plus "le plus illustre des inconnus"   de notre histoire politique contemporaine.