D. WIDLÖCHER retrace dans cette "autobiographie" les engagements intellectuels et institutionnels qui ont jalonné sa pratique de psychiatre et de psychanalyste tout au long de son existence.

Le titre de l’ouvrage de D. Widlöcher est trompeur : il n’instruit en rien sur la pratique même du psychanalyste, sur la "façon de le demeurer". Bien plutôt renseigne-t-il sur l’engagement de l’auteur dans les diverses instances psychanalytiques et recense-t-il les motifs qui l’ont déterminé, dans son existence, à nouer une alliance avec une "corporation" dont il décrit le fonctionnement institutionnel. C’est dire que D. Widlöcher entremêle relation d’un parcours personnel et description d’interventions  publiques de sa part, spécifiant ainsi ce qui l’a motivé à accepter tel type de responsabilité – aux dépens d’autres choix - au sein des associations psychanalytiques et de diverses institutions.

Première rencontre rue de Lille et acheminement vers une "psychanalyse psychologique".

Cette "autobiographie" prend sa source dans le rapport à Lacan,  dont il suit le séminaire théorique dans le service de J. Delay, qui s’affronta – on le sait -  avec le premier sur la question de l’organogenèse ou de la psychogenèse des maladies mentales. Double vie (sinon triple) fort remplie, puisque D. Widlöcher se partage entre psychiatrie, psychanalyse et médecine du travail afin de financer sa propre cure analytique (avec Lacan).  C’est Lagache qui supervise les premiers pas du psychanalyste en herbe et catalyse la rupture avec Lacan : devenu psychanalyste à son tour, D. Widlöcher fait part des nombreux rêves transférentiels qui ont accompagné cette émancipation. En décrivant ce qui se passe dans les milieux psychanalytiques, D. Widlöcher nous instruit en fait des enjeux théoriques et pratiques de l’époque : Lagache refuse l’omniprésence de la référence linguistique (ou langagière) revendiquée par Lacan (Discours de Rome, 1953), le rapprochement avec Levi-Strauss, en 1958 : bref, élève de Lacan mais non pas lacanien, tel apparaît désormais D. Widlöcher. Laplanche et Pontalis ont pris leur distance autrement, en élaborant un Vocabulaire devenu décisif. D. Widlöcher manifeste déjà ce qui sera le fil directeur de toute sa vie : établir une passerelle entre domaines théoriques, pratiques hétérogènes, ce qui explique que sa thèse éminemment "psychologique" porte sur Freud et le problème du changement. A D. Anzieu affirmant que les travaux de Widlöcher prolongeaient l’empirisme anglais et la philosophie de Locke en particulier, Lacan répond : "On fait de la psychanalyse, Anzieu, on ne fait pas de la psychologie de la Sorbonne !" (p. 45). Cette réhabilitation de la psychologie intervient dans un contexte composé de deux catégories de praticiens : les psychanalystes psychiatres et les psychanalystes philosophes. Il s’agit donc bien, dans le sillage de Lagache, de "réconcilier" expérimental et clinique, neurologie et psychologie, voire neurosciences et psychanalyse (cf. l’intervention de D. Widlöcher dans l’ouvrage Neurosciences et psychanalyse sous la direction de P. Magistretti et F. Ansermet, 2010). Venu à la psychanalyse par la médecine et à la psychanalyse de l’enfant par la psychiatrie, D. Widlocher se reconnaît ainsi dans la psychologie psychanalytique et se distancie toujours plus d’un Lacan jugé brillant mais peu habilité à pratiquer des "analyses didactiques". On comprend que ces dissensions théoriques (et ces visions incompatibles de la pratique clinique)  engendrent les scissions tumultueuses vécues par le mouvement psychanalytique français, à cette époque. La démission en 1953 de la SPP (Société psychanalytique de Paris) de certains psychanalystes (dont Lagache) fait émerger  un groupe d’étude à l’intérieur de l’IPA (International Psychoanalytical Association). L’Association psychanalytique de France (APF) était née : Lavie, Laplanche et Widlöcher – qui en prend la présidence en 1971 - en sont les fondateurs, consacrant le "parricide".

Eclectisme théorique et pratique

La nouvelle société s’ouvre à la reconnaissance intellectuelle d’Anna Freud, de M. Klein, de Winnicott,  etc. et D. Widlöcher se dégage, selon ses propres mots, du "culte" que la psychologie du moi et la dogmatique lacanienne réservent aux "stades du développement libidinal" et au "conflit oedipien" (Lacan ne manifeste-t-il pas sa méfiance envers le premier point, abandonnant une perspective "génétique" au profit d’une analyse structurale et démythologisant l’Œdipe ?) L’originalité  de D. Widlocher se mesure à sa façon d’envisager respectivement le dessin d’enfant (cf. L’Interprétation du dessin d’enfant) et le psychodrame : l’intervention du psychanalyste n’a de sens que dans la prise en compte de l’expressivité contenue dans ces deux manifestations, le fait de dessiner et de "scénographier" le psychisme (voire l’inconscient) livrant leur signification à travers le discours de l’enfant ou du patient : dans l’associativité qui en résulte.
Psychiatre, psychanalyste, enseignant enfin, D. Widlöcher poursuit une carrière universitaire à Nanterre, à l’Ecole des psychologues praticiens, et dans un établissement lié à l’Institut catholique de Paris. Toutes aspirations (réalisées) que Mai 68, si on en croit D. Widlöcher, auraient pu "menacer" : il n’en prend pas moins  la direction de l’enseignement général de la psychopathologie à l’Institut de psychologie, rue Serpente à Paris, quittant l’université de Nanterre (1969), mais sollicité par Paul Fraisse pour superviser la section de psychologie du CNRS. Responsabilité qui le met d’emblée en position de négocier une alliance entre université et médecine (le rapprochement Necker/Cochin et département des sciences humaines de la Sorbonne ont produit l’université René Descartes, Paris V). Quid de l’activité psychanalytique qui a inspiré le titre de l’ouvrage ? D. Widlöcher continue à suivre des enfants à la Salpêtrière et à conduire des psychanalyses en privé, et enseigne à présent la psychologie à l’Institut de psychanalyse de Paris et à René-Descartes,  réservant son enseignement médical à l’hôpital de la Salpêtrière et à l’université Pierre et Marie Curie. Mais l’intérêt de D. Widlöcher vise aussi la pharmacologie (et la répercussion du médicament psychiatrique sur le psychisme, en particulier dans le cas de la dépression) ce qui l’incite à "prendre la défense" des thérapeutes comportementalistes et, dans le même temps, à contribuer à la séparation institutionnelle de la neurologie et de la psychiatrie. (p. 97), ce qui peut sembler surprenant.

Que se passe-t-il à l’APF ? La formation des futurs psychanalystes

Sous l’influence de Lagache et de Favez, est décidée la suppression de la didactique. Selon Lagache, en particulier, l’analyse est "une". "La seule chose que l’on attend d’un psychanalyste, c’est d’avoir fait la meilleure analyse possible" (p. 99) et la supervision permet donc d’évaluer jusqu’à quel point un individu peut devenir analyste. Le soin et l’enseignement étant partie intégrante de la pratique analytique, la formation change de visage (et risque de s’inféoder à des règlements bureaucratiques etc .). Ce que regrette D. Widlöcher, dès lors, c’est que la formation des analystes échappe en partie à l’institution puisque la transmission de la pratique le cède en importance au complément de formation dispensé désormais aux futurs psychanalystes. Se pose, au passage, la question de la diversité des pratiques, selon les pays d’origine : les cures françaises – quasi silencieuses - ne laissent pas d’étonner les thérapeutes étrangers, habitués à d’autres pratiques, la question de la fréquence des séances se révélant déterminante. Ces interrogations surgissent lors de colloques organisés par la Fédération européenne de psychanalyse créée en 1966, dont Widlöcher est le secrétaire et S. Lebovici le président. On apprend ainsi que les pays de l’Est, d’Europe centrale exactement, pratiquent aussi la psychanalyse, mais selon des modalités spécifiques, altérées par des gouvernements totalitaires qui les surveillent mais ne les censurent pas.

L’Association psychanalytique internationale
Avant même sa nomination à la tête de l’IPA, en 2001, D. Widlöcher a entretenu des relations oecuméniques avec bon nombre de psychanalystes de tous pays, de l’Europe à l’Amérique latine, en passant par les pays d’Europe centrale, confrontés au délitement des régimes communistes, et à la question de l’influence du hongrois Ferenczi. Kleiniens, winnicotiens, freudiens et comportementalistes sont cautionnés par un jeune Frenchie "curieux de tout" (p. 136). Etroitement solidaire de Serge Levovici, D. Widlöcher a-t-il sacrifié Lacan à l’IPA, comme on ne lui a reproché, en 1964 (mais il ne connaissait pas encore cette institution) ? En 1910, la création de cette instance avait pour vocation de "protéger l’originalité de l’œuvre freudienne et sa transmission scientifique et clinique" (p. 235). En  présidant l’IPA D. Widlöcher, là encore, cherche à juguler les conflits inter-nationaux, articulés à des conceptions différentes de la pratique analytique et du statut du psychanalyste. Partisan de "recherches empiriques", D. Widlöcher n’en défend pas moins la légitimité du savoir psychanalytique "dans un monde scientifique voué à l’approche naturaliste et quantifiable".
Il faut noter que l’implication dans les institutions internationales comme l’IPA appelle de fait des sollicitations d’ordre politique ; c’est en effet F. Mitterand qui demande à D. Widlöcher de conduire une réflexion sur les conditions éthiques des recherches sur le cerveau (en 1986). Politiquement proche des socialistes, D. Widlöcher a déjà travaillé en compagnie d’A. Savary sur la réforme des études médicales (1981/1982) – à la demande de l’Education nationale - et avec le communiste  J. Ralite, du point de vue du Ministère de la Santé. De ses rapports avec E. Hervé, D. Widlöcher retire des enseignements sur la nature du pouvoir politique, dont les exigences ne lui semblent pas si éloignées de celles opérant chez le psychanalyste. En bref, politique et psychanalyse, dans le discours comme dans l’écoute, entretiendraient quelque similitude (p. 174), idée troublante pour quiconque oppose langue de bois et effet de sens.

Une vie

Se penchant sur son existence de psychanalyste, D Widlöcher attribue sa propre évolution à la multiplicité de ses intérêts théoriques, à l’acceptation d’un pluralisme assumé, plutôt qu’aux confrontations entre écoles de pensée psychanalytiques. Le freudisme a enfanté un paradoxe : sa fécondité procède autant de la "fidélité" à cette parole inaugurale que de la nécessité de rester ouvert aux découvertes théorico-pratiques réalisées par toutes les disciplines "de l’esprit". C’est donc la valeur épistémique de la psychanalyse comme les questions relatives à la technique et  à la formation des analystes qui renouvellent un débat toujours mouvant. Il est patent que D. Widlöcher veut échapper à toute forme de sectarisme : que retenir de ses positions dans le monde psychanalytique ? Le chapitre "Une visite chez le président de la République" éclaire la question. Les champs du savoir (et leurs "applications"), ne sont pas étanches, et l’on peut passer de la médecine à la psychiatrie, de la pratique à l’enseignement, de la clinique à la recherche, du biologique au psychologique, de la science médico-psychologique à la psychanalyse. Rien n’interdit donc de souscrire à un monisme épistémologique, de légitimer la psychologie (récusée par M. Foucault, G. Canguilhem) pour atténuer la radicalité du lacanisme, de faire valoir les sciences cognitives pour faire droit aux travaux sur le cerveau.  L’idée force de D. Widlöcher, c’est la conviction que la situation psychanalytique met en scène une "co-pensée", dépassant, à ses yeux, la dynamique transfert/contre-transfert : "Il s’agit aussi d’entendre l’enchaînement des activités psychiques du sujet ( …). Mais ce n’est pas tout. Elle (la dynamique) induit sa propre coassociativité. C’est ce qui fait ce que j’appelle la copensée (…). Transfert et contre-transfert y figurent mais pas seulement". (p. 222). A ces prises de positions théoriques correspond, dans la vie de D. Widlöcher, la (dé)multiplication des  engagements institutionnels.