Le livre de Pierre Lorrain nous emmène à la découverte de l’Histoire de Moscou, suggérant en pointillé l’Histoire de la terre russe.
Le destin de Moscou est indissociable de celui, plus large de la Russie, dans les moments où elle a été la capitale comme dans celui où elle a perdu son statut au profit de Saint-Pétersbourg. L’ouvrage de Pierre Lorrain s’attache à retracer ce cheminement particulier, s’attardant sur les grandes lignes de l’histoire russe comme sur les développements plus locaux.
C’est au XIIe siècle (1147) que le nom de la ville apparaît pour la première fois : Moscou n’est alors qu’une cité comme bien d’autres, dont le rayonnement par rapport à Vladimir ou Smolensk n’était en rien évident. Elle n’est à l’époque qu’un petit poste frontalier de la principauté de Rostov – Souzdal, une localité déjà existante dont on venait de construire les fortifications. Sa montée en puissance, qui n’avait rien d’inévitable, a accompagné la volonté d’affirmation de la principauté de Moscovie face aux périls extérieurs, qu’ils viennent des Suédois, des Polonais, des Baltes et surtout des Mongols. Longtemps capitale d’une principauté montante en proie aux luttes fratricides, son statut va changer avec l'arrivée au pouvoir de la dynastie des Romanov en 1613. En effet, "les intérêts de la Russie, qui venait de s'affirmer comme nation, n'étaient plus liés au contrôle des voies de navigation entre la Baltique et la Caspienne. Avec la conquête de la Sibérie qui se poursuivait, le danger ne venait plus de l'Est. Par la force des choses, Moscou était tournée vers le passé" . Saint-Pétersbourg devint la capitale d'un empire que Moscou avait mis près de quatre siècles à bâtir, afin de faire entrer la Russie de plain-pied dans le concert des nations européennes.
Cette perte du statut n’a cependant pas porté un coup décisif au développement de la ville. En effet, "même s'il n'était plus le siège du gouvernement ni celui du pouvoir religieux, Moscou n'en conserva pas moins autorité morale et spirituelle qui perdura pendant toute la période de sa disgrâce. Il était déjà le principal centre industriel et commercial du pays, il devint également, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, sa première place financière et son principal pôle universitaire" . Autrement dit, "bien que la politique du pays se définît sur les rives de la Baltique, Moscou demeurait le berceau du pays et de l'empire, et le lieu obligé des commémorations. Son héritage historique en faisait le symbole de la Russie, sinon éternelle, du moins pluriséculaire" . Le référent orthodoxe dans l’identité russe continue d’attribuer un rôle majeur à Moscou à travers les époques.
L’expérience soviétique a profondément marqué la ville, redevenue capitale pour l’occasion. L’histoire offre parfois des coïncidences troublantes : que la ville de la "Place Rouge" ait été la capitale de l’URSS est assurément l’une d’entre elles. En réalité, ladite place était la "Belle place", les deux termes étant proches en russe ancien. Cette ambigüité servait en tout cas l’opportuniste propagande des dirigeants soviétiques. La croissance de la ville est allée de pair avec l’industrialisation du pays : "la ville était passée de 1 million d'habitants au recensement de 1897 à plus de 2 millions en 1926 et continuait à se peupler. En 1939, le cap des 4,5 millions de Moscovites était franchi" . Parfois, le pouvoir bolchévique s’inscrivait dans la continuité de l’ancien régime : ainsi, la décision de lancer la construction d'un métro à Moscou en 1932, réussite architecturale de l’époque, avait déjà été évoquée dès 1902 sous Nicolas II. Cette réalisation contraste fortement avec la généralisation de la destruction du patrimoine religieux de la ville au cours des années 1930, dont l’emblématique église Notre-Dame-de-Kazan en 1936. A la fin des années 1980, l'auteur peut affirmer que "la ville était devenue profondément prolétarienne, à l'image des hiérarques soviétiques et autres apparatchiki qui se sentaient obligés d'afficher des origines ouvrières ou paysannes alors même qu'ils avaient investi les palais officiels et menaient un train de vie ignoré par le commun des Soviétiques" . Pour autant, en moins de vingt ans, la ville prolétarienne est devenue riche : elle héberge la plus forte concentration au monde de millionnaires en dollars, et n'est dépassée que par New York quant au nombre de milliardaires. "Du coup, Moscou ne renvoie plus l'image d'un apparatchik affairé aux origines ouvrières, mais celle d'un "nouveau Russe", un homme d'affaires opulent aux goûts très communs et fasciné par les signes ostentatoires de richesse" .
La lecture de cet ouvrage vaut pour les différents éclaircissements qu’apporte l’auteur, sur Moscou comme sur la Russie. La vie politique russe est souvent associée, dans l’opinion publique, plus qu’ailleurs et jusqu’à aujourd’hui, à la dureté des luttes de pouvoir, les dirigeants étant souvent considérés sanguinaires et tyranniques. Moscou est donc associée dans les stéréotypes d’Europe de l’Ouest avec cette image de dureté. Pourtant, si nul ne souhaite pour notre époque un dirigeant tel qu’Ivan le Terrible, l’auteur a le mérite de nous rappeler qu’il n’était pas très différent dans ses comportements de sa contemporaine Marie Tudor d’Angleterre, dite "la sanglante". Cette dureté est par ricochet également attribuée de manière inévitable à la ville même de Moscou. Or, dans l’imaginaire russe, "Moscou n'est pas un puissant seigneur, un maître sévère ont un guerrier redoutable et redouté, mais une femme aimable et compatissante, version slave de la "princesse des contes ou [de] la madone aux fresques des murs", comme l'écrivait Charles de Gaulle à propos de la France depuis des temps forts reculés. Matouchka Moskva, "Maman Moscou", est le surnom affectueux que les moscovites donnent à leur ville" .
L'auteur développe également un point de vue intéressant sur l'influence de la période mongole du point de vue du développement politique de la Russie. Loin de considérer qu'il s'agissait d'une catastrophe profonde, comme l’avait avancé le courant occidentaliste russe au XIXe siècle, l'auteur dresse un portrait nuancé de cette période, de son héritage en matière culturelle ou institutionnelle. Il fait par exemple remarquer qu’en termes linguistiques, la marque de l'arabe sur l'espagnol s’avère beaucoup plus profonde que celle du tatar sur le russe. Les Mongols étaient aussi beaucoup plus organisés qu’il n’y paraissait à première vue : la Horde d’Or disposait certes d’une supériorité militaire, mais savaient s’appuyer sur un système administratif particulier, tout en gardant une tolérance religieuse.
Sans doute, l’ouvrage ne peut traiter l’ensemble du sujet qui l’occupe. Il a été publié l’année où Iouri Loujkov a été démis de ses fonctions; maire de Moscou de 1992 à 2010, son influence sur la transformation de la ville a été très importante, même si le rôle de l’acteur est à relativiser en des périodes de changements structurels forts (la transition économique). De même, l’ouvrage aurait certainement gagné à accompagner une fresque historique réussie d’une perspective "d’en bas" : si certains changements sociaux sont très bien décrits (les appartements collectifs), l’idée de Moscou comme creuset des nationalités dans un pays aussi divers aurait pu faire sens. Brassage des populations ou quartiers ethniques, influence des différentes cultures et intégration dans la matrice culturelle dominante, autant d’interrogations qui restent marginales dans le livre. Pour autant, ces quelques remarques ne retirent rien à la richesse d’un ouvrage stimulant et agréable à lire.