La mort d’Édouard Glissant nous confronte avec son incontournable héritage : le parcours d’un poète militant.

Édouard Glissant vient de mourir, à Paris, à l’âge de 82 ans. Il laisse un monde orphelin de son inlassable optimisme, de sa capacité à tisser une poétique, une anthropologie qui ne seraient pas des a priori, des universels, mais des récits fondés, vivants, vécus. La première fois que j’entendis parler de lui, c’était par les mots d’un écrivain italien, Sergio Atzeni, lui aussi passionné de la langue au point que pour traduire un roman écrit à La Martinique il avait décidé de partir dans l’île pour apprendre le son des mots, la manière de marcher, les noms et l’usage des ustensiles, les positions des corps, des mains, la musicalité du pas. Atzeni me dit que ce qui l’avait le plus impressionné chez Glissant, c’était la force de sa beauté. En tant qu’être humain, poétiquement situé. Trois mois après notre promenade, Sergio disparut dans la mer qui l’avait vu naître, qui avait bercé son enfance et qu’il connaissait si bien. La nouvelle de la mort de Glissant me ramène au même sens de solitude, de fragilité. Elle nous rejoint dans un monde si peu conforme à celui qu’il n’arrêtait pas de décrire en militant visionnaire, de bâtir poétiquement.

Figure obstinément oblique dans le cadre littéraire contemporain, par sa manière de tresser discours poétique et discours philosophique, par sa manière de les enraciner dans le monde social, politique, en esquivant, toutefois, les scènes trop illuminées de l’actualité. Glissant naquit en Martinique en 1928, fils d’un “géreur” de plantation, il eut déjà, enfant, la possibilité de voyager dans l’île et se passionna vite pour la lecture. Depuis, il fit ses études au lycée Schœlcher, où enseignait en même temps Aimé Césaire que le jeune Glissant soutiendra, en 1944, en collaborant à l’organisation de sa campagne électorale. C’est sur une revue imprimée sur du papier banane que, à l’école, il publiera ses premiers récits. En 1946, il part à Paris pour mener ses études de philosophie et d’histoire à la Sorbonne et pour suivre des cours d’ethnologie au Musée de l’homme. Il loge dans un ancien bordel, 4 rue Blondel, avec d’autres étudiants immigrés. C’est une époque importante, dans laquelle il fait la connaissance de Frantz Fanon et collabore à plusieurs revues. L’année 1958 marque un tournant : son roman La Lézarde obtient le prix Renaudot. Sa poétique évolue intimement, liée à son engagement politique anticolonialiste et antiraciste : il fonde un mouvement autonomiste qui le mène, de 1959 à 1965, à être expulsé des Antilles. Il fixe son domicile à Paris mais revient en Martinique en 1965 pour y fonder un centre de recherches. En 1994, il est invité à la City University of New York où il reste jusqu’à la fin de ses jours comme distinguished professor de littérature française. Ses œuvres sont désormais traduites en plusieurs langues et nombreux sont les poètes et philosophes qui lui rendent hommage, parmi eux l’écrivain Derek Walcott. En 2004, l’université de Bologne lui confère sa prestigieuse laurea ad honorem et son nom paraît parmi les candidats au prix Nobel.

Si dans ses essais – de la Poétique de la relation (1990) à l’Introduction à une poétique du divers (1995) – il définit l’identité contemporaine comme “créole” et “métisse”, dans son travail d’écrivain il déborde toute classification de genre : son Quatrième Siècle (1964) mêle philosophie, poésie, romanesque, dans un récit épique sur la traite des esclaves. Ses œuvres, toutefois, apparaissent fortement situées et riches de toponymie antillaise ; l’expérience historique de son île devient, chez Glissant, fondante et emblématique ; pour le rapport entre culture dominante et culture dominée, langue colonisatrice et langue colonisée, davantage encore pour le rapport dialectique entre local et global, particulier et monde. Si la position de Glissant était nourrie de poésie (Rimbaud, le surréalisme) et de philosophie continentale (Sartre, Deleuze et Guattari qui sont à la base de sa notion d’“identité-rhizome”, multiple et en évolution), il est également évident qu’elle avait acquis, depuis longtemps, une conformation totalement originale, exprimée avec cohérence dans ses œuvres les plus différentes.

C’est justement cette cohérence, tout au long de sa vie littéraire, que son dernier essai, publié chez Gallimard, nous restitue : il s’agit d’une récolte de six interviews par Lise Gauvin, professeur émérite de littérature à l’université de Montréal et écrivain elle-même. Réalisés entre 1991 et 2009, publiés en partie dans des revues (“Le devoir” et “Francofonia”) et en partie dans l’Introduction à une poétique du divers (1996), les entretiens nous confient la forme accomplie, “cosmique”, de la pensée et de la poétique de cet humaniste incontournable. Gauvin n’est pas la première à aborder la question de la langue – citons, entre autres, L’Écrivain francophone à la croisée des langues   et La Fabrique de la langue   – et la poétique complexe de Glissant, dont elle a été la collègue au sein du jury du prix Carbet. Dommage donc que ce petit volume manque de tout apparat critique – pas de véritable introduction, pas de bibliographie primaire ou secondaire, pas de notes – que Lise Gauvin aurait pu rédiger avec sa compétence de spécialiste. Et encore on doute que ce volume ne puisse reproduire, dans son format trop classique, la polymorphique activité de son protagoniste présent dans les théâtres (voir la très belle soirée, en novembre dernier, à l’Odéon), YouTube, les chaînes télévisées (le dernier documentaire d’Yves Billy récemment sur France 5), le Web   .

Toutefois, il faut reconnaître à ce volume le mérite d’avoir su focaliser la position philosophique d’Édouard Glissant sur la question, si urgente, de la langue et de l’avoir fait dans la modalité informelle et immédiate de l’interview. Déjà en 2008 était publié Les Entretiens de Baton Rouge (remontant au début des années 1990) où Glissant se confrontait avec un autre francophone, le médiéviste suisse Alexandre Leupin. Avec Lise Gauvin, c’est la question linguistique qui devient le prétexte pour creuser la notion d’identité ; en France aussi, d’ailleurs, elle devient le terrain des affrontements politiques, le bouc émissaire pour marquer l’exclusion sociale. Glissant l’aborde à sa manière, en dépassant, de manière dérisoire, les querelles politiques, en détournant les abstractions idéologiques, pour saisir le problème dans sa présence concrète, au-delà des lieux communs. Si on regarde de près, remarque Glissant, la langue colonisatrice est, dans l’usage, possédée par la langue colonisée, qui l’habite comme un cheval de Troie, qui la subvertit, l’estropie : inutile donc, pour les Français ou les Anglais, de blinder leurs vocabulaires puisque leurs langues se contaminent réciproquement de l’intérieur. Le trait caractéristique de notre temps est, selon le penseur martiniquais, précisément cette impossibilité d’adopter tout monolinguisme : notre époque est infiltrée par l’“imaginaire des langues”, on s’exprime de plus en plus “en présence de toutes les langues du monde”   .

Dans ses interviews, s’étalant sur dix-huit ans, Glissant a développé sa pensée en spirale, en revenant sur le problème de la langue, en augmentant sa complexité, en enrichissant son ambiguïté, sa créativité poétique, son opacité, mais aussi sa précision analytique, la fragilité qui la préserve du système : “Ce n’est pas le système, qui est récusable. Ce qui est récusable, c’est que le système soit systématique. On peut avoir des systèmes non systématiques”   . Finalement, Glissant a prophétisé un monde créole : “Créolisation, c’est l’entrée des images poétiques d’une langue dans une autre”   , multilingue, une “mondialité” opposée à la “mondialisation” – le colonialisme des multinationales –, un monde “incréé”, “non théologique, non ethnique”   , non romanesque, poétique.

La restitution, par un autre, de cette dernière image du chantre, de son oralité de griot, de ses périphrases, de ses divagations, de ses formules, de son rythme lent, résiste, garde toute la force de sa proposition, obstinément subversive, de son refus de la pureté, de son refus de la surface, de l’uniformité, de l’assimilation, du totalitarisme. Quand Glissant dit : “L’amas de relations des langues comporte beaucoup d’injustices, de miracles, de jeunesse, de vieillesse. C’est toujours triste quand une langue meurt”   , il nous rappelle un charmant personnage de La Vie mode d’emploi de Georges Perec, Appenzell, le solitaire ethnologue juif qui, ayant survécu pendant des années dans la forêt où il avait suivi le peuple des Orang-Kubus, avait enfin saisi les secrets de leur langue mai qui, à la veille de la conférence publique où il aurait dû les révéler, disparaît en laissant juste un billet où il confesse être incapable d’avouer l’intimité linguistique dont il avait été mis à part. Après sa disparition, ses élèves trouveront une lettre où ils pourront apprendre que les Kubus emploient un vocabulaire très réduit, en appauvrissant probablement volontairement leur langue chaque fois qu’il y a une mort dans le village. Comme Appenzell, Glissant a proposé dans cet essai sa solitaire, passionnée et poétique résistance à la misère de notre époque.