Après le Crépuscule, Onfray répond à ses détracteurs et s’explique par une note de deux cents pages.

Mais qu’est-ce qu’un nouveau philosophe ? C’est un maître en scène qui joue aux penseurs avec des textes qui ne sont pas les siens ; ce n’est pas un créateur de concepts, c’est quelqu’un qui est preneur pour le vedettariat et qui vit de sa médiatisation en espérant sa starisation. C’est un homme-image : miroir, mon beau miroir, donne-moi un genre.

En lisant péniblement Apostille au Crépuscule. Pour une psychanalyse non freudienne de Michel Onfray, je suis malgré tout et heureusement arrivée à penser à Gilles Deleuze vivant encore et disant qu’ils ont assassiné la littérature russe ; à le réécouter, je me demande s’ils n’ont pas assassiné la philosophie française. Je repense en même temps à Maurice Blanchot disant : "l’écrivain est connu du public, il est réputé, il cherche à se mettre en valeur, parce qu’il a besoin de ce qui est valeur, l’argent."

Comme l’auteur de l’Apostille l’indique au tout début, il réplique à ses détracteurs c’est-à-dire à tous ceux qui ont réagi à son livre précédent et récemment paru : Le Crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne. Après cette première attaque contre Sigmund Freud, s’ensuit alors une seconde sous l’espèce d’une contre-attaque : Onfray s’explique par une note de deux cents pages. En pédagogue ayant déjà à son actif un contre-manuel de philosophie, il écrit là quelque chose comme une attaque simplifiée ; il donne suite à ses griefs contre le père de la psychanalyse, une paternité contestée mais non infirmée par le livre qui ne s’en remet pas aux textes fondateurs c’est-à-dire aux textes aussi bien premiers que derniers de Freud. L’attaque vise l’homme Freud (gravement accusé) plutôt que le théoricien qui dit quelque chose sur la sexualité humaine. Elle est aussi catégorielle ; elle vise la catégorie des psychanalystes c’est-à-dire toute une profession, passant sur une pratique (par ailleurs débattue à l’intérieur du champ concerné par elle, critiquée pour certains de ses échecs, etc.) qui demeure inséparable de la théorie. La charge ne s’embarrasse pas des définitions de termes utiles à la compréhension de ce qu’est et de ce à quoi engage l’analyse ; le livre se contente de la seule définition d’ "apostille". Michel Onfray parle de psychanalyse, c’est-à-dire de l’analyse de l’âme dont l’exploration fait vaciller les idées du sujet et du moi ; il en parle quand il s’agit de son adversaire alors même qu’il revendique pour son propre compte une psychanalyse nouvelle et que ce qu’il lui oppose relève plutôt de la psychologie, c’est-à-dire d’un discours centré sur l’âme comme sur ce qui est censé tenir de soi et par soi selon l’unité d’un tout cohérent et plein. Le livre propose une "thérapie" qui n’est pas une psychologie des profondeurs mais un échange entre un individu, en l’occurrence un maître en philosophie et un autre individu qui en serait le disciple. Car même l’idée de relation de soi avec soi, de "narration de soi à soi"   qu’Onfray reprend à Montaigne, ne va pas sans l’apprentissage de cette relation ; le projet demande l’adhésion incontestable au philosophe. En substance, cette longue réplique est structurée par une opposition entre deux façons exclusives l’une de l’autre de traiter du sujet souffrant psychologiquement ; le livre s’organise sur le seul mode de l’alternative – Freud l’imposteur, ou moi le sauveur – qui est répétée par variation tout du long. Son mobile est d’offrir une psychanalyse à tous, non pas aux aisés et aux people ni à l’élite sociale ou culturelle puisque ces adjectifs paraissent ici s’équivaloir ; ainsi lit-on ceci de la psychanalyse parisienne qui paraît seule visée   : "Aujourd’hui encore, elle concerne moins l’ouvrier ou l’employé, le sans-papiers ou le chômeur en fin de droits affilié au Revenu de solidarité active (RSA) que l’avocat, l’acteur, le juriste, l’écrivain, l’intellectuel, le banquier ou son épouse, la femme d’affaires, la comédienne – ou le journaliste, ce qui peut expliquer la vindicte de cette corporation à l’endroit de" qui la dénonce. Après une Université populaire, c’est une psychanalyse populaire qu’il faut pour soigner la misère et tamponner les plaies ; pour les défraiements en la matière, peut-être que d’autres livres et DVD à grands tirages feront l’affaire car le livre est aussi muet sur ce point qu’il est prolixe sur la cupidité de l’ennemi. À la lueur d’un modèle antique de sagesse qui procurerait la paix intérieure, cette déclaration d’intention ne s’embarrasse pas non plus de détails. Onfray laisse penser qu’il vaut mieux prévenir que guérir et qu’il ne peut remédier au mal de toutes les âmes, sans doute parce que des âmes désordonnées seraient des âmes en proie à des pulsions anarchiques   : "c’est toujours une âme défaite qui éprouve le besoin d’une aide. Et une âme défaite nomme souvent une âme qui n’a pas été faite, qui a poussé comme une mauvaise herbe, obéissant aux caprices de l’aléatoire. L’évitement du divan passe par une philosophie de la prévention de l’âme en désordre." La Philosophie, autrement dit la Raison, vaut alors mieux que la Psychanalyse, qui serait une manière de s’enrichir. Le livre alterne la méthode accusatoire sous l’espèce de thèses, c’est-à-dire de simples affirmations, et la tactique de suggestion sous l’espèce de propositions que résume le terme de "collectif" qu’on oppose machinalement à « individualiste » ; il est écrit à la va-vite, c’est une réponse immédiate qui est la reprise de termes connotés c’est-à-dire orientés dans le sens d’un catéchisme philosophique. L’Apostille ne démontre rigoureusement rien ; il s’agit d’un livre récrit en plus court mais toujours dans l’offensive, l’auteur persiste et signe.

Dans ce qu’on entendra donc comme précision nulle et non advenue à un livre contre Freud c’est-à-dire contre toute psychanalyse digne de ce nom qui la signe, Onfray se lamente   : "Dans notre époque nihiliste sans discours éthique dominant et sans colonne vertébrale intellectuelle". Le guru déguisé en philosophe, en "psychologue nouveau" (pour reprendre l’expression de Nietzsche figurant en exergue), pousse la plainte   : "Notre époque ne construit plus depuis longtemps, signe d’une fin de civilisation, voilà pourquoi le pathologique est si souvent devenu la norme." Dans la civilisation en question dont on présume qu’il s’agit de l’Occidentale, il faut rétablir l’ordre moral et instaurer l’ "hygiène intellectuelle"   . Il faut défendre la Vérité ; car il y croit l’anti-nietzschéen qui s’ignore, à la vérité : au caché, à la Science. À ses yeux, il faut se laver d’une "vulgate psychanalytique" qui "a contaminé l’homme de la rue"   ; celui qui prend alors les armes s’insurge, dit-il, contre une "réception pathologique de mon livre"   .

Dans ce livre-racontars où l’on apprend que Freud était sarkosyste ("Les patients, c’est de la racaille", p. 172) et que Sartre n’a pas inventé sa philosophie (on nous présente "Politzer en précurseur de l’existentialisme français", p. 164), l’omni-philosophe fait un usage détourné des mots et des idées qu’il a "nettoyés" à la façon sartrienne de Qu’est-ce que la littérature ? Tout est récupéré, maquillé, pour cette attaque d’un Bourgeois. Celui qui se goinfre de slogans et qui exulte dans l’anti – une "contre-histoire de la philosophie"   , "le contre-pied d’un inconscient freudien immatériel"   – tient au besoin un discours qui a l’air de considérer la culture comme de la confiture, celle qui dégouline quand on l’étale sur la tartine. Perceptible sur la couverture du livre où figure un chien emmailloté de rouge, l’image brouillée du cynisme antique ternit au passage la mémoire de cette secte de philosophes ayant remâché la mythologie et édicté son code de conduite ; notre maître-chien ne provoque pas à l’amour. La philosophie d’Onfray est une philosophie de parti, de Parti. L’esprit fonctionnaire de son livre contraint le lecteur non averti à la révision ; il le force à revoir à la baisse l’histoire des idées, sur fond de manichéisme social. Défendant l’axe du bien contre l’axe du mal et donnant des "leçons"   , ce Bush français condamne la Psychanalyse et ses suppôts : des capitalistes. Mais, au fait, comment être pour une psychanalyse sans défendre une théorie de l’inconscient dont le texte freudien est porteur avec toutes les questions qu’elle soulève, telle celle d’un instinct de mort ? Dans ce cas c’est-à-dire dans le cas contraire, la profession de foi du vicaire Onfray n’a pas grand sens ; ce sartrien se déclare finalement adepte d’un inconscient conscientisé c’est-à-dire d’une conscience « non thétique » selon Sartre, une conscience non transparente à elle-même tant qu’elle n’est pas réfléchie. Contre la révolution freudienne selon laquelle le moi n’est pas au centre de l’homme, le défenseur d’une psychanalyse existentielle soutient que ce dernier est maître de lui-même et qu’il reste maître chez lui ; que soient alors rétablis les droits de la conscience, qu’ait lieu la prise de conscience nécessaire : que vive "l’identité"   , de préférence "une identité solide"   . Et que meure "Freud ontologiquement homophobe" et que re-meure "Freud misogyne théorisant l’infériorité physiologique, donc ontologique, des femmes"   . Notre Hercule des Temps Modernes, qui rappelle "la nécessité de nettoyer les écuries d’Augias"   , voit ses forces alliées chez "des philosophes haut de gamme"   dont Michel Foucault ne fait pas partie ; celui qui prône "une psychanalyse post-freudienne insoucieuse de l’héritage"   loue en revanche Jacques Derrida c’est-à-dire le philosophe qui tint à ce qu’on soit juste avec Freud et avec la psychanalyse en général. Mais qu’est-ce en réalité que ce projet, sinon celui d’une psychanalyse non-freudienne de la part d’un philosophe prétendu qui parle de "métaphysique de droite"   en croyant parler des autres et en s’en prenant à la catégorie "Psy" qui "refuse avec violence l’évaluation"   c’est-à-dire la mainmise de l’État ? Car l’ombre de philosophie de son livre postillonnant laisse transparaître qu’il croit ("Si, ce que je crois, l’inconscient est bien réel, mais matériel", p. 185), lui aussi. Onfray prêche l’extrémisme, il ne délivre pas un radicalisme dont la pensée en attente donnerait à ses contemporains du cœur à l’ouvrage. Tout est à balles perdues.

Pour résumer : il s’agit d’un livre de "haine" ("pourquoi tant de haine ?", son leitmotiv qui revient par exemple aux pages 23 et 24, puis à la page 120). Il s’agit d’un livre sur la haine de l’autre, de l’Autre de l’auteur ; il s’agit du cas de l’Auteur se figurant cible de cette sainte haine. C’est un livre qui n’apprend vraiment rien, et qui ne fera du bien à personne ; bref, c’est du Deleuze à l’envers. C’est l’image inversée de l’homme de l’Abécédaire qui ne livre pas le nom de ses persécuteurs ; c’est la singerie d’un grand philosophe qui a beaucoup voyagé dans sa chambre, comme le Freud d’Onfray : Ah salauds de riches !