La réussite du film de Denis Villeneuve, Incendies, en compétition pour l’Oscar du meilleur film étranger et tiré de la pièce du même nom de Wajdi Mouawad   , fait honneur aussi bien au dramaturge qu’au cinéaste. Il n’était pas évident, en effet, d’adapter pour le grand écran une pièce aussi pleinement destinée à l’espace scénique. Si l’intrigue puissante et captivante de l’œuvre d’origine forme le socle de l’émotion procurée par le film, son impact sur le spectateur est dû avant tout à l’intelligence avec laquelle Villeneuve maîtrise les moyens d’expression offerts par le cinéma. En cela, Incendies constitue un passionnant objet d’étude pour qui s’interroge sur ce qu’est le cinéma, et sur le rôle qu’il peut avoir par rapport aux autres arts représentatifs.

Tout comme la pièce, le film retrace la quête de deux jumeaux canadiens, Jeanne et Simon, qui, afin d’exécuter la dernière volonté de leur mère, retournent au Liban, son pays d’origine, et retracent l’histoire qu’elle leur avait toujours tue. Cette enquête les mène au cœur de la guerre civile libanaise des années 1970 et des horreurs (viols, massacres, etc.) qu’elle a engendrées. A la différence de Mouawad, Villeneuve privilégie la quête identitaire à la fresque historique ; ainsi, deux personnages féminins distincts dans la pièce, celui de la mère, Nawal, et celui de son amie et compagne de prison surnommée « la femme qui chante », sont confondus dans le film. N’étant pas, comme Mouawad, personnellement concerné par le conflit libanais, le cinéaste canadien cherche moins, à travers ses personnages, à incarner les différents visages d’un pays écartelé qu’à illustrer la complexité de la formation d’une identité.

Ce n’est donc pas un hasard si la modification la plus considérable effectuée par rapport à la pièce d’origine conduit à montrer, à trois reprises, les personnages dans l’eau.  Hardiment, Villeneuve a en effet remplacé par une piscine le tribunal international qui donnait à Nawal, dans la pièce, l’occasion de reconnaître son fils et bourreau. Quant au signe de la reconnaissance entre la mère et son fils qu’elle est contrainte d’abandonner à sa naissance, il ne s’agit plus d’un nez de clown comme dans la pièce, mais d’un tatouage au pied. Cette substitution correspond à la mission propre du cinéma selon Villeneuve : à l’espace de la parole rendue publique et exposée aux regards en pleine conscience, s’oppose le visage d’un être en proie à une émotion si intime et si forte que seul le gros plan muet permet de la retranscrire. Dans tous les cas, l’eau est le lieu d’accomplissement de la vie : elle scelle le destin de Nawal, et elle symbolise pour ses enfants (qu’un plan montre recroquevillés en position fœtale dans la piscine) une véritable renaissance. On retrouve ici un élément qui était déjà au cœur de Maelström   ,  précédent long-métrage important de Villeneuve.

Si Incendies se concentre sur une quête des origines, il ne s’en tient pourtant jamais au seul registre psychologique ; l’âpreté de l’Histoire, la dureté sans nom de la guerre, se retrouvent ainsi transposés de la pièce au film. Le récit éclaté entre différents lieux et différents temps, et surtout l’usage du gros plan, permettent d’éviter toute conclusion morale évidente qui nierait la complexité de l’événement. Ainsi, le spectateur n’est pas mis en position de condamner Nawal lorsque celle-ci décide d’abandonner le combat pacifique des idées pour passer du côté de l’action violente en entrant au service du chef de guerre Chamseddine. Il suffit d’un gros plan sur le visage intense de Lubna Azabal (remarquable dans son interprétation de Nawal), parmi les décombres du camp de réfugiés de Deressa et seule face à un guerrier qui pourrait être son fils, pour nous faire éprouver au plus profond ce que Chamseddine expliquera plus tard à Simon : la guerre est constituée d’un enchaînement de représailles dont la logique implacable broie les individualités. Le film retrouve par ce moyen la puissance tragique de la pièce : lors de son entretien avec Nawal après ses années de prison, le chef de guerre reste invisible, présent seulement par la voix off, incarnant ainsi la force d’une nécessité aveugle qui manipule les personnages (un film comme Le Testament du docteur Mabuse de Lang en 1932, et les travaux plus récents de Michel Chion, ont bien montré cette puissance intrinsèquement conférée à la voix-off, en particulier au personnage invisible dont on n’entend que la voix, et que le dispositif invite à considérer comme l’égal de Dieu).

Dans son entretien avec Simon, Chamseddine semble tout d’abord conserver ce statut ; cette fois, c’est le travail sur la focale qui montre seulement Simon net au premier plan, tandis que son interlocuteur est flouté au second plan ou de dos. Mais lorsqu’il est enfin dévoilé, le spectateur a la surprise de découvrir le visage d’un vieillard parfaitement ordinaire, à l’apparence banale. Il ne s’agit pas de désigner des coupables, ni d’accuser des responsables, mais de montrer que personne ne peut se targuer dans un contexte de guerre d’avoir pleine maîtrise de ses actes. Surtout pas Nihad – Abou Tarek, le fils criminel, sur lequel le film s’ouvre et se clôt, en deux scènes sonores mais dénuées de dialogues, rajoutées par rapport au texte de la pièce. Dans les deux cas, il est filmé par des plans fixes qui le figent dans un environnement : le fait d’avoir suivi les instructions guerrières de ceux qui lui ont servi de pères ne le mène qu’à méconnaître sa mère, dont il sera toujours séparé par la mort. Cette ouverture et cette fin, qui expriment l’importance de la connaissance de soi et la faiblesse de l’homme face aux mécanismes sociaux et historiques, soulignent aussi admirablement la puissance propre du cinéma. En s’émancipant de la fidélité au texte d’une des plus grandes pièces du théâtre contemporain, elles rappellent la façon spécifique dont le cinéma, même et surtout lorsqu’il ne recourt pas à des moyens d’expression spectaculaires, peut exposer une des questions les plus fondamentales qui soient : l’identité de l’individu, en lui-même et en rapport au monde extérieur.