La question du partage des richesses traitée à travers la science et la philosophie politique de Gerald Allan Cohen.

La critique de l’incohérence des hommes politiques, souvent accusés d’avoir des convictions à mille lieues de leurs pratiques, augmente dans les démocraties occidentales. Entre un Al Gore qui reçoit un Oscar pour un film spectaculaire alertant sur les dangers écologiques qui nous menacent mais dont la propriété consomme vingt fois plus d’électricité qu’un foyer normal   et un Strauss-Kahn raillé en France comme le chantre de la gauche caviar, prônant l’égalité et la justice sociale mais vivant dans des conditions économiques et matérielles on ne peut plus aisées, cette défiance se généralise et le peuple français en vient à élire un Président jugé vrai notamment parce qu’il déclarait un jour de campagne :  "Moi, je fais ce que je dis et je dis ce que je fais". Triste réalité.

 

 

Gerald Allan Cohen, lui, inscrit son ouvrage dans une démarche très claire matérialisée par un titre direct derrière lequel se cache un cynisme certain : Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche ? Comment des hommes peuvent-ils en venir à prôner quelque chose sans l’appliquer à leur propre comportement ? Cette question est  ambivalente et Cohen ne la traite pas nécessairement sur le mode dramatique d’idéaux dénaturés ; il s’inclut lui-même d’ailleurs, avec humour, dans cette catégorie de gens ouvertement égalitaristes et pourtant plus riches que la moyenne.

 

Sur un ton toujours didactique, Gerald Allan Cohen prend soin de présenter distinctement chacun des courants de pensée qu’il s’évertue à clarifier pour mieux en présenter par la suite les aspects qu’il y conteste. A travers des exemples simples et clairs, Cohen cherche bien à rendre accessible à tous ce sujet qui lui tient à cœur et sur lequel il a travaillé une bonne partie de sa vie. Si un reproche peut être fait à l’œuvre, et l’auteur lui même le fait dans les dernières phrases, c’est qu’il ne fournit "pas de réponse définitive à la question posée" et se contente de "présenter des réflexions sur le sujet", alors que le titre si direct laissait présager une réponse aussi directe, claire et nette.

 

La double critique marxiste et rawlsienne

 

La majeure partie de l’ouvrage est consacrée à présenter la construction idéologique du marxisme et du libéralisme rawlsien, suivie ensuite, à chaque fois, d’une déconstruction méthodique et rigoureuse sur le plan intellectuel. 

 

La construction idéologique du socialisme scientifique – marxiste

 

Jerry Cohen, comme le surnomme Philippe Van Parijs dans sa postface   , prend soin de présenter comme il se doit l’idéologie marxiste, dans le culte de laquelle il a été élevé. Le socialisme scientifique théorisé par Marx et Engels est issu de trois sources aussi importantes les unes que les autres, et qui correspondent à des étapes successives dans la vie de Karl Marx : la dialectique hégélienne, le socialisme utopique français, prégnant au milieu du XIXème siècle – Saint-Simon, Fourier, Cabet etc… l’économie matérialiste anglaise de Smith, Locke ou Ricardo, dont Karl Marx s’est imprégné à la fin de sa vie, et qui a donné un tournant économique à son œuvre avec, en point d’orgue, Le Capital.

 

Ainsi, pour Marx et tous les marxistes, il ne s’agit pas de militer pour l’égalité, ni même d’agir selon un quelconque ethos égalitaire : "l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre", écrit Marx lui-même pour résumer l’obsession obstétrique qui l’anime. Les socialistes ne doivent donc pas agir selon un ethos égalitaire ; ils ne doivent pas même militer pour transformer la société capitaliste en société communiste égalitaire, puisque ce passage est  nécessaire. Tels des sages-femmes qui aident à ce que le bébé vienne au monde le plus rapidement et le moins douloureusement possible   , les socialistes ne sont ainsi que les artisans d’un changement social qui les dépasse, contrairement aux socialistes utopiques qui, ingénieurs de la transformation sociale, la pensaient alternative à la société capitaliste. Ceux-ci n’avaient pas intégré à leur réflexion le rôle de la réalité sociale étant donné l’état encore embryonnaire dans lequel se trouvait la société capitaliste au moment où ils écrivaient. C’est le mouvement même de l’Histoire, pour les marxistes, qui a permis aux socialistes d’acquérir la compréhension de soi et de passer à un stade dit plus évolué, celui du socialisme scientifique. Imprégné de la dialectique hégélienne, le communisme est la réalisation nécessaire du mouvement même de l’Histoire et, contrairement à son prédécesseur utopique, il peut affirmer, ici au travers des écrits d’Engels, qu’il "n’est pas une doctrine [mais] un mouvement ; [qu’] il ne se base pas sur des principes mais sur des faits". D’où la coordination d’un espoir égalitaire sans agir égalitaire.

L’intelligence du socialisme scientifique n’est pas de réfléchir à des valeurs morales, comme pourrait l’être l’égalité   ; elle n’est pas non plus d’agir en fonction d’une quelconque moralité, étant donné qu’elle ne pense pas cette moralité. Elle est tout simplement de réfléchir à comment rendre l’inévitable avènement d’une certaine moralité – qu’elle soit leur ou pas – plus rapide, moins douloureuse.  

 

L’auteur, lui, s’oppose fermement à cette conception qu’il dit pourtant avoir approuvé étant plus jeune   . La promesse obstétrique a été source d’une "inattention criminelle à ce que l’on essaie de réaliser, au problème du modèle socialiste", affirme Cohen. "A moins d’écrire des recettes pour les cuisines de l’avenir, il n’y a pas de raison de penser que nous obtiendrons la nourriture que nous désirons",  poursuit-il toujours aussi métaphorique ! "Les valeurs socialistes ont perdu leur ancrage dans la société capitaliste"   , rendant dès lors impossible l’avènement du communisme par la simple aufhebt, terme qu’utilise Hegel pour désigner la transition dialectique, puisque le communisme ne semble plus prendre sa racine dans les excès de la société capitaliste.

 

Par ailleurs, il s’oppose à deux thèses majeures relatives au déroulement naturel du processus historique pour les marxistes : l’union progressive et croissante du prolétariat, opprimé, exploité bien qu’il soit le véritable producteur des richesses dans la société ; et l’optimisme de Marx sur les conditions matérielles futures.

 

Cohen, avec le recul, analyse la désintégration du prolétariat et, plus encore, des exploités qui, loin d’être tous des travailleurs, sont parfois oisifs (jeunes, vieillards, handicapés) ; est-ce cependant une raison pour les laisser en marge du processus de transformation sociale ? La prise de conscience des enjeux écologiques, récente mais véritable, amène l’auteur à reconsidérer totalement l’optimisme matériel d’un Marx pour qui les ressources naturelles futures seraient illimitées – et pour qui c’est dans ce cadre de ressources illimitées que pourrait advenir une société communiste proprement égalitaire, c’est-à-dire où chacun pourrait disposer des ressources dont il a besoin. La précarité matérielle de la société présente oblige l’auteur à un retournement de tendance : il substitue à l’optimisme de Marx sur la question matérielle un pessimisme né de la prise de conscience de la finitude des ressources naturelles ; à l’inverse, Marx pensait l’abondance matérielle comme une condition nécessaire à l’avènement d’une société égalitaire, ce dont se démarque Cohen sous peine de désespérer à ne la jamais voir poindre. "Dans un contexte de rareté, nous devons chercher l’égalité" (souligné par moi), écrit l’auteur.

 

Le marxisme et sa promesse obstétrique qui faisait fi d’une véritable définition de l’égalité ne sont plus valables dans un tel contexte de précarité matérielle ; pour redistribuer les cartes, à défaut d’avoir un nombre illimité de cartes dans le futur, il faut réfléchir quelles cartes donner – et à qui. 

 

Le libéralisme égalitaire rawlsien

 

Par la suite, Cohen s’attaque à la déconstruction d’un libéralisme rawlsien en vogue depuis la Théorie de la Justice qui, à l’aube des années 1970, donnait un souffle nouveau à une gauche égalitaire en manque de paradigme  

 

Il critique principalement la toute-puissance qui y est donnée à la structure de base dans la lutte contre les inégalités. En effet, pour Rawls, la justice distributive est structurelle, c’est-à-dire qu’elle doit s’appliquer par une structure de base((Rawls définit comme la structure de base dans Théorie de la Justice, en 1972, comme "la façon selon laquelle les institutions sociales majeures distribuent les droits et devoirs fondamentaux pour déterminer la distribution des avantages issus de la coopération sociale" résolument égalitaire à l’intérieur de laquelle les individus ne sont cependant en aucun cas tenus par un quelconque ethos égalitaire mais plutôt par un ethos maximisateur en conformité avec la recherche éternelle d’intérêts privés qui les motivent. Cohen parle de Rawls comme d’un égalitariste "prioritariste" ((p.334)) un égalitariste dont la tâche première n’est pas de diminuer les inégalités en tant que telles – le fossé entre ceux qui ont le plus et ceux qui ont le moins – mais plutôt d’optimiser la situation des plus défavorisés, serait-ce au prix d’un accroissement de l’abîme qui les sépare des plus favorisés, en opposition aux égalitaristes purs dont la finalité est bel et bien la réduction de cet abîme. D’ailleurs, Cohen affirme que ces derniers, auxquels il se dit appartenir sont bien inférieurs en termes numériques que les égalitaristes prioritaristes.

 

Pour lui, au contraire, il convient de mobiliser tant la structure de base, qui se doit d’être résolument égalitaire, que l’ethos des citoyens qui, s’il n’est pas mis au service de la justice sociale et de l’égalité, ne peut pas aboutir à une société égalitaire. "Le degré d’égoïsme des hommes affecte les perspectives d’égalité et de justice", affirme-t-il : la justice est aussi "une question […] de choix personnels dans la vie quotidienne". "Le personnel est politique"   , écrit-il comme pour résumer une pensée qui s’oppose donc radicalement à la louange des vices privés comme sources du bien public qu’il prête à Rawls. Pour Cohen, les individus doivent dépasser le cadre contraignant de la loi pour s’appliquer à eux-mêmes un ethos conforme aux valeurs de justice qu’ils revendiquent – en l’occurrence, l’égalité. Il affirme que "l’ethos maximisateur n’est pas un trait nécessaire au fonctionnement d’une société"   . En ce sens, il se rapproche d’un christianisme social pour lequel il y a société juste quand les choix individuels sont justes au sein d’un cadre structurel juste : "l’égalité ne requiert pas simplement l’histoire et l’abondance à laquelle elle conduit, ni simplement la politique, mais une révolution morale, une révolution dans l’âme humaine"   , écrit Cohen.

 

Après avoir défini ce qu’il attend donc d’une société juste – à savoir une société dont les structures de base sont empreintes de justice et dans laquelle les individus ne sont pas des homos œconomicus uniquement motivés par un ethos maximisateur mais, au contraire, des individus dont les actes concordent avec la volonté égalitariste qu’ils ont placé dans les structures sociales -, Cohen explique en quoi des individus parmi les plus riches de la société peuvent se déclarer ouvertement égalitaristes alors même que, par définition, ils ne procèdent pas à une redistribution poussée de leurs revenus – en quel cas ils ne seraient plus riches – et, plus encore, comment ceux-ci peuvent-ils se justifier de leur situation, s’accommodant ainsi parfaitement au niveau intellectuel de cette situation pourtant contradictoire.

 

L’égalitariste riche – philosophie personnelle et justifications publiques

 

C’est en fait la dernière partie de l’ouvrage qui s’approche le plus d’une réponse précise à la question posée dans le titre : qui sont les riches égalitaristes, et comment peuvent-ils se penser honnêtes avec leurs principes s’ils ne participent pas au maximum à une œuvre de redistribution des richesses ? L’auteur prend le soin là de préciser la distinction entre une excuse et une justification : il ne s’intéresse pas aux riches égalitaristes qui s’excusent de ne pas redistribuer autant qu’ils le pourraient, admettant par là même une faute de leur part ; il s’intéresse à ceux qui justifient un tel comportement, ce qui implique qu’ils pensent leur comportement tout à fait conciliable avec leurs revendications égalitaires. "Qu’exige la justice des individus dans une société injuste"   ? (Evidemment, conformément aux développements antérieurs, on entend ici par "société injuste" tant la structure de base de celle-ci que l’ethos de ses individus). C’est la question de l’acrasie   , sur laquelle tant les philosophes que les individus sont divisés : est-il possible de faire intentionnellement quelque chose que l’on sait être mauvais ? Plus encore, est-il possible de faire intentionnellement quelque chose que l’on sait être mauvais tout en s’estimant conforme avec ses propres principes ? C’est en somme la façon qu’utilise l’auteur pour présenter cette situation paradoxale des riches égalitaristes qu’il présente par la suite. Etre égalitaire dans une société foncièrement inégalitaire, un ethos contre-productif ?

 

Certains égalitaristes riches pensent qu’ils agissent correctement en ne redistribuant pas – du moins pas autant qu’ils le pourraient – leur richesse, arguant qu’une telle redistribution serait contre-productive – qu’elle nuirait à la cause finale qu’ils défendent, celle d’une société égalitaire.

 

L’auteur met en exergue plusieurs arguments qui pourraient être avancés par ceux-ci, mais un seul lui semble correct sur le plan de la construction intellectuelle : l’idée que la conservation des ressources permettrait aux riches égalitaristes d’être mieux placés pour défendre leurs convictions sur la place publique, ou en imprégner les décideurs politiques. Comme le souligne l’auteur lui-même, cette conception est d’autant plus vrai que le pays en question est peu démocratique   ; entendons par là qu’il confère une place démesurément importante à une élite qu’il est difficile d’atteindre si ce n’est par la reproduction sociale, ne permettant ainsi qu’à une minorité au capital économique donc, souvent, culturel développé de participer à la prise de décisions dans la société.

 

Ainsi, dans un tel pays où appartenir à l’élite donne un poids intellectuel et politique considérable, et où être riche est une condition nécessaire d’appartenance à cette élite, il peut être jugé plus productif, pour un égalitariste riche visant à transformer sa société en une société plus égalitaire, de conserver son argent et de le mettre au service du pouvoir qu’il lui offre – ou, du moins, de la proximité avec le pouvoir.

 

Par extension, un tel égalitariste riche pourrait également préférer utiliser son argent pour donner à ses enfants une éducation de qualité supérieure (tout en ne négligeant pas de leur inculquer ses propres valeurs égalitaires) qui leur permettra d’appartenir, eux aussi, aux cercles privilégiés de la société pour rester dans les sphères d’influence qui leur permettront peut-être de faire advenir une société plus égalitaire. Ainsi, Cohen nous livre ici quel pourrait être la justification d’un égalitariste riche pour lequel il serait destructeur de procéder à une redistribution poussée de ses richesses dans le cadre d’une société non égalitaire.

 

 

Etre égalitaire dans une société foncièrement inégalitaire, un ethos inutile ?

 

Au contraire, pour beaucoup d’égalitaristes riches, la redistribution à petite échelle n’est pas nécessairement contre-productive mais plutôt inutile et il est donc plus intéressant de ne pas s’y livrer. Dans la taxinomie qu’il propose, Jerry Cohen y distingue deux sous-groupes : ceux pour lesquels il serait excessif que de demander aux riches égalitaristes qu’ils procèdent à une redistribution de leur richesse, et ceux pour lesquels il ne serait pas excessif mais tout simplement, à proprement parler, inutile. 

 

Le premier d’entre eux est l’idée que l’injustice est condamnable en ce qu’elle crée un gouffre entre les plus riches et les plus pauvres et, à cet égard, le fait de redistribuer ses richesses ne comblera en rien le gouffre voire, comme l’argumente l’auteur, pourrait même le creuser plus encore.  

 
 

Le second s’inspire d’une conception particulière de l’égalité en ce qu’elle est définie comme la maximisation du nombre d’individus ayant une "bonne vie", serait-ce au détriment de quelques sacrifiés ; par bonne vie est entendue en fait l’idée qu’il faut faire passer les individus au-dessus d’un seuil – qu’il convient de définir – en dessous duquel la vie ne peut pas être, à proprement parler, bonne. Deux types de justifications peuvent ici apparaître pour les égalitaristes riches, selon leur niveau de richesse : ou bien ils peuvent adopter une réponse pratique, objectant qu’il leur est impossible de savoir à qui donner précisément leur argent – étant donné qu’il faudrait, pour que leur don soit utile, qu’il soit ciblé sur des individus juste en dessous du fameux "seuil". Pour les plus riches, qui pourraient, fondamentalement, donner assez pour contenter même ceux qui sont assez loin du seuil, Cohen avance une justification principielle qui, à mon sens, est tout à fait solide intellectuellement mais pourrait s’appliquer à toutes les justifications proposées par les riches égalitaristes au long du chapitre et ne trouve donc pas d’ancrage plus solide ici qu’elle n’en aurait pu en trouver ailleurs. Cette justification est assez simple, puisqu’elle amène tout simplement l’individu à distinguer entre "la conception qu’une personne peut avoir de ce que sont de bonnes situations et les obligations qu’elle croit devoir satisfaire pour les promouvoir"   .

 

Le troisième argument s’applique aux égalitaristes riches qui pensent véritablement les inégalités comme une injustice fondamentale et qui, de fait, pour la plupart, donnent ou ont donné à des œuvres visant à réduire celles-ci. Cependant, la question s’applique autant à eux qu’aux autres, puisque l’on peut se demander pourquoi ils n’ont pas versé une part plus significative de leur richesse – ce qu’ils n’ont pas fait puisqu’ils sont encore riches ! C’est l’argument de la goutte d’eau : à quoi bon donner, ce ne serait qu’une goutte d’eau invisible dans l’océan des inégalités – en fait, pour être plus précis, j’aurais privilégié une métaphore légèrement arrangée, où le riche donateur ôterait une cuillérée à café d’eau dans l’océan de la pauvreté – autant dire qu’il n’enlèverait rien à l’échelle globale de l’océan mais que, tout compte fait, il en aurait sauvé quelques gouttes, ce qui n’est pas négligeable du point de vue de ces gouttes ôtées de l’eau ! Reprenant la distinction mentionnée plus tôt, l’auteur affirme en toute logique que la justification de la goutte d’eau s’applique bien mieux aux rares égalitaristes purs qu’aux nombreux égalitaristes prioritaristes, puisque ces derniers visent à améliorer la situation des plus défavorisés – or, ils auraient bel et bien sorti quelques gouttes d’eau de l’océan de la pauvreté, ce qui serait conforme à leur engagement intellectuel.

Le quatrième et avant-dernier argument se situe à mi-chemin, oserais-je, entre la théorie libérale de la structure de base et celle de Cohen sur l’importance de l’ethos égalitaire chez les individus. C’est l’argument, emprunté à Dworkin, selon lequel ce n’est pas aux individus mais à l’Etat et au gouvernement qui les représente d’assurer l’égalité, de distribuer les ressources à tous équitablement. Cependant, pour résumer, les individus ne sont pas exemptés de toute responsabilité et si l’Etat faillit à sa mission égalitaire, les individus doivent reprendre la main et réorienter les politiques publiques vers leur objectif initial. 

Le dernier argument pour les riches égalitaristes, assez marxisant, est que réduire les inégalités de richesse ne réduirait pas l’inégalité fondamentale, qui est celle de pouvoir… Ce à quoi Cohen se demande logiquement pourquoi, à défaut de parvenir à réduire l’inégalité ici jugée première, les riches égalitaristes ne s’attellent déjà pas à minimiser l’inégalité de richesse, bien qu’elle ne soit que secondaire…

 

Un don volontaire de montant X serait beaucoup plus difficile à faire qu’un impôt de même montant X prélevé de force par l’Etat – et ce même pour une personne a priori disposée à ce que l’Etat lui prenne ce montant X. C’est l’argument du "coût de la volonté" que présente Negel et que Cohen déconstruit par une série d’analogies et de métaphores somme toute assez brillantes.  

 

Enfin, le dernier argument présenté est celui de la chute en termes de qualité de vie que provoquerait chez un égalitariste riche l’expropriation d’une partie importante de ses richesses. Si l’on prend le bien-être pour juger des inégalités – et non pas les ressources –, on pourrait s’apercevoir à cet effet que des riches expropriés seraient probablement plus malheureux, à ressources égales, que des anciens pauvres nouvellement dotés ; les premiers, en effet, vivraient dans l’indignité leur nouveau statut et devraient changer leurs luxueuses habitudes de vie – la privation étant dès lors coûteuse à supporter. Il est notable que ce problème se pose aussi bien en cas d’auto-expropriation pour satisfaire son ethos personnel qu’en cas d’avènement d’une société à proprement parler égalitaire qui organiserait un vaste processus de redistribution des richesses.

 

Cohen consacre donc le dernier chapitre de son ouvrage à expliquer attentivement les diverses justifications qui pourraient conduire un égalitariste riche à ne pas se comporter conformément à son ethos, tout en ne pensant pas cette divergence comme nécessairement mauvaise et contraire à ce qu’il pense fondamentalement. Dès le début du chapitre, l’auteur se livre à une confession qui prête à sourire puisqu’il explique qu’un tel discours moralisateur, qui vise directement le comportement des plus riches, est tout à fait contraire à l’éducation marxiste qu’il a reçu : "Lorsque j’étais enfant, j’ai appris à focaliser mon jugement sur la structure injuste de la société, sans me soucier des individus dont il apparaît qu’ils bénéficient de cette injustice",   . Sans être "totalement insensible à cette attitude", Cohen affirme penser qu’il "y a quelques chose de bizarre à être un égalitariste riche"   ce qui l’amène à se questionner sur sa propre situation, lui, le (relativement) riche égalitariste – une analyse sans complaisance qui le conduit à se remettre en question autant qu’il remet en question les autres, témoin de la rigueur intellectuelle et morale qui, je pense, motivait Jerry Cohen.

 

Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche ?

 

Comme il le dit lui-même – et nul doute que tel aveu est un peu décevant après plus de trois cent cinquante pages de lecture -, son "ambition n’était que d’énoncer quelques considérations sur le sujet"   Et, en effet, des considérations, il en a énoncées beaucoup !

 

Après avoir dûment présenté les théories marxistes et libéralistes rawlsiennes qui ont chacune façonné la construction intellectuelle et morale de millions de personnes – lui-même étant concerné pour ce qui est du marxisme -, il montre, avec une clarté et une efficacité mises au service d’une "rigueur intellectuelle sans complaisance", comme le souligne Philippe Van Parijs dans sa postface, en quoi il s’oppose tant à l’un, qui par la promesse obstétrique qui s’est finalement révélée fausse a sclérosé les individus dans une inaction et une non-pensée dévastatrice, qu’à l’autre, qui en ne mobilisant que la structure de base de la société au sein desquelles pourrait s’exprimer sans états d’âme l’ethos maximisateur d’individus égoïstes, ne sert pas la cause d’une inégalité au service de laquelle chacun doit agir quotidiennement.

 

Par la suite, il liste très distinctement les différentes justifications que peuvent opposer les égalitaristes riches, dont la situation matérielle est en contradiction apparente avec l’ethos qui les motive mais qui, malgré cette ambivalence, pensent détenir des raisons telles qu’elles les abstiennent de participer à leur échelle à ce travail de redistribution. Mais, quelles qu’elles soient, il les déconstruit plus ou moins ouvertement – semblant parfois reconnaître beaucoup de profondeur à certaines des justifications, qu’il a, en apparence, plus de mal à contredire -, restant fidèle à une pensée dont il est le maître fondateur : celle d’un égalitariste pur qui ne peut se complaire de voir poindre ci et là des revendications égalitaires sans que jamais elles ne soient appliquées par les donneurs éternels de leçons. Celle d’un égalitariste pur qui ne veut pas d’une société simplement égalitaire par sa structure de base et au sein de laquelle c’est la compétition de tous contre tous et les intérêts individuels qui règnent ; celle d’un égalitariste pur qui espère une transformation tant sociale que morale, personnelle, individuelle : une révolution des consciences et des mœurs sans laquelle cette première n’est que chimère, qui amènerait les individus à librement consentir de suivre un ethos égalitaire.

 

Ceci afin que la société, apaisée des conflits de classe nés des abimes entre les uns et les autres, puisse s’émanciper, emportant sur le chemin du progrès économique, social, politique et culturel l’ensemble des individus qui la composent – sans ne laisser personne sur le bord du chemin – sans distinction, aucune