Comment préserver, à la télévision, un regard critique sur l’œuvre culturelle, dès lors que les enjeux promotionnels y dictent le discours dominant ?

Une approche sémiotique  du discours télévisuel sur la culture

Camille Brachet explore, dans Peut-on penser à la télévision ?, le traitement de la culture sur les émissions de plateau, à travers l’analyse sémiotique de plusieurs programmes spécialisés dans les sujets culturels   . L’objectif de l’ouvrage est ainsi d’identifier et caractériser "les discours circulant sur des produits culturels (livre, disque, film, spectacle vivant) qui ont une valeur marchande"   .  Selon Camille Brachet, quel que soit le niveau qualitatif des programmes culturels, "l’énonciation télévisuelle" déploie un certains nombre de codes qui tendent à construire une représentation de la culture marquée par la logique promotionnelle. Refusant de se focaliser sur l’idée d’une domination de la culture de masse à la télévision, l’auteur cherche plutôt à décrire les mécanismes conduisant à cette dérive marketing du discours télévisuel sur la culture, dont la principale conséquence serait l’impossibilité de développer, lors de ces émissions, une pensée véritablement critique. 

 

Soigner le packaging

Avant d’aborder la question du traitement des sujets culturels à proprement dit, Camille Brachet montre comment l’émission culturelle se déploie, elle-même, comme un produit à vendre, destiné à séduire un public le plus large possible. La formule d’émission ou de magazine culturel, souligne l’auteur, est rarement utilisée pour communiquer sur ces programmes. Cela est symptomatique de la difficulté à susciter l’intérêt du public dès que l’on parle de culture. Ce terme, à la télévision, possède une connotation péjorative. Il est synonyme d’ennui, d’austérité, alors que l’on regarde d’abord la télévision pour se divertir.  

Ainsi, ces programmes, au niveau de leur forme, sont stylisés de façon à neutraliser cet a priori négatif. L’habillage (logo, générique, disposition et décoration du plateau, effets visuels, jingles…), notamment, apparaît comme un packaging visant à rendre le programme attractif dès le premier contact, avant même d’entrer dans le vif des discussions. Cela vaut même pour un magazine axé littérature comme Campus, qui tenta en 2006 de moderniser et dynamiser son image de marque en renouvelant son habillage (couleurs vives du plateau, graphisme 3D du générique…), ainsi qu’en accordant une importance accrue à la musique   . Afin de faire accepter des contenus culturels au grand public, ces émissions recourent à des procédés formels produisant un effet d’"enrobage", de "papier cadeau"   . Il s’agit de faire diversion, afin que le spectateur se rende le moins compte possible qu’on lui parle de culture... Participent également à cette tentative de diversion des procédés tels que le registre parfois familier des animateurs, ou encore l’invitation de peoples peu légitimes au niveau culturel, mais contribuant à la dimension spectacle.  

 

Le présentateur comme label

Au centre du dispositif scénique de ces émissions se trouve l’animateur, lequel constitue, par son look et sa façon de présenter, un label, un marqueur distinctif. Il personnifie le programme, lui permet d’accéder au statut de marque : "D’une part, il structure l’émission, en est l’articulation principale ; d’autre part, il la transcende en plaçant sa marque au-dessus du concept"   . Ce "maître de cérémonie", qui gouverne la prise de parole et anime le débat   , se pose comme la vedette de l’émission, jusqu’à adopter parfois les codes de la starification,  à l’image par exemple d’un Thierry Ardisson. L’animateur concourt, de cette sorte, à la formation du magazine cultuel comme produit marchand, s’inscrivant au sein d’une offre télévisuelle hyper-concurrentielle.

 

Travailler son image de marque sur les plateaux de télévision

Ce sont cependant les invités qui alimentent les échanges, conditionnent "la production éditoriale de l’émission"   . Sans eux, les programmes culturels seraient des coquilles vides. C’est pourquoi la promotion de ces émissions (programmes TV, site officiel…) passe par la mise en avant d’une série d’invités phares. L’émission se vend à travers une vitrine d’invités possédant une puissance d’impact "en termes de répercussion sur l’audience"   , même si ce n’est pas nécessairement eux qui occuperont le temps de parole le plus long lors de la diffusion réelle.  Ces invités, quant à eux, se rendent également sur les plateaux de télévision dans une optique promotionnelle. Leur apparition est rarement désintéressée, qu’il s’agisse d’un écrivain venu présenter son dernier roman, du représentant d’un parti politique, du porte-parole d’une association… La participation à ces émissions leur confère une légitimité particulière : "Passer à la télévision, du moins en ce qui concerne les émissions de plateau, est quasiment synonyme d’une accession à un statut qui fait autorité"   . Ce passage est motivé par l’ambition de se forger une image médiatique. Les invités se doivent d’assurer une prestation par laquelle ils se construiront des traits positifs (sympathiques, éloquents…), et donc jouer le jeu du spectacle télévisuel.  On constate ainsi une interdépendance entre l’émission et ses invités : l’émission se vend au public grâce à des invités qui, eux-mêmes,  viennent y faire leur autopromotion.  Cette interpénétration des intérêts a pour conséquence, selon Camille Brachet, de figer le discours télévisuel dans une rhétorique de l’éloge.

 

Fédérer par une ligne éditoriale polyvalente

Pour satisfaire ses objectifs d’audience, la télévision ne peut plus se contenter de diffuser, comme c’était le cas jusque dans les années 1970, des programmes appartenant à des genres délimités, clairement cloisonnés. La "néo-télévision" se caractérise au contraire par le mélange des genres, l’apparition d’émissions "omnibus"   . Les magazines culturels n’échappent pas à cette tendance. Elles combinent des contenus éditoriaux hétérogènes, mélangent la culture au divertissement, le discours des experts à la légèreté des interviews de peoples, la littérature aux sujets faisant la une de l’actualité, aux prestations live de chanteurs, aux jeux…  Camille Brachet examine à la loupe la structuration de ces émissions de plateau, composées d’une suite de séquences d’interviews sans lien les unes avec les autres. Les transitions entre des invités appartenant à des univers très différents sont souvent artificielles, et relèvent parfois du numéro d’équilibrisme. La fragmentation se substitue à la cohérence éditoriale : "L’émission, refermée sur elle-même, est perçue négativement et n’aspire qu’à une chose, s’ouvrir sur l’ensemble de la programmation, s’ancrer dans un niveau textuel supérieur"  

 

La culture devenue spectacle

La brièveté de ces "séquences-invités" donne lieu, note l’auteur, à une forme de discussion qui peine à dépasser le registre du "bavardage" ; ce qu’exprime en partie la formule de "talk-show". Les objets culturels présentés ne sont mis que superficiellement en perspective   , surtout dans les émissions culturelles les plus généralistes, où le discours tend à se focaliser sur la personnalité de l’invité et son parcours biographique   . La "peoplisation" l’emporte, en fin de compte, sur l’ambition  de développer un discours centré sur la culture.  Cette spectacularisation des magazines culturels induit par ailleurs une transformation radicale du statut de l’intellectuel. La notion d’intellectuel, apparue à l’époque de l’affaire Dreyfus, désignait à l’origine une personne qui, en raison de sa qualité de réflexion, possédait la légitimité requise  pour donner son avis et influer sur des sujets d’ordre public. Or, la télévision a favorisé l’émergence d’intellectuels médiatiques, familiers des plateaux, lesquels tirent moins leur légitimité de leur contribution au développement du savoir, que de leur style d’énonciation télégénique   . Les codes du paraître,  l’aptitude à se rendre agréablement visible, font désormais autorité même dans des domaines supposant la plus haute expertise. La culture comme objet promotionnel L’émission de plateau, construite comme une espace dédié au spectacle médiatique, atteint par cette voie son véritable objectif qui est de faire la promotion de produits culturels.  L’objet promu s’inscrit au cœur de la mise en scène grâce à une série de procédés récurrents tels que les gros plans et inserts, les écrans grande dimension encadrant le dispositif scénique, les annonces et rappels du présentateur incitant à acheter la nouveauté présentée… Cette omniprésence du produit, estime Camille Brachet, relève d’ "une rhétorique promotionnelle" : "Le produit devient le centre des regards et, dans un temps suspendu, se substitue à l’animateur en lui volant la vedette"   .  Ce mode d’exposition, inspiré du discours publicitaire, conduit dans le même temps à une représentation uniformisée des objets culturels : ceux-ci apparaissent successivement comme dans un "catalogue" ; ils composent la "collection" des produits culturels du moment, indépendamment de leur valeur singulière. 

 

L’impossibilité d’un discours critique

Comment, dès lors, préserver une place pour le discours critique?  A l’époque d’Apostrophe, rappelle Camille Brachet, on reprochait déjà à Bernard Pivot d’être trop flatteur à l’égard de ses invités, et de servir les intérêts de l’industrie de l’édition plutôt que de la critique littéraire   . Le problème ici soulevé est que la critique argumentée sur les produits culturels est peu compatible avec l’énonciation télévisuelle. Non seulement le rythme des interviews ne permet pas de développer des argumentations véritablement construites, mais, de surcroit, en laissant aux seuls invités l’initiative de présenter leurs œuvres, ces émissions donnent libre cours à une forme d’auto-apologie   . Certes, quelques rares magazines s’avèrent moins complaisants à l’égard de leurs invités, à l’instar de On n’est pas couché où Eric Zemmour et Eric Naulleau se livrent souvent à un "abattage" public des invités. Il s’agit néanmoins, dans ce cas, d’un discours davantage polémique que critique, dans la mesure où il vise principalement à dramatiser les échanges : "Leur objectif principal est de produire artificiellement un climat de tension en provoquant les invités"   . Là-encore, on retrouve un discours dominé par la logique du spectacle, et finalement peu argumenté, d’autant que les chroniqueurs sont amenés régulièrement à aborder des sujets qu’ils maitrisent assez mal.

La culture déconstruite 

En définitive, soutient Camille Brachet, la finalité promotionnelle des émissions de plateau influe autant sur leur façon de parler des objets culturels que sur leur structure formelle, séquencée à l’extrême, combinant sans cohérence des domaines culturels hétérogènes, et transmettant par suite une représentation discontinue de la culture. Ce regard éclaté, cette "esthétique du fragment", reconfigure nécessairement notre précompréhension ("horizon d’attente") de ce qu’est la culture, c’est-à-dire la façon dont nous appréhendons aujourd’hui l’œuvre culturelle. En ce sens, conclue, Camille Brachet, "La circulation débridée des produits culturels dans le paysage audiovisuel provoque l’émergence d’une forme de culture issue des structures médiatiques, produite par des logiques marchandes, et façonnée par le marketing et les discours de promotion"