Le dimanche 26 septembre 2010, les électeurs ont redonné au parti d’Hugo Chávez, le Parti Socialiste Uni du Venezuela (PSUV), et à ses alliés une majorité nette de 98 députés sur un total de 165. L’opposition, réunie autour de la Table d’Unité Démocratique, obtient de son côté 65 députés. Les deux sièges restants reviennent au petit parti, Patrie Pour Tous (PPT), qui a rompu avec la coalition chaviste en février dernier. A cette occasion, il s’était présenté comme la seule alternative à la bipolarisation chavisme / opposition. Cette situation révèle un décalage avec l’assemblée sortante, presque totalement acquise au président Chávez. En effet, en 2005, l’opposition, affaiblie par plusieurs échecs successifs, avait décidé de boycotter les élections législatives. En remportant 40 % des sièges à l’Assemblée Nationale, l’opposition revient dans le jeu parlementaire mais semble avoir perdu les élections. Pourtant, les réactions post-électorales sont euphoriques dans les deux camps. Hugo Chávez se félicite d’une victoire « large et indiscutable ». Quant à l’opposition au président vénézuélien, elle prétend avoir remporté les élections en rassemblant 52 % des électeurs. Qu’en est-il vraiment ?

Obtenir une majorité de trois cinquièmes des sièges ne saurait être qualifié de défaite pour le chavisme. Toutefois, l’objectif annoncé de conserver les deux tiers de l’Assemblée Nationale n’a pas été atteint. De plus, la comptabilisation des votes nationaux par liste montre que la coalition chaviste n’a pas obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés (48,53 %)  – c’est-à-dire à peine plus d’un point que l’opposition organisée au gouvernement (47,17 %).  Depuis les élections présidentielles de décembre 2006, la différence a fondu de 26 à 1 point de pourcentage. Il ne convient donc pas davantage de parler de « victoire large et indiscutable » du chavisme. Le rapport de forces électoral dévoile un équilibre quasi parfait entre les concurrents en présence. Les proclamations de majorité absolue des suffrages de la part de l’opposition reposent ainsi sur un amalgame un peu rapide entre les forces d’opposition et les petites organisations politiques, comme le PPT, indépendantes à la fois du chavisme et de l’opposition.

Réunie autour de la Table de l’Unité Démocratique, l’opposition est une coalition hétérogène qui rassemble les partis social-démocrate (Acción Democrática) et démocrate-chrétien (COPEI), deux partis qui gouvernaient avant Chávez, et une kyrielle de forces politiques disparates allant d’un petit groupe d’origine maoïste (Bandera Roja),  qui milite pour le renversement du capitalisme, à la droite libérale (Primero Justicia). Le seul ciment de cette coalition est son hostilité résolue au gouvernement d’Hugo Chávez. De son côté, la coalition chaviste, peu favorable au débat et à la délibération, a fini par repousser les anciens partis partenaires du président. Seuls le Parti Communiste Vénézuélien et des formations marginales comme Tupamaros ou le MEP ont décidé de maintenir leur alliance avec le PSUV. Pour sa part, le parti social-démocrate, PODEMOS, a regagné l’opposition en 2007. Le PPT, petit parti de gauche modéré au sein de la coalition chaviste, s’est également dissocié du gouvernement au début de l’année 2010, en cherchant à s’appuyer sur le mécontentement des derniers mois. Autour de la figure du populaire gouverneur de l’Etat régional de Lara, Henri Falcón, le PPT rassemble d’autres déçus du chavisme comme la sociologue Margarita López Maya ou le dirigeant syndical Orlando Chirino. Leur campagne fut cependant un échec : les candidats du PPT ont obtenu 3 % des suffrages exprimés au niveau national, ne dépassant la barre des 5 % que dans leurs trois fiefs régionaux (Guárico, Amazonas, Lara) dans lesquels se concentrent les trois quarts des voix obtenues dans le pays.


Si Hugo Chávez a maintenu scrupuleusement la légalité démocratique, la réforme de la loi électorale en 2009 a permis au gouvernement de disposer d’une majorité plus large que la représentation proportionnelle ne lui aurait accordée. La surreprésentation des Etats peu peuplés, traditionnellement acquis au chavisme, la surreprésentation des grandes alliances électorales et la modification du contour des circonscriptions électorales ont permis au chavisme d’accroître l’ampleur de sa victoire. Tandis que les zones rurales maintiennent leur confiance envers Chávez et que les classes moyennes aisées et les classes dominantes soutiennent toujours l’opposition, le « peuple des barrios » se désaffilie progressivement du chavisme. Par exemple, les deux municipalités les plus populaires de Caracas (Libertador et Sucre), qui avaient voté majoritairement pour Hugo Chávez lors des élections présidentielles de décembre 2006, ont accordé cette fois-ci davantage de suffrages à l’opposition. Même si le président a obtenu une majorité de sièges à l’Assemblée Nationale et que l’opposition a obtenu moins de voix que la majorité, la crise du chavisme est profonde. Comment expliquer la désaffection croissante des classes populaires vénézuéliennes envers Hugo Chávez ?

Pour comprendre la complexité de la situation vénézuélienne, il est nécessaire de revenir quelques décennies en arrière. L’élection d’Hugo Chávez en 1998 est le résultat d’une crise économique, sociale et politique profonde. Au cours des deux décennies précédant son arrivée au pouvoir, le PIB par habitant diminue de 20 %, les investissements chutent de plus de 40 %, l’inflation multiplie les prix par 9, le secteur informel augmente aux dépens du secteur public. Des données supplémentaires peuvent nous permettre de mieux apprécier l’ampleur de la crise qui prévaut pendant cette période. À prix constants, les revenus sont divisés par trois. La part des salaires dans le revenu national diminue de cinq points. Les inégalités augmentent et toutes les études montrent une augmentation de la pauvreté. Les réformes d’inspiration néo-libérale promues par les gouvernements sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens aggravent les conditions de vie des plus modestes. En février 1989, la vague de révoltes, le Caracazo, s’opposant au plan de réformes co-signé avec le FMI, est réprimée, provoquant plusieurs milliers de morts.

La base sociale du chavisme est majoritairement constituée de ces classes populaires exclues du système politique précédant. Leur soutien inconditionnel au gouvernement a permis de déjouer l’ensemble des tentatives insurrectionnelles de l’opposition : coup d’Etat militaire en avril 2002, paralysie économique du pays de décembre 2002 à février 2003, référendum révocatoire d’août 2004. Hugo Chávez met en place des « missions » permettant de développer un réseau gratuit d’éducation, de santé publique et d’alimentation dans les quartiers populaires. Les indicateurs sociaux s’améliorent rapidement. En décembre 2006, Hugo Chávez est réélu président de la République avec 62,85 % des suffrages exprimés avec seulement 25 % d’abstention. Aucun président vénézuélien n’avait obtenu une victoire aussi large.

Depuis cette élection, une réforme constitutionnelle a été rejetée par une courte majorité d’électeurs. En outre, le chavisme a gagné une large majorité des régions et des mairies aux élections locales, mais a perdu les trois Etats les plus peuplés du pays (Zulia, Carabobo et Miranda) et la mairie de Caracas. Cet affaiblissement électoral général et le divorce croissant avec les classes populaires sont les symptômes d’une crise du chavisme dont les causes sont multiples. Certaines d’entre elles sont externes. La crise économique mondiale a brutalement ralenti la croissance vénézuélienne, avec une récession de deux ans. Au début de l’année 2010, une longue sécheresse a provoqué des pénuries dans le pays. Durant plusieurs mois, l’eau et l’électricité ont été rationnées. Des facteurs internes ont également contribué à la crise du chavisme. Le gouvernement n’a pas réussi à résoudre deux fléaux chroniques de la société vénézuélienne : l’insécurité et la corruption. L’opposition instrumentalise, d’ailleurs, ces thématiques avec le même électoralisme que la droite ou l’extrême-droite européenne. La thématique de la redistribution des richesses apparaît à nouveau. D’une part, l’Etat ne manque pas d’argent pour permettre l’émergence d’une « boli-bourgeoisie » dont l’influence grandit au sein du gouvernement. Il a ainsi racheté pour plus de 8,6 milliards de dollars d’entreprises diverses. D’autre part, les missions sociales ne sont pas maintenues au niveau atteint au cours des années précédentes. De nombreux gaspillages ont été constatés. A titre d’exemple, au printemps dernier, on a découvert 130 000 tonnes de nourriture en putréfaction, une quantité qui aurait suffi à alimenter la population vénézuélienne pendant un mois si elle n’avait été détournée par des membres des plus hautes sphères de l’Etat.

Pourtant, depuis janvier 2005, Hugo Chávez continue de promettre la construction du « socialisme du XXIème siècle ». Le Venezuela constitue un paradoxe où la radicalisation rhétorique ne s’est pas accompagnée d’améliorations conséquentes pour les travailleurs. A Mitsubichi Barcelona, deux travailleurs en lutte contre les menaces de licenciement ont été assassinés par la police de l’Etat régional dont le gouverneur est membre du PSUV. Dans cette région, à la surprise générale, le PSUV a subi une grave défaite aux élections de septembre dernier, n’obtenant qu’un des huit sièges en lice. Existe-t-il un lien de causalité entre ces deux événements, comme le prétend la principale centrale syndicale chaviste, l’UNT ?

Le gouvernement d’Hugo Chávez a réussi à obtenir la reconduction d’une majorité à l’Assemblée Nationale, au prix de manipulations électorales. Le PSUV a tenté de centrer la campagne sur la personne du président de la République dont l’image est moins entachée que celle de ses lieutenants. Le président Chávez a créé, durant la campagne électorale, la « Cédula del Buen Vivir » nouveau moyen de redistribution de la rente pétrolière. D’ailleurs, une partie des électeurs chavistes craint que le retour de l’opposition au pouvoir n’ouvre la voie à la disparition des « missions » et des autres programmes sociaux redistribuant la rente pétrolière. Toutefois, il a perdu son pari de maintenir une majorité qualifiée des deux tiers, seuil obligatoire pour l’approbation des lois organiques ou des réformes constitutionnelles, et devra nécessairement trouver un terrain d’entente avec une partie de l’opposition. S’il s’agissait d’un gouvernement classique élu dans un contexte de démocratie libérale et représentative ouverte à l’alternance politique, nous pourrions évaluer ces résultats électoraux de façon plus positive. En effet, après plus de onze années de gouvernement et en dépit de l’usure du pouvoir, le gouvernement conserve le soutien de la moitié de la population du pays. Cependant, si l’objectif du processus bolivarien reste la transformation de la société dans l’intérêt de la majorité de la population, la lecture est nécessairement différente.

Les événements survenus au cours de ces derniers mois confirment la volonté d’Hugo Chávez de manipuler légalement les institutions vénézuéliennes ainsi que l’enlisement de la « révolution » qu’il s’était proposé de mettre en œuvre. Début décembre, des intempéries provoquent la mort de plus de trente personnes et font plus d’une centaine de milliers de sans-abri. Le gouvernement invoque cette situation d’urgence pour  réclamer le pouvoir de légiférer par décrets pendant un an et demi dans des domaines aussi divers que l’environnement, les transports, les finances, la sécurité, la coopération internationale… Le vote de cette loi dite « habilitante » permet de court-circuiter l’opposition parlementaire, dont le mandat commençait au début de l’année 2011. Le 23 décembre 2010, l’Assemblée Nationale adopte une loi limitant l’autonomie des universités et accentue ainsi le pouvoir du gouvernement dans ces bastions de l’opposition. Entre improvisation et reculade, Hugo Chávez a promis de réduire le délai de la loi « habilitante » à cinq mois. Depuis, la Loi d’Education Universitaire a été retirée et l’augmentation annoncée de la TVA annulée. Les élections législatives de septembre 2010 n’ont pas infléchi les choix politiques du gouvernement : celui-ci continue de renforcer ses propres pouvoirs au détriment de l’élite économique, sans que cela ne se traduise par une amélioration significative des conditions de vie des classes populaires. Pourtant, depuis plus d’une décennie, face aux attaques répétées des élites internes et externes, le gouvernement d’Hugo Chávez se maintient au pouvoir grâce au soutien actif des classes populaires. Sans réorientation drastique du projet politique, ce soutien actif poursuivra son effritement et la crise du chavisme s’accentuera.