Une certaine littérature actuelle de supermarché ferait la promotion d'un féminisme crypté et les "wiccanes" (sorte de supers sorcières) seraient les nouvelles héroïnes de la postmodernité, des jeux vidéo aux séries télé en passant par le Da Vinci Code.

Barack Obama a peut-être perdu les dernières élections législatives pour n’avoir pas su réformer son propre slogan. Il aurait pu s’inspirer du crypto-féminisme de la religion Wicca pour relancer son programme et s’exclamer, comme Anne Larue dans son dernier ouvrage, “Yes, wiccanes !”, balayant ainsi habilement quelques siècles de patriarcat dominant pour préférer un folklore féminin bien plus répandu qu’il n’y paraît. Ce genre de boutade n’est pourtant pas du goût de tout le monde, et de façon assez notable, de l’éditeur lui-même qui décida unilatéralement en juin de retirer l’ouvrage de la vente, sous le prétexte qu’il risquait de déplaire au lectorat de la vénérable maison   . Étonnante décision de la part d’un éditeur universitaire peu enclin a priori à l’autocensure sur un sujet aussi pointu et un travail aussi documenté. Fort heureusement et malgré une procédure juridique dont l’auteure se serait bien passée, le livre a pu revenir dans les bacs, sans tambours ni fracas de la part de l’éditeur, on s’en doute, mais à nouveau et enfin disponible pour les lecteurs.
L’inversion des valeurs : voilà le programme d’Anne Larue, essayiste, à la fois spécialiste de Delacroix et de l’histoire du patriarcat, de la préhistoire à nos jours. Est-ce la remise en cause de ce denier paradigme qui risquait de ne pas correspondre à l’horizon d’attente d’universitaires trop conservateurs pour envisager un autre mode de pensée ? L’anecdote en dit long sur la représentation que cette congrégation professionnelle véhicule, voire se fait d’elle-même. On ne saurait assez souligner la gravité de l’acte qui frappe un livre déjà imprimé et voué iniquement au pilon au simple risque qu’il puisse déplaire. Doit-on en conclure que les auteurs feraient bien de caviarder eux-mêmes leurs textes pour éviter tout désagrément éditorial ? Devrait-on donc tempérer ses propres idées pour espérer avoir voix au chapitre dans les sphères universitaires ? L’épisode montre en tout cas que la question du féminisme n’est pas un débat tiède et que sa portée n’est pas si inoffensive dans le champ de la pensée critique.

Best-sellers et idéologie dominante
Le travail d’Anne Larue pour son ouvrage à vocation comparatiste (étude de la littérature anglo-saxonne et française) dépasse donc très largement le cadre de la simple analyse littéraire. Il s’agit en effet de déceler, à travers l’étude de succès littéraires, cinématographiques ou ludiques, les symptômes d’un possible bouleversement social. En prenant appui sur la vague de contre-culture des années 1960 et 1970 aux États-Unis, Anne Larue prend la figure de la Wicca comme agent révélateur d’un féminisme qui aurait survécu au backlash des années 1980, période pendant laquelle le mouvement fut particulièrement décrédibilisé par les tenants mâles du patriarcat (“ridicules”, “castratrices”, “hystériques” ou “coincées” furent les adjectifs homériques les plus souvent associés aux femmes se réclamant du mouvement). En croisant “spiritualité, fiction et politique”, le projet d’Anne Larue est de “dessiner un paysage nouveau pour la littérature contemporaine”. Mais pourquoi précisément à travers le prisme de la religion néo-païenne Wicca ? Ce mouvement originaire d’Angleterre et reconstitué au sein de la mouvance New Age en Amérique se compose d’un melting-pot mythologique celte et de pratiques rituelles inspirées de la sorcellerie. L’originalité de cette religion est d’être vouée à la Déesse-mère et de revaloriser le féminin. Ancrée dans la contre-culture américaine, la Wicca exprime ouvertement un féminisme latent que le modèle patriarcal a pris soin de diaboliser depuis l’ère chrétienne (malgré les prises de position pro-féminine d’un grand fondateur religieux, Jésus lui-même) – une diabolisation qui a évidemment porté et porte encore ses fruits. Toutefois, certaines poches de résistance se sont développées, comme certaines bactéries parviennent à résister aux médicaments qu’on développe contre elles : la littérature populaire et le folklore ont fait leur lit. Ainsi, le modèle de la “déesse enfouie” s’est développé discrètement dans des manifestations en apparence marginales : les livres de sorcellerie ont proliféré dans les années 1980 expliquant à qui mieux mieux les moyens de devenir soi-même une sorcière – c’est d’ailleurs de cette façon que la jeune Willow de la série américaine Buffy contre les vampires s’initie en autodidacte aux pouvoirs occultes. Les mondes fictionnels contemporains sont, on le découvre, truffés de ces résurgences crypto-féministes, que ce soit dans le domaine de la fantasy, des séries télévisées ou des légendes médiévalistes qui hantent la culture contemporaine de masse. Pour Anne Larue, le culte de la déesse-mère, enfoui depuis des millénaires, pointerait le bout de son nez grâce au couvert protecteur des fictions populaires. De cette façon, l’idéologie patriarcale dominante se trouve mise en péril sous des apparences inoffensives : histoires de sorcières à dormir debout ou rituels néo-païens, rien qui puisse a priori renverser un état de fait solidement ancré dans la civilisation occidentale.

La Wicca à l’ère numérique
Aujourd’hui, Internet permet de créer des communautés spirituelles très libres et individualistes, alors que les religions se sont historiquement appuyées sur des groupes sociaux identifiés. Cette nouvelle donne a permis à la religion Wicca de se diffuser bien plus rapidement et discrètement que la moindre des petites sectes ayant vu le jour au XXe siècle. En s’appuyant sur les modes contemporaines de fiction, et notamment la fanfiction, la Wicca est très vite devenue une “fanwicca”, pour citer Anne Larue. Elle rappelle en effet que la Wicca est polymorphe, dans la mesure où “[elle] s’inscrit dans l’actuelle vogue autobiographique” mais qu’elle permet aussi à “chacun d’[inventer] son rituel, [écrire] ses propres incantations, [élaborer] sa propre expérience et en [faire] part à la communauté internautique sous la forme de topics, de sites, de blogs wiccans”   . De sorte que la Wicca apparaît d’emblée comme “ludique et fictionnelle” mais aussi particulièrement “adaptée […] à la structure en réseau”. L’auteure se demande alors si cette religion ne serait pas tout bonnement un gigantesque “jeu de rôle grandeur nature” qui s’inspirerait, comme beaucoup de jeux de rôle, du monde médiéval. Peut-on y voir comme une forme de repli dans un univers féminin virtuel et protégé ? Il est vrai que les femmes n’ont rien à gagner à jouer à la Wicca dans la vraie vie, mais plutôt à prendre conscience de la puissance symbolique que la Wicca et ses rituels inversés peuvent procurer, puisqu’elle est, “avec la fantasy, un des rares domaines de l’imaginaire à grande diffusion où la féminité est investie d’une valeur positive”   . Anne Larue fait en effet remarquer que bien des poussées féministes, notamment au XXe siècle, siècle machiste par excellence rappelle-t-elle, étaient plus des manuels de survie en milieu patriarcal à destination des femmes plutôt que de vrais appels à la libération. La figure de la femme dans les années 1960, armée de son aspirateur et férue d’arts ménagers, donc toujours cantonnée au foyer, témoigne finalement bien de la pseudo-libération qui a eu cours au XXe siècle. La néosorcellerie serait-elle donc un mode d’émancipation magique et inaccessible aux hommes ? Évidemment, lorsqu’on pense à la série télévisée Ma sorcière bien-aimée (1964-1972), on ne peut que constater le désastre féministe (du point de vue de la belle-mère, Endora, la fille, Samantha, flanquée de son Jean-Pierre, a totalement raté sa vie – mais pas du nôtre, téléspectateur).

Une religion fictionnelle ?
Si les grands mythes sont eux-mêmes de belles fictions, la religion wiccane puise énormément de ses références dans les romans populaires, que l’auteure qualifie de métaphysique en hypermarché. Elle se marierait particulièrement bien avec le roman-fleuve, tel que les Brumes d’Avalon de Marion Zimmer Bradley dont le cycle a commencé en 1982. Ce grand récit médiévaliste correspond bien à l’opération de résistance au backlash féministe dans la mesure où il “met en scène des femmes secouant le joug masculin […] au prix d’une ascèse, d’une vie différente”   et “incarne la femme libérée des années 1980, qui tente de conjuguer son cœur et ses désirs”. Après l’époque où Narnia paraît, affichant un discours sexiste et pro-chrétien, Philip Pullman, Tracy Chevalier, Catherine Dufour ou même Dan Brown vont, tout comme Zimmer Bradley, répliquer avec des récits anti-narniesques ou de fantasy-parody à travers lesquels se développe un véritable “débat théologique”   . Dans ces romans d’obédience wicca, les figure féminines s’organisent en coven (clans de sorcières), usent d’artefacts typiques des sorcières (un couteau pour ouvrir les mondes, par exemple) et promeuvent le culte de la grande Déesse. Des Sorcières d’Eastwick de John Updike au Da Vinci Code, en passant par la série américaine Six Feet Under, les indices qui font référence à la Wicca sont nombreux et les sources identifiées par l’auteure : Starhawk évidemment, mais aussi l’anthropologue controversée Margaret Murray   et de plus obscurs “groupes néo-païens” dans le cas de Zimmer Bradley (qui les remercie pour Les Brumes d’Avalon). Quant à Philip Pullman, avec À la croisée des mondes (His Dark Materials), il présente la religion catholique comme “abus de pouvoir, patriarcat, violence”, tandis que s’y oppose un “ordre connoté ‘féminin’ survivant dans la clandestinité, associé aux anges”   : manifeste politique, il “défend une véritable vision du monde”   qui a pour vocation de rétablir la vérité sur la “Patriarquie Unie”, pour reprendre l’expression de l’auteure.

La nostalgie médiévale, un autre monde
Ces livres, fortement empreints de médiévalisme, mêlent esprit New Age, désir d’un “autre monde” et refus des valeurs patriarcales capitalistiques. Si la fiction est une échappée du réel, les romans ont aussi le pouvoir de reconfigurer la vision que le lecteur porte sur le monde, en lui proposant d’autres modèles imaginaires. La dimension politique de ces romans est donc contenue dans leur référence à la Wicca, et ne relève pas d’un folklore innocent, d’autant que Starhawk puise dans la pensée de Marx et Foucault pour son livre wicca Femmes, magie et politique (Dreaming the Dark, 1982). Toutefois, cette vision d’un autre monde n’est pas exempte de noirceur, ni d’un certain désespoir. Et l’un des symptômes de cette échappée hors de la froideur du réel émerge dans la frénésie du virtuel vers lesquels portent ces univers fantasy et Wicca. Finalement, c’est derrière les écrans que la communauté wiccanne se manifeste, ou sous les formes changeantes des produits dérivés, jeux vidéo, de rôle, pratique de la magie blanche ou fanfiction   . Se noyer dans la fiction pour supporter le réel n’est pas neuf : Anne Larue rappelle que l’un des plus célèbres geek connu serait Don Quichotte, obsédé et monomaniaque, toujours fuyant dans un monde qui n’existe pas hormis dans son imagination délirante. Ce que le Quichotte porte en lui, c’est la passion pour les histoires de chevalerie, de combats, de quêtes éperdues, les ressorts même de la fantasy qui nous empêchent de lâcher Le Seigneur des anneaux quand la lecture en est lancée. Ainsi, de Quichotte à Frodon, la passion pour la fiction se repaît de médiévalisme dans lequel l’immersion semble avoir un pouvoir d’attraction plus puissant qu’ailleurs. D’où provient ce charme envoûtant du médiévalisme et de son cortège de personnages folkloriques, dont on retrouve les avatars modernes dans cette littérature populaire ? L’hypothèse d’Anne Larue est une “nostalgie folkloriste” qui serait la raison de cette mode pour les mondes perdus, une nostalgie institutionnalisée dans l’hystérie de la patrimonialisation et le désir de “préserver” à tout prix (la planète, la nature, la vie, la santé, la croissance, etc.). “Toute la magie médiévale ou autre tient dans une machine à remonter le temps”   , explique l’auteure, mais avec le vernis glossy que le penseur postmoderniste Fredric Jameson reconnaît sur les couvertures des magazines aux “images chatoyantes (glossy)”   . Quoi que “l’électroluminescence des diodes est bien plus hypnotique”, et que la luminosité de l’écran nous attire plus que le triste papier mat des livres, il subsiste chez les internautes adepte du medfan (médieval fantastique), malgré leurs pratiques hyper-technologiques, une nostalgie d’un monde antérieur, où les outils même de leur connaissance n’existeraient pas (et de fait, les maintiendraient dans l’ignorance d’un autre monde). Le “mirage numérique” alimente cette échappée dans un ailleurs brillant, pétri d’une nostalgie paradoxale qui souhaiterait le renversement du monde tel qu’il est.

Conclusion sur les virtualités du féminisme
Si le livre d’Anne Larue analyse des faits précis dans la littérature contemporaine, son propos dépasse largement le cadre de l’étude littéraire pour embrasser des produits culturels divers et qui témoignent du développement underground de modes de pensées à la portée à la fois sociale et philosophique. Le medfan, créateur d’un monde fictionnel et virtuel, se libère de “tout rapport trop étroit à l’histoire ‘réelle’ du Moyen Âge”   et ouvre, grâce au numérique, les portes du ludisme généralisé où il fait bon se projeter en sorcière toute-puissante (alors qu’on subit les récriminations de son patron tous les jours au bureau). Cette échappée dans le virtuel permet la résurgence du folklore comme levier d’un féminisme mis au rebut depuis des millénaires. Et le livre d’Anne Larue prend la dure responsabilité, à une époque où le féminisme est essentiellement perçu comme un désir affiché de castration masculine (c’est eux qui le disent), de rendre visible cette émergence dans la littérature médiévaliste populaire, disponible à toutes et tous en hypermarchés, pour qu’elle ne soit pas totalement ensevelie sous la production culturelle patriarcale de masse et parvienne à surnager encore, vivante, dans ces nouvelles formes de fiction.