Un discours pour la distinction de deux mondes, celui des Sciences et celui de l'Art, qui , si ils exercent une même fascination, ne sont pas pour autant à amalgamer. 

Dans cet ouvrage récent, Jean-Marc Lévy-Leblond nous propose une salutaire mise en garde. Contre quoi ? Contre ceux qui, de nos jours, ne cessent de semer la confusion au sein de débats délicats portant sur les rapports entre Arts et Sciences. Entre ceux qui rangent scientifiques et artistes dans la même catégorie sous prétexte qu’ils seraient au même titre des "créateurs", et participeraient de la même manière à un élan général de la recherche ; ceux qui assimilent les uns et les autres au titre d’une identité de démarche ou d’un usage commun de l’imagination ; ceux qui prétendent réconcilier les deux domaines parce que les sciences pratiqueraient aussi le beau, comme les arts se voueraient au vrai ; l’auteur ne voit que prétentions et détournements, d’ailleurs peu fructueux pour la cause qu’ils défendent. Mieux vaut carrément, et avec humour, affirme l’auteur, prendre de la hauteur, et proclamer que les Arts et les Sciences ont les mêmes fins parce que ce sont des activités humaines ! Leur (seul ?) point commun finalement, d’autant plus évident qu’on adopte un point de vue éloigné des pratiques.

A dire vrai, ces commentateurs qui, en dehors de la presse, peuvent d’ailleurs être aussi bien des scientifiques cédant à l’illusion platonicienne (ou aristotélicienne) d’un beau (ordre, symétrie, harmonie) apparenté au vrai, ou des artistes souhaitant conférer plus de poids à leur propos en adoptant des apparences scientifiques, vivent l’époque de l’autonomie des Arts et des Sciences sous le coup de la nostalgie naïve d’une unité perdue de l’esprit. Une nostalgie qui les reconduit vers l’ère ante-moderne, mais sans qu’ils imaginent un seul instant qu’à cette époque les perspectives n’avaient aucune commune mesure avec les nôtres.

Et certes, on peut vouloir, à juste titre, surmonter la division du travail moderne, l’autonomie conquise par chaque sphère d’activité, mais cela ne peut s’accomplir au détriment de cette autonomie. L’auteur peut alors à bon droit rappeler que "cette pluralité des oeuvres, cette divergences des pratiques, je les tiens pour une richesse à louer et à préserver". Il tient à proroger entre Arts et Sciences un espace de rencontre, de confrontation et de conflit qui ne se dissolve ni en confusion ni en servilité mutuelle. Encore moins en un jeu dans lequel finalement, les sciences viendraient chercher dans les arts un supplément d’âme et une garantie culturelle, tandis que les arts espèreraient des sciences un label de modernité et un gage de rationalité.

 

Au vrai, cependant, qu’on ne se méprenne pas, ces considérations de l’auteur ne sont pas normatives ! L’auteur réaffirme qu’un artiste "peut bien nourrir son imaginaire par telle ou telle théorie scientifique actuelle". Il en produit des exemples (Mario Merz, Bernar Venet, ...), mais en montre aussi les limites dans des exemples historiques (le nombre d’or qui serait moins utilisé par les artistes que mis en jeu par hasard dans les oeuvres ; la relativité qui serait un faux problème relativement au cubisme). Mais cela implique tout de même deux choses : d’une part que "son œuvre ne l’éclaire [la théorie scientifique] pas nécessairement pour autant" ; d’autre part que l’on ne "demande pas au scientifique d’en assumer le résultat"   . En un mot, il ne profite pas de son discours pour régler des comptes entre les disciplines : "Pourquoi ne pas admettre que l’art contemporain, qui a appris à jouer avec les formes, le langage, les conventions sociales et à les détourner, puisse s’autoriser à traiter la science avec la même liberté ?"   . Mais cela ne se confond pas avec un exposé scientifique. Un artiste peut d’ailleurs faire usage de symboles mathématiques, sans mobiliser leur contenu conceptuel. Ces derniers deviennent alors des signes plastiques, pourquoi pas ?

Reste une question plus récente encore : celle de l’usage public de l’imagerie scientifique. Elle est souvent accompagnée de formulations aux prétentions considérables. Des expositions promotionnelles de ces images passent pour une des formules de la jonction entre Arts et Sciences. Et pourtant, remarque l’auteur, faut-il laisser confondre des clichés surprenants scientifiquement avec l’art. D’autant que ces clichés relèvent plutôt d’une esthétique technokitsch.

Tout ceci, qui nous paraît effectivement salutaire, n’empêche pas en revanche l’auteur de se perdre parfois dans des considérations un peu vaines, notamment lorsqu’il tente de proposer un tableau comparatif de la réalité du statut et de la nature des activités Arts et Sciences. On pourrait en discuter presque chaque catégorie (surtout relativement à l’art contemporain   et au travail "individuel" des artistes du temps), mais surtout on ne voit plus pourquoi un tel tableau   pourrait nous aider dès lors qu’on a prouvé durant des pages qu’il n’y avait pas de commune mesure entre ces activités