Une entreprise de démythification qui a la vertu de révéler l’évolution du socialisme moderne, de donner un aperçu des liens entre élites politiques, électorat et médias à l’ère du "tout-information" et de délivrer un pronostic intéressant sur l’évolution du paysage politique britannique.

Les Mémoires de Tony Blair    ont laissé leurs lecteurs sur leur faim : au terme des 400 pages que compte l’ouvrage, on en apprend bien peu sur les aspirations et les méthodes qui auront présidé à l’une des plus radicales réinventions d’un parti de gauche en Europe. Il faut pour cela revenir quelques mois auparavant, le testament politique de Peter Mandelson, Député et Ministre travailliste, Commissaire européen et surtout spin doctor réputé pour mettre en musique la communication du parti dans l’ombre, prétendait ausculter le New Labour de l’intérieur. Si les travaillistes n’en sortent pas grandis, cette entreprise de démythification a la vertu de révéler les dessous parfois brutaux du socialisme moderne.

Un thriller politique

Le témoignage de Peter Mandelson vaut d’abord pour sa vision du microcosme politique britannique. Du quartier général travailliste de Walworth Road qu’il fréquente en tant que jeune militant au nouveau siège de Victoria Road où il invente la stratégie de communication du New Labour, des couloirs de Westminster à ceux de Downing Street, rares sont des expériences aussi complètes de l’appareil du parti et de l’exercice du pouvoir.

Ce panorama qu’elle ouvre permet de suivre l’émergence de la future "nouvelle génération". Le récit retrace ainsi en filigrane les parcours divergents des frères Miliband, qui brigueront tous deux par la suite le poste de leader de numéro Un au Parti travailliste. Respectivement issus de la faction libérale et de l’aile gauche du parti, David fait ses première armes à Downing Street au sein de "l’écurie" Blair, tandis que Ed s’illustre dans la garde rapprochée de Gordon Brown. Mandelson livre également une analyse intéressante des atouts de la gouvernance européenne, délivrée des calendriers électoraux, des logiques partisanes et des conflits entre élites administratives et politiques qui inhibent l’action des gouvernements nationaux

L’attraction centrale de ces confidences d’alcôve est sans conteste le torpillage de Tony Blair par Gordon Brown. Tous les ingrédients du thriller politique y sont réunis: écoutes téléphoniques, noms de code, rôle trouble des journalistes et des informateurs, rivalités personnelles …la tension culmine avec l’accord secret de passation de pouvoir entre le Premier Ministre et son Ministre des Finances et la décision de Tony Blair de recourir à la "stratégie Aznar", véritable suicide politique consistant à annoncer son départ à la suite des élections. 

 

Le personnage de Mandelson a lui-même des allures romanesques. Eternel second couteau, il ne parvient à occuper le devant de la scène que de manière éphémère, avant que des scandales politico-financiers ne l’obligent à démissionner. En poste, les régulations qu’il met en œuvre, notamment la Fairness at Work Bill, achèvent de l’auréoler d’une réputation sulfureuse d’héritier de Thatcher auprès des syndicats. Alors que la presse britannique le surnomme déjà "le Prince des Ténèbres", ce sont les controverses que suscitent sa participation aux négociations commerciales de Doha en tant que Commissaire européen qui fonderont la légende noire d’un néo-libéral forcené. Mandelson suscite d’autant plus l’animosité qu’il survit à toutes les épreuves: accusé par le Président français de condamner les agriculteurs européens en proposant à l’OMC une baisse des subventions et des protections douanières communautaires, il échappe à la mise sous tutelle. Evincé par deux fois du gouvernement britannique, il est rappelé par Brown en 2008. 

 

S’il se présente volontiers comme un stratège de l’ombre, Peter Mandelson est pourtant loin de la figure d’outsider qu’il revendique: de fait, il est plus d’une fois au premier plan, notamment lors du processus de paix en Irlande du Nord. Il n’a jamais été et ne sera jamais le "troisième homme". La référence au personnage d’Orson Welles est donc paradoxale, sauf à considérer qu’elle correspond à l’image d' "homme providentiel" que l’auteur cultive également.

 

Mais malgré ses rebondissements, l’intrigue manque de panache: au fil des pages, les affrontements entre Blair et Brown deviennent chamailleries, et chacun reste dans le rôle qu’on lui connaît : animal politique contre technocrate autoritaire et maladroit. On aimerait retrouver dans ces frères ennemis les figures modernes d’Octave et Antoine, mais leur rivalité ne débouche sur aucun fait d’arme, aucune évolution idéologique majeure. Serait-ce parce que l’empire du New Labour ne serait qu’une coquille vide, que l’on ne saurait s’évertuer à se disputer ?

 

New Labour et storytelling : l’histoire d’un succès et le succès par l’histoire.

 

Au-delà des anecdotes sur le bal des égos, le lecteur ouvre les mémoires de Peter Mandelson en se demandant comment et pourquoi est né le New Labour. A quoi rêvaient-ils, ces jeunes loups travaillistes qui se sont opposés aux éléphants du socialisme syndicaliste traditionnel ? Avaient-il un plan  pour s’imposer face au National Executive Committe et à la National Union of Mineworkers, le "syndicat qui pouvait faire tomber des gouvernements" ? Loin de la génération spontanée, la modernisation du parti travailliste fut bien conçue comme un projet à part entière, afin de combler le fossé qui séparait le parti de son électorat ouvrier depuis les grèves infructueuses de l’ère Thatcher, et, plus encore, de rallier les classes moyennes. Cette réconciliation passe avant tout par un effort de communication dont le "Troisième Homme" détaille la recette :

 

1-Faire appel à un publicitaire

 

Mandelson a compris que la reconversion du Labour passerait par la conversion des esprits. Pour effacer l’image d’un parti au discours et aux intérêts éloignés de l’opinion, il charge le publicitaire Philip Gould d’inventer une stratégie de marque. Ce dernier fait appel à des professionnels pour mettre au point une nouvelle identité : changement de logo et de slogan, utilisation de visuels attractifs, de formules humoristiques…le lifting est radical.

 

2- Dérouler une stratégie de communication moderne.

 

S’il n’a pas inventé le marketing politique fondé notamment par les méthodes de Jacques Pilhan,   il lui donne ses lettres de noblesse à l’ère des mass-medias. Peter Mandelson assume les techniques commerciales dont il a usé, et n’hésite pas à tracer un parallèle explicite entre parti et entreprise, discours et packaging, manifeste politique et produit, client et électeur. Ouvertement inspirée par la campagne de Bill Clinton, la tactique se base sur une véritable étude de marché. La première étape consiste à identifier les concurrents - la vieille garde "rouge" travailliste, les nouveaux "Libéraux Démocrates" et les Conservateurs, dont la politique d’accession a la propriété nuisent à la crédibilité du discours travailliste sur la lutte contre les inégalités sociales. Dans un second temps, il s’agit d’évaluer les spécificités de la demande : sondages et focus groups permettront de capter les préoccupations quotidiennes des électeurs, mais également de tester idées, propositions et formules. Désormais, le Labour axera ses messages sur les aspirations concrètes des Britanniques, et cherchera à phagocyter les arguments des Tories – l’association de l’équité et de la liberté dans un nouveau slogan comme l’appropriation des thèmes sécuritaire par la formule de Tony Blair "tough on crime, tough on the causes of crime" sont autant de manœuvre qui permettent de chasser sur les terres de Margaret Thatcher.

 

3-Capter l’attention des médias…pour ne plus la subir

 

Peter Mandelson, qui a lui-même une expérience du journalisme télévisuel, conçoit les médias comme le relais central de la relation du parti à l’opinion publique. Les résultats des élections nationales lui donnent raison : en 1997, le Sun parie sur Tony Blair ; treize ans plus tard, le revirement du même quotidien en faveur de David Cameron a certainement pesé auprès de ses huit millions de lecteurs. Le communiquant travailliste soigne donc ses relations avec les éditorialistes politiques, à qui il propose toujours une histoire "clef en main". Sa pratique du storytelling   est parfois cynique : à Gordon Brown, affligé d’un déficit chronique de charisme, il conseille de surtout de faire feu de tout bois pour susciter la sympathie, en évoquant au besoin les épisodes les plus pathétiques de sa vie privée. Il serait pourtant simpliste de réduire cette scénarisation aux grosses ficelles d’un message populiste : il y a une véritable technicité derrière le recadrage systématique du discours pour éliminer les expressions qui rebutent l’électeur, derrière la volonté de personnaliser la campagne électorale autour de la figure d’un leader, et derrière l’usage parcimonieux du langage que résument les trois "règles d’or du spin doctor" : "Ne jamais trop en faire. Citer les faits. Ne jamais arriver à une conférence de presse sans récit constitué."

 

S’il décrit par le menu l’ingénierie qui a réconcilié le parti travailliste aux médias et à l’opinion, Mandelson réfute les critiques qui ne voient dans le New Labour qu’une opération de communication et maintient qu’il s’agit bien d’un virage idéologique. A vrai dire, le blairisme préfère les principes aux idéaux. Mandelson lui-même confesse : "je suis capable de changer d’idée, mais je ne suis que rarement dépourvu d’idée […] Je me reconnais dans le centre-droit, mais j’ai toujours été ouvert à de nouvelles propositions pour mettre en pratique les valeurs progressistes que je défends."C’est ce pragmatisme qui a fait du nouveau parti travailliste un parti de gouvernement.

Cool Britannia, dix ans d’âge d’or du blairisme

Ses détracteurs accusent Peter Mandelson d’avoir vendu deux fois l’âme de la gauche, d’abord aux médias, puis au capitalisme de marché. A la première critique, il répond que sa stratégie médiatique servait un véritable projet de société. A la seconde, il répond que la transformation du travaillisme n’était qu’une manière de fédérer des aspirations latentes à gauche. Au début des années 1990, il s’agissait pour lui de dépasser l’entêtement réactionnaire, puéril et surtout anachronique de la frange trotskyste du Labour, qui se bornait à s’opposer au discours de la droite radicale incarnée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan.

 

Il défend cependant son attachement aux "valeurs historiques" du socialisme, affirme être entré en politique comme on entre en religion, et met en avant une enfance marquée par la figure d’un grand-père membre du gouvernement Attlee. Cette filiation revendiquée ne fait cependant pas oublier que les chefs de file du New Labour se distinguent de leurs aînés par leur parcours. Comme Blair, Mandelson est un pur produit d’"Oxbridge", issu d’une intelligentsia loin des luttes syndicales.

 

On ne peut nier cependant nier qu’il existe bien une doctrine New Labour. La seconde campagne électorale de Tony Blair expose un projet, celui de bâtir une Angleterre "sociale démocrate dans laquelle on encourage les individus à se réaliser".A partir des années 1980 et de la campagne de Neil Kinnock, la notion de justice sociale devient le porte-étendard du parti. Le blairisme ira plus loin : pour la première fois, la création de richesse devient une priorité et l’économie de marché est reconnue comme paradigme indépassable. Mandelson prône un degré minimal minimal  d’intervention sur les marchés. Le programme travailliste aborde désormais les tabous des trappes à pauvreté, du laxisme sécuritaire… 

La révision de la Clause IV de la constitution du parti défendant la propriété collective des facteurs de production, consacre l’abandon d’un monument idéologique. L’effritement du dogme travailliste de la nationalisation se confirmera lors de la crise financière : ce n’est qu’en dernier ressort que l’équipe de Gordon Brown décide d’augmente la participation de l’Etat dans les institutions bancaires qui risquent la faillite.

 

Le New Labour ancre sa vision de la sociale démocratie au centre de l’échiquier politique: les tractations récurrentes les Libéraux Démocrates visant à explorer les possibilités d’une coalition, montrent l’étendue de l’éloignement avec la gauche radicale. Résolument pro-européen, le gouvernement Blair endosse le chapitre social de Maastricht et, selon Peter Mandelson, aurait adopté l’Euro si la traumatisante crise du Système Monétaire Européen n’avait pas instillé une peur panique des unions monétaires chez le Chancelier Brown.

 

En ce sens, la mue des Travaillistes s’inscrit bien dans l’évolution amorcée depuis une trentaine d’années par la gauche, aux Etats-Unis comme en Europe : portés par des leaders charismatiques, le PS mitterrandiste, le PSOE de Zapatero, le SDP de Schröder ont ainsi apprivoisé le libéralisme économique et renoué avec les accents d’un parti de gouvernement.

 

Grandeur et décadence du New Labour : "it’s the economy, stupid"

 

Au Royaume Uni comme en France, en Allemagne, et bientôt peut être en Espagne, le nouveau modèle socialiste a finit par être désavoué par les urnes. Au fil des scrutins, et au cours de ses huit années de gouvernement, le parti travailliste a enregistré la désaffection de quatre millions d’électeurs : le scandale des frais de bouche des parlementaires qui a définitivement miné sa cote de popularité n’est donc que le symptôme d’une relation détériorée depuis longtemps.

 

Le bilan de Tony Blair n’est pourtant pas accablant sur le plan domestique: si toutes les promesses d’équité sociale n’ont pas été remplies, la situation des populations "exposées" (enfants, personnes âgées, enclaves territoriales…) s’est améliorée. Côté pile, ce legs comprend l’indépendance de la Banque centrale, la création du salaire minimum, une ébauche de reconnaissance des droits de la communauté homosexuelle, l’une des politiques climatiques les plus ambitieuses d’Europe et le transfert de compétence aux parlements écossais et gallois. Côté face, la réorientation des investissements de l’Etat dans les secteurs de la santé et d’éducation supérieure, les décisions de privatisations et la création d’une procédure pénale accélérée pour les jeunes délinquants sont plus controversées.

 

Mandelson rattache pourtant l’échec du New Labour à la faillite de sa politique économique. Il estime en particulier que le gouvernement Brown n’a pas eu le courage politique de diminuer les dépenses de l’Etat et d’augmenter les prélèvements fiscaux pour améliorer la santé des finances publiques une fois l’essentiel de la récession économique passé. A travers l’exacerbation des dissensions au sein du gouvernement Blair sur le niveau des prestations sociales, la réforme de la Poste et du NHS, le réglage de l’impôt sur le revenu ou de la TVA, il diagnostique une absence de doctrine économique solide et commune au parti. 

 

Il est vrai que les résultats du second mandat sont moins brillants : la stagnation des revenus et les faibles résultats de la politique de lutte contre le chômage peuvent expliquer le revirement d’une partie de l’électorat. D’autre part, si une politique de dérégulation lui a précédemment assuré les faveurs de la City, Tony Blair s’attire les foudres du secteur privé en réformant le système d’assurance maladie.  

 

Chronique d’une mort naturelle

 

Plus encore qu’une stratégie économique déficiente, Peter Mandelson attribue la déconnection progressive de l’électorat à l’essoufflement progressif de l’élan de modernité initial. La lassitude des hommes, en particulier celle de Tony Blair, usé par l’exercice du pouvoir, n’est que le reflet de la lente désillusion qui s’installe quand les affaires courantes prennent le pas sur la génération de propositions novatrices. La machine du New Labour a donc finit par tourner à vide. La victoire d’Ed Miliband à la tête du parti marque un retour de l’aile gauche et ferme pour l’heure la parenthèse blairiste.

 

“Perhaps you should stop calling them ‘the liberals’ and get their name right”

 

Le nouveau leader travailliste a adopté un discours qui mêle conception marxiste du modèle socio-économique, retour à la régulation économique et plébiscite d’un développement durable qui pourrait s’avérer suffisamment aspirationnel pour redonner de la vigueur au parti. Les péripéties de la Gauche outre-Atlantique lui laissent de l’espoir : la succession indirecte de Barack Obama à Bill Clinton montre qu’un revirement à gauche peut être salutaire pour permettre au parti de repositionner auprès de l’électorat à l’issue d’une période de désamour.

 

Les chroniques de Mandelson laissent cependant entrevoir l’émergence progressive d’une autre "Troisième voie", celle des Libéraux-Démocrates. Au vu de leur succès électoral croissant, Mandelson  regrette qu’une alliance "progressiste" ne se soit finalement jamais concrétisée, et que les Libs-Dems aient opté pour une coalition opportuniste avec les Conservateurs. Au-delà de la petite révolution copernicienne opérée dans la galaxie du socialisme, il se pourrait que les idées et les méthodes du New Labour aient déplacé le centre de gravité de la classe politique britannique toute entière, préparant ainsi la fin du bipartisanisme